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Du conte à la chronique politique : Contes et nouvelles

1. Du conte à la chronique politique

A. Contes et nouvelles

Les contes et nouvelles sont un genre très en vogue à l’époque, et de nombreux anarchistes s’y adonnent : Octave Mirbeau, Georges Eekhoud, Louise Michel en particulier.

Les nouvelles de Georges Eekhoud sont ancrées dans le milieu paysan belge. Elles décrivent le monde des paysans, marginaux, parias de toutes sortes.

« Dans le Cycle patibulaire, M. Eekhoud a décrit des existences de vagabonds, de révoltés, d’aberrés sexuels ; bref il note l’état d’âme de tous ceux que la société actuelle dévie et déforme. [...] Dans [la Bonne leçon], il évoque, avec une intensité extraordinaire, la genèse enfantine de Santo Caserio. C’est une sorte de rêve, d’hallucination où l’âme du Justicier apparaît telle qu’elle fut : simple, primitive et d’impulsion directe » [1].

Octave Mirbeau, quant à lui, montre et dénonce sans cesse les injustices. Ses contes ont été rassemblés sous les titres de Contes drôles et Contes cruels [2] et doivent beaucoup à Maupassant (un conte lui est dédié) comme l’ont remarqué Pierre Michel et Jean-François Nivet [3]. C’est après les chroniques et les libelles qu’il passe au conte, dans la presse. Mirbeau commence à écrire des contes qu’il ne signe pas. Pierre Michel a remarqué qu’on trouve dans ces volumes les thèmes de prédilection de Mirbeau mais avec le procédé comme solution de facilité et plus de concessions pour le public [4]. Dans Les Lettres de ma chaumière, les textes sont tous dédicacés, et sont autant de pastiches. Le conte était un passage obligé pour le journaliste qu’était Mirbeau, mais la dimension contestataire de ses textes va devenir systématique avec son engagement anarchiste. Ses contes sont situés délibérément à la périphérie de la chronique et du pamphlet, soumis aux impératifs du combat politique. « Ainsi subverti, le conte n’est plus un divertissement pour petits-bourgeois en mal d’excitations ou d’oubli : il est une entreprise de "démolition", de démystification et de "correction" : c’est une "remontrance" et une "moralité" » [5]. Il est vrai que Mirbeau écrit pour un lectorat constitué en majorité de bourgeois : il leur renvoie une image d’eux-mêmes qui devait les amener à s’interroger, se corriger. Selon Jean-François Nivet et Pierre Michel [6], d’autres, avant Octave Mirbeau, ont évoqué les existences vides (Flaubert, Zola, Maupassant…), « mais le regard de Mirbeau est encore plus corrosif et décapant ; et surtout, il a une fonction pédagogique ».

Les personnages de ses contes comiques sont des pantins. Le rire attaque, provoque, fait tomber les masques. Octave Mirbeau utilise tous les ressorts du comique avec un souci didactique, opposant le vol commis par un bohémien à celui commis par un ministre (dans « Question d’échelle ») ou l’assassinat et la guerre (« La guerre et l’homme ») [7]. Certains textes sont des genres de contes philosophiques dont la morale est évidente. « Le Mur » raconte comment le père Rivoli, au lieu d’un mur pour remplacer le sien qui est tombé, se voit dresser un procès-verbal faute de s’être mis en règle avec l’administration : « Et le député, l’autre jour, m’a dit que je suis souverain… » s’étonne-t-il. « Un point de vue  » met en scène, dans un monologue théâtral, un homme politique corrompu qui s’étonne de se retrouver en prison. Octave Mirbeau utilise souvent l’allégorie : « La peur de l’âne » (le titre peut s’entendre dans les deux sens possibles : la peur que le maître a de l’âne, la peur que l’âne a de son maître) est l’histoire d’un homme qui conduit un âne avec une sorte de brutalité paternaliste. L’âne ne sait où on le conduit, et souffre des mauvaises conditions de sa marche. Il refuse soudain de marcher plus avant. Le maître alors essaie de l’amadouer, lui fait des promesses, et l’âne a pour lui le soutien de la foule amassée autour d’eux. Mais alors le maître emploie la menace :

« Si dans une minute, tu ne t’es pas relevé tout seul, car je n’en puis plus et mes bras sont rompus, et si tu ne reprends pas gentiment ta promenade… eh bien… je vais te conduire aussitôt… et te vendre au manège des ânes vivants de l’avenue de Suffren ».

