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Les Pacifiques de Han Ryner : « Quitter son point de vue »

Les Pacifiques, écrit au début du vingtième siècle, est probablement l’un des romans les plus « actuels » de Han Ryner [1]. Dans l’univers de Han Ryner (Le Crime d’obéir, Le Sphynx rouge), les personnages n’ont d’autre possibilité que de faire des compromis ou d’être tués. Entre la trahison (la collaboration avec la société, c’est-à-dire la destruction de l’individu) et la mort, il n’y a pas d’issue. Or, l’utopie des Pacifiques permet enfin aux personnages de Ryner de vivre. Le roman, écrit en 1904, est refusé pendant dix ans par les éditeurs et paraît seulement en 1914, chez Eugène Faguière et Cie.

L’histoire, là encore, est simple et peu originale. Lors d’un naufrage dans la Mer des Sargasses, l’équipage d’un bateau se retrouve sur une île inconnue, l’Atlantide, sauvé par des Atlantes volants, dont la civilisation subsiste « en l’an 11157 de la Séparation Heureuse ». L’événement décrit par Platon leur a permis de se maintenir à l’écart du progrès des Cruels (les Barbares pour les grecs).

Ils sont recueillis par un peuple qui vit en anarchie : sans gouvernement, sans organisation sociale, sans nation, ne connaissant aucune discipline imposée ni hiérarchie. Ils vont tout nus, s’harnachent d’ailes qui leur permettent, grâce à une énergie nouvelle, de voler comme des oiseaux, et vivent en parfaite entente avec les animaux (exception faite des animaux sanguinaires qu’ils ont relégués dans une île voisine – mesure de protection réciproque) - ils sont évidemment végétariens. Pour ceux qui refusent d’étendre « aux bêtes les idées de fraternité » [2], on a ménagé un espace propre : l’île Brabin. Mais même ces « mangeurs de chair » répugnent à utiliser la force contre d’autres hommes, et leurs armes ne leur servent qu’à tuer les animaux « meurtriers ». Comme le fait remarquer Jacques : « Nous n’y regardons pas de si près, nous autres civilisés, et nous élevons des animaux pour les manger. Plusieurs deviennent délicieusement gras et charnus », ce à quoi les Atlantes répondent : « Nous aimons la viande, mais pas jusqu’au crime » [3]. L’argent leur est inconnu, ils ont dépassé le stade de l’échange : à chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins. Le savoir non plus ne se monnaie pas : là-bas, tout le monde est instituteur ou institutrice. Les Atlantes ne travaillent en moyenne que deux heures par jour, groupés en des sortes de coopératives autogérées. Ils ont délaissé les villes pour les campagnes et sont fidèles à un principe : « Ne commandez jamais et n’obéissez jamais. Ne travaillez point pour celui qui ne fait rien » [4]. Parmi eux, ni soldats, ni esclaves, ni salariés. Le roman nous apprend que cette manière de vivre s’est acquise par des luttes, par une longue évolution des mentalités. Mais une fois l’anarchie installée, qui pourra soumettre ce peuple ?

« Quand l’homme s’est délivré de toute avidité, quand il ne tremble plus pour des richesses volées à tous et que guettent les avidités dépouillées ; quand il n’est plus devant la souffrance et devant la mort une bête qui fuit et qui se cache ; quand il n’est plus devant le plaisir une bête qui avance en rampant et en bavant ; avec quoi lui feriez-vous encore de la crainte et de l’espérance ? Avec quoi le domestiqueriez-vous ? » [5]

À l’école, les jeunes Atlantes qui étudient l’histoire de la France ne parviennent pas à

comprendre ce qu’est une « organisation sociale », une « nation », un « gouvernement ».

La recherche de l’harmonie

Dans Les Pacifiques, la nature est magnifique, et ne parvient à se « réaliser » pleinement qu’avec la coopération de l’homme. Loin d’être passif, l’homme agit sur la nature, mais il se garde bien de la contrarier, ou de la modifier, d’inventer de nouvelles espèces… Il lui suffit de l’aider à se perfectionner de façon à ce que chaque parcelle puisse donner le meilleur de ce qu’elle promet. La nature semble dire à l’homme : « J’ai besoin de ta fidèle coopération pour devenir moi-même » [6]. On a là une vision écologique, qui était complètement absente de l’uchronie de Pouget et Pataud par exemple, et qui se rapproche davantage de la vision de Jean Grave ou de celle d’André Léo dans La Commune de Malenpis : « la terre n’est généreuse qu’avec ceux qui le sont pour elle, et elle fait bien ». Pour eux, ce n’est pas la terre qui appartient à l’homme, mais l’homme à la terre. Ils ont cependant atteint un niveau impressionnant de technique : l’électricité, la « radio-activité », l’énergie solaire, c’est déjà du passé pour eux qui ont découvert d’autres formes d’énergie : la syndynamie, la pandynamie, et enfin « la force ».

