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Les formes courtes

Parmi les autres textes que l’on pourrait classer comme « idéologies », mais qui ne se rattachent à aucun genre particulier, on trouve les « nouvelles en trois lignes » de Félix Fénéon ou certains fragments d’Adolphe Retté et d’André Veidaux.

Les Nouvelles en trois lignes : le terrorisme [1] de Félix Fénéon

Félix Fénéon refusa longtemps qu’on publie l’ensemble de ses écrits, et il fallut attendre sa mort pour voir paraître ses Œuvres plus que complètes, en 1970. On n’y trouve nul roman. Dans La Libre revue, il annonce pourtant un prochain « roman psychologique ». Le titre en sera La Muselée et il en donne le résumé :

« - 1ère partie : Euh ! - 2e partie : Deux papillons violâtres se posent sur le muscle zygomatique de Jacqueline. - 3e partie : Le lit de Paul Sa. - 4e partie : L’œil torve du droguiste impudique » [2].

Après cette « première manifestation littéraire qui équivaut déjà presque à un silence » selon les mots de Wolfgang Asholt [3], il s’attaque en 1885-1886 à un roman plus sérieux, Au port, qui ne parut jamais [4].

Félix Fénéon, connu surtout comme critique, a écrit deux contes, repris dans les Œuvres plus que complètes ainsi qu’un conte publié par Octave Uzanne dans Badauderies parisiennes… (contes rassemblés par Octave Uzanne en 1896). Mais c’est dans ses « Nouvelles en trois lignes » qu’il excelle.

Félix Fénéon crée dans le journal Le Matin une rubrique intitulée « Nouvelles en trois lignes » (non signées, comme le veut la tradition du journal, mais Fénéon devient vite connu comme l’auteur des nouvelles), qui a beaucoup de succès. Les nouvelles étaient des faits-divers, traités en moraliste. Rappelons que Félix Fénéon avait pris le pseudonyme de Porphyre (prénom du juge d’instruction dans Crimes et châtiments). Quant aux faits divers, il les aimait à condition qu’ils soient « intelligents », comme il le dit à propos des attentats anarchistes :

« Si même ils n’avaient eu que l’ambition de provoquer des faits divers précis, explicables, intelligents, les anarchistes mériteraient déjà notre sympathie » [5],

écrit Jean Paulhan qui note cependant que cette entreprise est vouée à l’échec car les faits divers sont par nature absurdes, ne tolèrent aucune explication unique et certaine. C’est là selon moi ce qui fait la force des nouvelles de Félix Fénéon : l’incertitude, le questionnement jamais résolu, le problème jeté aux lecteurs et laissé en suspens. Au lieu de fournir une explication aux faits divers qu’il met en forme, Félix Fénéon laisse les lecteurs conclure, seuls. La morale reste contenue dans la nouvelle, jamais développée. Félix Fénéon instaure un « jeu intertextuel » qui infléchit l’actualité et son interprétation officielle.

Quelques-unes de ces nouvelles rappellent certaines sorties de Rochefort : « L’Empire continue à éteindre le paupérisme. Vingt-sept morts et quarante blessés, voilà encore quelques pauvres de moins » (Le Rappel, 16 octobre 1860). On pense à la phrase célèbre du journaliste de La Lanterne : « Il y a en France 36 millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement ». C’est bien là le même humour noir, la même utilisation d’un rire « à froid », pour dénoncer.

Dans son article intitulé « Entre esthétique anarchiste et esthétique d’avant-garde : Félix Fénéon et les formes brèves », Wolfgang Asholt note que déjà dans ses participations aux revues (l’Endehors, La Revue libertaire, La Revue blanche), « il développe une critique sociale par le fait divers qui n’est pas sans analogies avec les procédés des "Nouvelles en trois lignes", publiées quelques dix ans plus tard » [6]. « Le fait divers était pour moi le thermomètre de la situation sociale » [7] écrivait Louise Michel, en 1881, dans Les Méprisés. Le ton distancié et le choix des formes brèves est donc ancien chez Félix Fénéon et Asholt parle de « propagande par des faits divers » [8]. Il y voit « l’ultime tentative de littérature anarchiste de la part de Fénéon » et « son dernier essai de reconduire l’art dans la vie » [9]. Les Nouvelles en trois lignes constituent autant de petites poèmes, parfois inspirés de la pratique du hasard objectif des surréalistes, proches du collage.

En inventant la forme des nouvelles en trois lignes, Félix Fénéon mêle la poésie des haïkus à la portée sociale des faits divers. Se servant de tous les moyens stylistiques à sa portée - le zeugma, la permutation, l’incise – il met son art littéraire au service de la matière brute, sociale, politique. N’établissant aucune hiérarchie entre les faits divers qu’il rapporte (tous sont placés sur le même plan, de l’accident du travail d’un ouvrier à l’aventure d’un ministre), il fait un choix très personnel, mais prend garde à ne jamais délivrer une leçon aux lecteurs. Ça et là, les opinions subversives de l’auteur transparaissent :

« Le sexagénaire Gallot, Saint-Ouen, a été arrêté comme il s’appliquait à transmettre à des soldats son antimilitarisme ».