Et l’âne de reprendre son chemin… comme l’ouvrier le chemin de l’usine après une grève un peu trop longue. Le couple formé par l’âne et l’homme met en scène d’une façon astucieuse et légère des relations de maîtres à esclaves.

Auteur connu principalement pour son unique recueil de poèmes, Lucien Jean a su inventer un ton particulier, naviguant entre la nouvelle réaliste qui met en scène la vie quotidienne des humbles, et le conte philosophique qui donne à lire une parabole.

Les nouvelles de Lucien Jean : Parmi les hommes

Parmi les hommes  [8] est le titre même de l’ouvrage principal de Lucien Jean, pseudonyme de Jean Dieudonné, l’ami de Charles-Louis Philippe. Ses nouvelles sont écrites entre 1901 et 1908, publiées en 1910. Chaque nouvelle est particulière et mériterait à elle seule une étude. Je m’attarderai essentiellement ici sur la position de l’écrivain ou du narrateur dans quelques nouvelles.

La première nouvelle du recueil, « Un vieil homme », a pour thème central l’identité. Dans une petite ville de province, un groupe de jeunes gens décide de s’amuser aux dépens d’un vieil homme, M. Antoine. On lui fera croire que P’tit Blé, la jeune fille de la bande, est amoureuse de lui. Il se prendra au jeu, lui fera des confidences, avant que son rêve ne s’écroule. Cette nouvelle nous montre bien la conception de la littérature de Lucien Jean. L’écrivain n’est pas un créateur (- ce serait se poser en égal de Dieu). Il est un révélateur.

Les premières pages décrivent une salle de café. La formule c’était est récurrente : « C’était un refuge pour les âmes lassées », « ce n’était pas un cabinet à ivrogne ». Il s’agit de décrire ce qui est - en passant par ce qui n’est pas, pour aller contre les suppositions du lecteur que la narration postule et dont elle prend en compte la présence. Les personnages, comme le décor, sont déjà là : « nous étions... », « il y avait... ». Ces premières lignes placent donc au centre de la nouvelle le problème de l’identité : on se définit toujours par rapport à quelque chose, à quelqu’un. Et la façon dont on définit l’autre met en jeu les deux acteurs : le fait que les garçons aient surnommé la jeune fille, Juliette, P’tit Blé, « en dit autant sur ceux qui l’appellent ainsi que sur elle » [9].

La plaisanterie tourne au tragique, elle va révéler ce qui n’était pas apparent : la bassesse du narrateur (il a honte), la cruauté du patron du café, la vie tragique de M. Antoine.

Dans ce récit à la première personne, tout est transparent. Les métaphores même révèlent - comme cette intrusion de la méchanceté qui vient démentir l’affirmation de la « belle aventure » : « Cette fois l’aventure devenait belle et nous allions nous trouver en pleine passion. Nous étions heureux comme des démons, comme des enfants qui font des farces mauvaises, comme des guerriers qui triomphent sans péril » [10].

À la fin de la nouvelle, on retrouve M. Antoine dans le même décor - le café. Ses vêtements n’ont pas changé. Mais pour le lecteur, il est passé de l’état de fantoche (il était au début surnommé « Père Matelas ») au statut d’homme, de vieil homme. L’écrivain nous l’a fait connaître, nous l’a dévoilé, ainsi qu’au narrateur : « Je n’avais pas rapporté aux autres ce que je savais maintenant, et que j’avais rencontré un homme, un véritable homme, au lieu du pantin naïf que nous imaginions » [11].

