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Recherches anarchistes
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Conclusion : « Quitter son point de vue »

La Commune et l’utopie : « le pas de côté »

Les utopies anarchistes, ou les fictions traversées par l’utopie, sont bien, selon les mots de René Scherer, reprenant une formule de Walter Benjamin, l’histoire écrite « du point de vue des vaincus ». Ces fictions nous parlent bien du réel, car le réel n’est pas seulement « l’ensemble des possibles actualisés, mais les virtualités dites "impossibles", laissées pour compte par l’histoire ».

« Délaissant l’espace des îles bienheureuses, l’utopie s’introduit dans la dimension d’un devenir. Non seulement celle d’un futur, projetée dans l’à-venir, mais dans le mouvement même de l’histoire se faisant, pour opposer sa résistance à son apparente inéluctabilité. Elle n’est pas à chercher ailleurs, mais ici et maintenant, présente sans être actuelle, à l’état de virtualité. Dans le présent, elle correspond à ce qui est le plus familier tout en restant encore lointain et momentanément inaccessible dans sa réalisation : l’ordre des désirs » [1].

Ces quelques textes d’inspiration utopique que nous avons passés en revue ont des points communs : le présent décrit est toujours envisagé en lien avec le passé ou le présent, pleinement intégré dans une histoire qui est toujours en mouvement. L’utopie n’est donc pas, pour les anarchistes, le tableau d’une société idéale à jamais figée dans l’éternité, mais elle est mouvement dans le temps aussi bien que dans l’espace. Elle est mouvement, aussi, de l’esprit : c’est ce « pas de côté » qui permet d’imaginer une réalité différente, de penser autrement les rapports sociaux existants.

Une autre particularité de ces textes, c’est qu’ils mettent en scène les difficultés rencontrées par les utopistes, et insistent sur le risque de l’idéologie dans la construction d’une société alternative. L’idéologie est présentée comme ce qui fige l’évolution de la société, tandis que l’utopie est le véritable moteur de l’Histoire.

Le « point de vue » qu’il s’agit de modifier n’est pas une simple opinion, mais c’est une vision toujours rapportée à une position dans le monde et dans la réalité dans laquelle elle prend naissance. Comme le précise Daniel Colson : « Tout "point de vue" est partiel et partial ; d’où la nécessité de multiplier les "points de vue" et d’expérimenter sans cesse la façon dont ils s’associent [...] » [2]. Le point de vue, c’est l’idéologie assumée et déclarée, donc rendue lisible et contestable.

Le risque de l’idéologie

Le risque est en effet d’écrire une histoire ou une utopie dogmatique, qui ne fasse que reproduire les aliénations. Les écrivains anarchistes nous indiquent la présence de l’idéologie dans l’œuvre littéraire : l’idéologie est partout présente, nous disent-ils, même dans les livres qui se prétendent objectifs – dans les ouvrages naturalistes par exemple. On peut mieux comprendre cette attitude en prenant en compte les transformations de la représentation picturale de la réalité à l’époque. La photographie a pu apparaître d’abord comme un formidable progrès. Mais c’est au moment de la Commune, premier grand événement à faire l’objet d’une couverture photographique importante, qu’apparaissent les premiers photomontages. Les écrivains vont donc se méfier de toute représentation de la réalité, surtout si elle se donne comme objective et fiable. De même, c’est dans les œuvres qui se prétendent « objectives » que l’on se méfiera davantage de l’idéologie. L’idéologie n’est dangereuse que lorsqu’elle est masquée. C’est pourquoi les écrivains anarchistes choisissent une certaine façon d’écrire l’Histoire qui peut exposer les doutes, les incertitudes, les hypothèses comme faisant partie intégrante de la narration : l’historien n’a plus rien d’un narrateur omniscient.

Les écrivains anarchistes, en tentant d’écrire la Commune de Paris, sont conscients de leur partialité : jugeant l’idéologie de la classe dominante, qui déforme l’histoire officielle, comment pourraient-ils prétendre échapper à la fausse conscience ? Ceux-là même qui cherchent à dévoiler la présence de l’idéologie dans les textes se trouvent donc dans l’obligation d’établir explicitement leurs propres présomptions. C’est la dissimulation qui est la plus néfaste : celle qui gomme l’idéologie à l’œuvre dans toute écriture de l’histoire. C’est pourquoi les écrivains anarchistes ont à cœur de dire leur engagement, de montrer d’où ils parlent, afin de se prévenir contre le risque de l’idéologie.

En outre, il ne s’agit pas de « représenter » le passé, de le reconstruire d’un point de vue extérieur – mais de l’interpréter à partir du présent.

Je voudrais maintenant observer, dans une dernière partie, comment les écrivains anarchistes tentent d’écrire des œuvres – non pas dénuées d’idéologie, ce qui est impossible – mais qui dénoncent l’idéologie, la mettent en scène et la rendent visible, en particulier grâce à l’utopie. L’adoption d’un autre point de vue (celui d’un étranger, d’un habitant de contrées lointaines par exemple) permet de figurer une autre réalité, mais cet écart peut aussi être indiqué, non dans la thématique, mais au sein même de l’écriture.

J’analyserai donc des œuvres de fiction qui, sans être des utopies au sens strict, empruntent au genre certaines de ses caractéristiques, et je montrerai comment ces éléments d’utopisme sont mis au service d’une réflexion contre les idéologies.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.