En ce qui concerne l’éthique, une entière liberté règle les comportements des Atlantes. Aucune loi ne préside aux ébats amoureux, aucune morale ne vient juger les comportements sexuels : « Les causes de discordes qui déchirent vos ménages n’existent point ici. Mais combien d’hommes et combien de femmes aiment le changement ! [...] D’autres agitent une grande part de leur vie à voler dans toutes les directions, se posent sur toutes les branches, goûtent de tous les fruits, boivent à toutes les eaux, dorment roulés dans tous les gazons. L’amour aussi connaît des sédentaires et des voyageurs » [7]. La métaphore naturelle s’intègre parfaitement à cette utopie dans laquelle la nature, au lieu d’être vue comme une force dangereuse que l’on doit domestiquer et canaliser, est envisagée comme une force avec laquelle il convient de vivre en harmonie. L’originalité de la conception de l’amour chez Han Ryner – proche de la liberté totale envisagée par Fourier – est en grande partie dépendante de cette vision de la nature. Aucune restriction n’est exercée à l’égard du vivant, ni aucune contrainte imposée à tout ce qui touche à l’individu, à l’intime : la sexualité, la mort. Lorsqu’un être s’estime las de vivre, il se retire dans le refuge de « ceux qui meurent trop tard » [8] (ceux qui en ont assez de vivre), jusqu’à ce que « l’euthanasie » soit achevée.

Et surtout, la grande idée qui se dégage de ce roman est le refus de la violence, combattue par la non-coopération qui sera plus tard incarnée par Gandhi. Un homme qui a tué n’est plus un homme : « on croit tuer au dehors, ah ! ah ! et on tue au dedans » [9]. Les Atlantes conçoivent donc la non-violence comme une résistance, refusant la fuite tout autant que la trahison. L’intrigue romanesque leur donne l’occasion de mettre leurs idées en actes : face à des meurtriers (en l’occurrence, les Français naufragés qui cherchent à prendre le pouvoir), ils gardent une attitude pacifique, suivant l’idée qu’il n’est « jamais juste de tuer » [10]. Les naufragés tuent ainsi des centaines d’Atlantes sans provoquer chez eux ni fuite, ni violence. Certains accourent même pour chercher la mort. Cela provoque vite la déroute des attaquants, qui manquent bientôt de munitions. Une fois la victoire des Atlantes obtenue, les assassins sont épargnés – non tant par pitié que pour ne pas cautionner leur violence : « le meurtrier qui pleure est vaincu. Mais le meurtrier qu’on tue est vainqueur : il a créé un autre meurtrier » [11]. Il faut toujours « respecter l’homme possible », et rien ne peut justifier le meurtre : « il n’est jamais juste de tuer » [12].

C’est donc un peuple heureux, qui ne sait ni obéir ni commander et qui ne manque de rien, que les lecteurs vont découvrir par l’intermédiaire de Jacques, le narrateur, incarnation du mâle (mal) français contemporain.

Jacques ou le mâle/mal français contemporain

Le génie de l’auteur est d’avoir inventé un narrateur étranger à l’île, à la fois insupportable et terriblement banal, pour nous parler des Atlantes. Jacques cumule toutes les tares du Français du début du dix-neuvième siècle. Conseiller général, il est patriote à l’excès, ne doutant pas de la supériorité de la civilisation française, réactionnaire sous des dehors progressistes, avant tout avide de pouvoir, anticlérical mais n’aimant pas qu’on médise de la religion, et évidemment machiste, n’imaginant pas d’autres relations avec les femmes que la violence ou le chantage à l’argent. Il est évidemment lâche, peu curieux, fermé aux autres, prétentieux... Et s’il se laisse par moments séduire par l’utopie des Atlantes, cela ne peut être durable, car « tout en lui proteste contre l’anarchie ; tout en lui réclame la joie enivrante de commander, la joie rassurante d’obéir » [13]. Lorsqu’il rêve, il se voit de retour en Europe, où il peut être riche, honoré, jalousé, supérieur aux autres, et non perdu « dans la foule banale de tant de frères bêtement joyeux » [14]. Un passage révélateur le montre complotant avec les naufragés pour prendre le pouvoir : rêvant qu’il possède tout, il apprécie chaque parcelle de son royaume et imagine ce qu’il pourra en faire... Ce qu’il en fera ? rien de plus, en fait, que maintenant. Le sentiment de pouvoir, dans une île où chacun possède tout, est purement imaginaire. Transposées dans l’utopie, les valeurs qu’on a inculquées à Jacques dans la France du début du vingtième siècle ne sont pas valables. Ainsi sa revendication d’une société hiérarchisée est-elle absurde dans ce contexte : « Nous voulons par-dessus tout une société organisée, une hiérarchie où nous connaissions notre place. Où il n’y a pas de classes, on est nécessairement ce qu’il y a de plus méprisable et de plus douloureux, un déclassé » [15], dit-il inconscient du non-sens qu’il profère (comment peut-on être un déclassé dans une société sans classes ?). Par de brefs instants tenté par le mode de vie des Atlantes [16] (qui ne le serait pas ?), il ne peut se faire à cette société sans hiérarchie et maintient jusqu’à l’absurde la prééminence du système français.