Dans la nouvelle intitulée « L’enfant » - récit de la maladie d’un enfant, qu’on croit condamné - la narration est très subjective. Le narrateur (omniscient) épouse les points de vue des personnages. Il se place d’abord dans la peau de l’enfant : « L’enfant sait que rien ne résiste au courage de sa mère ». Puis il épouse les pensées de la mère : « Elle le revoyait étendu sur la table d’hôpital, et il y avait des moments où elle oubliait qu’elle l’avait dans ses bras ». Parfois il pose un regard ami sur les personnages des parents qui viennent de faire les clowns pour rassurer l’enfant : « Maintenant le père et la mère le regardent, mais ils ne sont plus amusants ». Les surnoms donnés à l’enfant - au sein de la narration - ont une fonction hypocoristique : Georges devient Zozo, puis Zo, avant de redevenir Georges lorsque son état s’améliore. Le narrateur s’adresse parfois à ses personnages, voire à des passants - qui pourraient tout aussi bien être des incarnations des lecteurs : « Le grand diable qui marche pesamment [...] ce n’est pas un maniaque, messieurs, c’est un pauvre homme dont l’enfant va mourir » [12]. Parfois un « nous » rassemble narrateur, personnages et lecteurs, dans une communauté de « pauvres gens » : « Nos mères nous ont dit qu’un Dieu juste pèse nos fautes et nos souffrances » [13].

L’écrivain ici est le plus discret possible. Lucien Jean refuse tout effet de style, toute marque d’individuation. C’est un ami qui parle (la nouvelle intitulée « Deux maisons » se présente comme une lettre adressée à un ami, ou plutôt comme une conversation), qui compatit aux souffrances de ses personnages. L’écrivain n’est pas au-dessus, mais dans son histoire. Il ne la maîtrise pas tant qu’il ne la vit. Jamais il ne se posera en modèle, ne se constituera en autorité, et il exprime son refus de héros dans la parabole intitulée « Dans le jardin » : plutôt que d’admirer des hommes supérieurs, admirons les « obscurs humains ».

« Ainsi ont disparu tous les messies sociaux du XIXe siècle, sans avoir laissé aucune trace dans le mouvement économique qu’ils avaient prétendu diriger de très haut ; leur activité s’est dépensée en bavardages qui ont été rapidement oubliés ; ils n’on été que des vagabonds aussi fantastiques que celui de ce conte »,

écrit Georges Sorel [14].

Parfois l’écrivain fait preuve d’une fausse modestie : « Pour te parler de l’autre maison où je logeais, les pauvres mots dont je dispose sont insuffisants, il me faudrait les épithètes saugrenues et l’acidité d’un Joris-Karl » [15]. On a l’impression d’entendre l’écrivain prolétaire se définir par rapport à l’écrivain bourgeois qui, lui, dispose d’un capital de mots plus important.

Il refuse de poser en auteur :

« Si j’étais un poète, j’aurais fait avec ces petits décors de beaux poèmes ; si j’étais un philosophe, j’y aurais trouvé assez d’éléments pour connaître les hommes, et j’aurais construit un système [...] Mais je me suis contenté de regarder ma cour, je puis le dire, comme une bête, comme un fumeur qui regarde la fumée de sa pipe, comme l’enfant qui regarde Guignol » [16].

C’est qu’à vouloir tout expliquer, on finit par oublier le sens de l’essentiel : c’est ce qui arrive dans la nouvelle « l’homme tombé dans un fossé », une allégorie. Ils sont nombreux à passer devant l’homme tombé dans le fossé, à lui poser des questions, à expliquer sa situation, à lui prodiguer des conseils... mais pas un ne le relève. Ils sont habiles à parler de la souffrance (parmi les passants se trouvent un poète et un écrivain) ou à bâtir des systèmes pour l’expliquer, la justifier, la condamner : mais personne ne fait le geste simple qui consisterait à annuler cette souffrance. Voici l’interprétation que tire Georges Sorel de ce conte :

« Le prolétaire, méprisé par le petit bourgeois, n’a rien à attendre des poètes, des philosophes ou des professionnels de la bonté ; les pensées de ces prétendus guides sont odieuses à force d’être ridicules ; le travailleur doit compter sur lui seul pour améliorer les conditions de sa vie par "un grand effort lent, résolu" » [17].

J’y vois surtout, pour ma part, une dénonciation de tous auteurs d’ouvrages et inventeurs de systèmes créés pour expliquer le monde, et qui ont renoncé à le changer…

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.