Avec les soliloques et aphorismes d’Adolphe Retté ou d’André Veidaux, nous ne sommes pas si loin du style de Félix Fénéon. Si Adolphe Retté se montre très explicatif et démonstratif, André Veidaux parvient à la même ironie distanciée que le critique.

Les Soliloques et Aphorismes d’Adolphe Retté et André Veidaux

Après le succès de son volume, Réflexions sur l’anarchie [10], Adolphe Retté en publie une version remaniée, en y ajoutant ses Promenades subversives [11]. Le livre se veut « encore un coup de pioche » dans le vieil édifice. Les promenades sont sous-titrées « aphorismes ».

Dans ses promenades, Adolphe Retté se charge d’abord de démystifier le langage, en notant l’incongruité des usages bourgeois de certains mots :

« Voir les choses sous leur vrai jour ; dire, par exemple, que les soldats sont des assassins à gages inconscients c’est, suivant les Bourgeois, "saper les bases de la Société." On vous met en prison pour cela » [12].

Il prend plaisir, d’ailleurs, à traduire des expressions bourgeoises :

Obéir à la loi = se soumettre au bon plaisir d’autrui

Faire des affaires = voler autrui

Question sociale = mauvaise conscience des Bourgeois

C’est un original = c’est un homme qui pense par lui-même

C’est un fou = c’est un homme qui raisonne juste

La Justice = L’Iniquité [etc.] » [13]

Il dénonce les illogismes de la société :

« Un Simple tue l’homme qui symbolise la Bourgeoisie et cette bizarre mécanique qu’elle intitule en son patois : le jeu régulier des institutions parlementaires. Il a frappé au nom d’une Idée, qu’il comprenait plus ou moins bien - on le guillotine.

Un Homicide professionnel massacre beaucoup de nègres au nom de la civilisation. On lui plante sur la tête un bouquet de plumes blanches et on lui attache sur la poitrine une amulette en émail. Et les patriotes de la tribu dansent autour du totem » [14].

Sous couvert d’une image, il critique l’inanité des luttes parlementaires :

« Les socialistes parlementaires disent : "Le totem en trois couleurs ne vaut rien. Voici un totem rouge qui est bien plus beau. Aidez-nous à « faire la conquête des pouvoirs publics », nous vous le donnerons." » [15]

En quelques phrases, il démonte le fondement de la propriété :

« Le fils d’un gros industriel millionnaire met en vente une propriété. "Sans doute, lui dit quelqu’un, vous avez beaucoup travaillé pour acquérir cette propriété ?" L’autre répond : "C’est mon père qui me l’a léguée. Moi je ne travaille pas." Et les assistants l’envient. Entendant cela, le fils d’un voleur met en vente de l’argenterie prise par son père au gros industriel. Le fils du millionnaire la voit et s’écrie : "Ceci est à moi, d’où le tenez-vous ?" Et le fils du voleur répond : "C’est mon père qui me l’a léguée." Les assistants le mènent chez le commissaire » [16].

Quelques paragraphes sont des aphorismes sous forme de retournements, soit que Retté fasse jouer la simple logique :

« Du moment que les Bourgeois admettent qu’il est des cas où l’on a le droit et même le devoir de tuer son prochain, ils reconnaissent implicitement qu’on a le droit de les tuer eux-mêmes » [17],

soit qu’il fasse appel au bon sens :

« Où en est une race quand elle se glorifie de posséder des engins de destruction de plus en plus perfectionnés ? » [18]

À la manière de Félix Fénéon, il pousse la logique à l’extrême pour s’étonner de ce que tout le monde trouve banal. Il démystifie ainsi les préjugés les plus répandus, démonte les idées reçues. La forme de l’aphorisme est employée d’une manière non dogmatique : c’est aux lecteurs de tirer les conclusions de ce qu’ils viennent de lire.

L’aphorisme est également la forme choisie par André Veidaux, qui publie une série d’aphorismes dans Le Libertaire [19], à partir de 1900, sous le titre de « Soliloques et verbes réflexes ». J’en donne ici quelques-uns qui se passent de commentaires.

D’abord, une devinette :

« Qu’est-ce qui court plus vite que le temps ?

La démence de ceux qui veulent pénétrer sa physiologie et formuler sa psychologie ».

Une interrogation métaphysique qui se résout en économie politique :

« L’âge d’or selon les uns fut à l’origine de l’humanité ; selon les autres il se trouve devant nous.

Quelle blague ! Demandez donc plutôt aux Shylocks - juifs ou chrétiens - si ce n’est pas notre époque qui réalise l’âge d’or ? »

Un peu de conjugaison :

« J’obéis. - Tu sues. - Il méprise.

Nous murmurons. - Vous payez. - Ils gouvernent ».

En bon anarchiste, André Veidaux démystifie la politique :

« Que les politiciens ne se croient pas obligés de sourire devant la singularité des pratiques occultistes.

La politique est la première et la dernière des sciences occultes ! »

Et pour finir, une question existentielle :

« Cent mille ans plus tôt, Dieu, notre image, au lieu de se faire homme, se fût fait singe ? »

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.