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Les « utopies sociales » à la fin du dix-neuvième siècle

C’est à la fin du dix-neuvième siècle que l’utopie commence à changer de signification : après avoir été longtemps perçue comme la peinture d’un ailleurs, sans interférence aucune avec la réalité sociale, l’utopie est désormais reliée à l’histoire. Les bases économiques de la société ayant changé (la révolution industrielle ayant rendu possible la multiplication accélérée de la richesse), les modèles utopiques risquent de prendre une valeur programmatique, de nourrir les aspirations à un changement. L’insurrection de 1871 contribue à faire de l’utopie une chimère dangereuse parce qu’elle compromet l’ordre établi. L’utopie réintègre alors le réel, se trouve pleinement engagée dans le monde [1]. On voit se multiplier ce qu’on appelle, au milieu du dix-neuvième siècle, les « utopies sociales », qui abordent, à leur manière, la « question sociale ». Le récit utopique en général et le roman utopique en particulier n’ont plus alors l’innocence qu’ils avaient auparavant. Désormais, l’utopie n’est plus située en terre d’ailleurs, mais désigne simplement une société qui n’a pas encore de lieu, qui appartient à un temps autre, peut-être à venir. Alors que les utopies classiques (inspirées par celle de Thomas More) sont par essence anti-historiques, les utopies sociales sont perméables au temps historique, concret, irréversible.

Il est significatif que quelques textes présentés à l’époque comme des « utopies » donnent lieu à des tentatives de réalisation. Désormais, les utopies sont « écrites » mais peuvent être également « pratiquées ». C’était déjà le cas de l’Icarie de Cabet : les lecteurs du Voyage en Icarie (1842) avaient suivi l’auteur dans le Texas puis dans L’Illinois. Dans les années 1890, on parle en France du projet de Hertzka. Le premier texte de l’économiste autrichien Theodor Hertzka, Freiland, ein soziales Zukunftsbild (1889), a suscite un comité d’actionnaires du projet (des citoyens allemands, anglais, scandinaves, russes, américains) qui en tire deux ans plus tard un abrégé largement distribué.

C’est également un abrégé du texte original qui est traduit en français en 1894 : Un voyage à Terre-Libre : Coup d’œil sur la société de l’avenir (ce texte est mentionné comme une « utopie » dans L’Encyclopédie anarchiste), qui paraît avec une introduction de T. de Wyzewa [2] relatant l’histoire du projet. Dans sa présentation, Téodor de Wyzewa note bien la particularité de cette utopie-ci : si l’État imaginé par l’auteur est « une de ces républiques de rêve où se sont, en tout temps, réfugiés, - pour échapper à la laideur, à la médiocrité, à la fatale imperfection du monde réel, - de nobles esprits un peu chimériques », cette république va bientôt cesser d’être une fiction, car elle va se réaliser dans une région du centre de l’Afrique :

« Dans dix ans, le livre que voici ne sera plus un roman, mais le fidèle compte rendu d’un vrai voyage, dans un vrai pays ! » [3]

Le but de Hertzka, de fait, n’est pas de créer un monde absolument nouveau, mais de régulariser ce qu’il considère comme les plus solides considérations économiques actuelles. La société imaginée par ce disciple d’Adam Smith, est une société à la fois libérale et étatiste, dans laquelle nul ne possède rien en propre, chacun étant l’usufruitier du capital et des terres appartenant à l’État. Hertzka propose en fait « une sorte de socialisme pour classes moyennes ou de capitalisme à la portée de tous » [4] dans la lignée d’Adam Smith ou de Bentham, tout en y mêlant des éléments disparates empruntés aux penseurs socialistes ou anarchistes (qui lui paraissent réalisables immédiatement) : l’association et la coopération volontaires d’Owen et Fourier, les banques de crédit de Proudhon, le planning économique de Cabet.

Il est intéressant de noter que le projet de Hertzka est bien reçu comme une « utopie » - mais une utopie qui est destinée à être réalisée. Wyzewa nous dit même que Hertzka passe pour un réformateur socialiste, « ou plutôt même anarchiste, car c’est bien à l’anarchisme que l’opinion publique a d’emblée rattaché les idées de Terre-Libre » [5]. Mais en fait :

« La République de Terre-Libre ne sera ni socialiste, ni anarchiste. Elle aura un pouvoir exécutif, des lois, une armée. Le capital, la propriété privée y seront de règle, comme chez nous ; et il n’y a pas jusqu’à l’argent, cette bête noire du plus modéré des socialistes, qui ne continuera à y avoir cours. Les principes économiques de Terre-Libre, ce ne sont point ceux de Karl Marx, ni de Proudhon, pas même ceux de M. Bellamy : mais simplement ceux d’Adam Smith, de Bentham, de M. Herbert Spencer » [6].

L’utopie est ainsi entendue dans le sens de « ce qui n’existe pas encore », comme le tableau idéal d’une société à laquelle il s’agit ensuite de donner vie. C’est bien ce que précise dans sa préface Theodor Hertzka, qui précise que son livre est une « œuvre à tendances », puisqu’il vise avant tout à convaincre, afin de récolter des fonds. Il est très intéressant de voir comment a été élaboré cet ouvrage : le livre précédent (Freiland) se voulait un « tableau de l’état social réel » et a été soumis par l’auteur aux critiques des lecteurs. Leurs objections et arguments ont été pris en compte à l’intérieur du nouvel ouvrage. La conjonction des efforts de l’auteur et des lecteurs – futurs participants à la construction de l’utopie – a donné lieu à « Terre-Libre ».

Cependant, si Un Voyage à Terre-Libre… se donne à lire comme le tableau d’une société qui peut être immédiatement construite, il n’en constitue pas moins une société figée, pensée comme la fin de l’histoire et des idéologies. En effet, aucune contestation ne peut voir le jour dans « Terre-Libre »,. La position du narrateur vis-à-vis des idées communistes et anarchistes est mentionnée dès le début du texte :

« Les utopies des communistes et anarchistes étaient sans valeur : je le comprenais. Les uns transformaient le monde en une vaste maison de travaux forcés ; les autres nous ramenaient directement à la barbarie. Je ne voulais me passer ni de la barbarie, ni de l’ordre – comment les unir ? » [7]

Dans la société imaginée par Hertzka, les théories anarchistes et communistes n’ont plus lieu d’exister, car elles étaient nées d’un état social défectueux, qui a disparu. Un professeur en visite à Terre-Libre demande comment il se fait que des expériences communistes ou anarchistes n’aient pas été tentées : « Cela s’explique, à notre avis, parce que l’idée de l’égalité absolue n’est autre chose qu’une hallucination de la fièvre des affamés » [8], lui répond le narrateur. C’est la faim qui pousse des fanatiques à demander l’égalité absolue : si chacun possède le nécessaire, ainsi que le superflu, personne ne demandera rien de plus. Quant à l’anarchie, elle est aussi destinée à disparaître, en tant que revendication, dans la société de Terre-Libre :

« En ce qui concerne l’anarchie, qui vise à renverser toute domination dans le domaine économique et à jeter par terre toute organisation politique, elle s’explique par la haine d’une forme déterminée d’organisation de l’État, qui condamne la majorité à payer de ses privations les progrès de la culture des autres » [9].

En tout cas, l’exemple de la réception d’Un voyage en Terre-Libre… est symptomatique de l’évolution de la notion d’utopie : non plus circonscrite à une île isolée, elle naît de la critique de la société actuelle, et propose des remèdes aux dysfonctionnements sociaux. Ce qu’on appelle alors « l’utopie sociale » s’introduit dans la dimension d’un devenir, décrit un temps conçu comme à venir, s’inscrit dans le mouvement même de l’histoire. L’utopie, dans ces récits, n’est pas à chercher ailleurs, mais ici et maintenant, présente sans être actuelle, à l’état de virtualité. Il s’agit moins d’une réflexion critique sur la société du temps à travers une fiction transportant les lecteurs « ailleurs » ou « nulle part », que d’une vision qui anticipe la marche en avant de l’histoire (c’est le cas par exemple dans le roman de Pataud et Pouget : Comment nous ferons la révolution). Les « imaginaires sociaux » se multiplient, et constituent autant de visions d’une société autre et inscrite pourtant dans le temps historique qui les produit [10].

Les liens sont alors étroits entre l’expérimentation sociale, l’utopie et l’uchronie. Dans La Grande grève de Charles Malato, l’utopie se mêle à l’histoire. Le roman part d’un fait historique (l’agitation ouvrière, d’inspiration anarchiste, dans la région minière de Montceau-les-Mines, dans les années 1882) mais le roman mélange les événements réels et les événements à demi-fictifs, et la dernière partie du roman présente une inspiration proprement utopique puisqu’il s’agit de l’organisation d’une grève (la « grande grève ») se terminant par une victoire ouvrière [11]. Les frontières sont donc volontairement brouillées entre fiction et réalité, entre réalisme et roman-feuilleton, entre histoire et utopie. Cependant, chez Malato, l’utopie d’un monde libertaire, ou tout le moins démocratique, n’est qu’évoquée, à la toute fin du roman :

« [...] une aurore nouvelle allait illuminer l’horizon, le jour approchait où les salariés, les exploités, les miséreux de tous les pays allaient se rapprocher, s’unir pour prendre possession du monde et en faire la patrie humaine, libre et heureuse » [12].

Les travailleurs évoquent de radieuses visions d’avenir, sans frontières, sans maîtres : « Oui, ce sera véritablement une humanité nouvelle » [13]. Ce que choisit de montrer Malato, ce n’est pas tant l’utopie que le choc produit entre les rêves « utopiques » des ouvriers et le « réalisme » des politiciens.

D’autres écrivains, en revanche, produisent des « utopies sociales » [14], comme par exemple Zola, avec Travail (1901), très inspiré par les théories fouriéristes, dont Zola avait fait la lecture lors de la rédaction. Comme l’écrit Gérard Vindt :

« Le roman utopique, par définition, est doublement une fiction : en tant que roman et en tant qu’utopie. Et pourtant, le problème de la représentation du réel y occupe une place aussi centrale que dans le roman réaliste : d’abord parce qu’en même temps qu’il plonge dans le futur, ce roman donne, en négatif, une représentation du présent ; ensuite et surtout parce que le projet qu’il contient se veut, à des degrés divers, désirable et réalisable » [15].