Le narrateur, prisonnier des valeurs anciennes, ne comprend pas ses hôtes, faute d’avoir pu changer de point de vue. Aussi ne voit-il dans les Atlantes que des sauvages [17] (ils sont nus, n’ont pas de religion, ignorent les convenances et la politesse française). Ce ne sont pas des « hommes », car ils ne veulent pas tuer. Ce sont évidemment des lâches, puisqu’ils n’admettent pas la vengeance si on les attaque. Ils ignorent, les malheureux, notre « virile civilisation », notre « vaillante patrie » !

Han Ryner infléchit ici le schéma plus traditionnel du récit utopique, qui montre un voyageur revenant d’une île, séduit par ce qu’il a vu, et portant un nouveau regard sur la société dans laquelle il vit. Ici, l’utopie des Atlantes est bien une satire sociale et politique de la France de l’époque, mais cette satire n’est pas portée par le narrateur. Ce sont les lecteurs qui, voyant d’une part le bonheur qui règne chez les Atlantes, et les motivations douteuses (l’amour du pouvoir) qui animent le narrateur, établissent la comparaison entre les deux types de société.

Les mots de l’utopie

Il était difficile à Han Ryner de parler à partir du point de vue des Atlantes, car ceux-ci n’ont pas les mêmes modes langagiers que nous (bien que certains parlent parfaitement le français). Les Atlantes refusent tous les dogmes et se méfient des mots, condition sine qua non pour ne pas se laisser manipuler par les belles idées parfois dangereuses qui se cachent sous des termes séduisants. Ainsi parle un Atlante au narrateur : « Les mots, dans ta langue surtout [le français], sont des naïfs qui affirment toujours. Ces êtres pesants et sans ceinture écrasent le sol et, dès qu’on essaie de les faire voler, ils tombent lourdement. Celui qui parle de choses nobles parle au delà des mots. Tâche d’entendre au-delà des mots » [18]. Rien ne doit donc les tenir captifs, même pas le langage, qui a aussi ses limites : « Dans la prison des mots, toutes les sagesses deviennent des folies » [19]. Pour dire « homme », « ami », « frère », un seul mot existe dans la langue des Atlantes. Ce n’est donc pas seulement un autre lieu qui est évoqué dans le roman, mais véritablement un autre langage, qui influe sur la réalité – car on tue certainement plus facilement un étranger qu’un ami-frère. C’est donc un minimum de mots qui est recherché : est-ce un appauvrissement ? Que l’on songe que la multiplicité des mots forgés n’est pas toujours le signe d’une plus grande clarté. En même temps, il n’existe nul tabou chez les Atlantes : on ne parle jamais à demi-mots, même dans les discussions sexuelles : « tout peut se dire » se voit signifier Jacques qui tente de parler par allusions obscures.

Ce peuple vivant en anarchie nous montre, en actes, une autre manière de vivre, et soulève aussi la question de la responsabilité. Une enfant Atlante pleure en apprenant comment vivent les Français : « Il me semble que des hommes ne peuvent pas être malheureux sans que ce soit la faute de tout le monde » [20]. C’est pourquoi se pose nettement la question de la propagande. Les Atlantes imaginent de projeter dans le ciel européen de « claires images totales de l’Atlantide et sur les murs de vos maisons des scènes partielles de notre bonheur » [21] : ce spectacle ne modifierait-il pas les mentalités ? Mais les Atlantes se méfient des usages qui peuvent être faits de la science, et ne veulent pas faire partager leurs découvertes à la terre entière : chez « des peuples injustes », le progrès « multiplie la puissante écrasante de quelques uns, alourdit la servitude de la foule » [22]. On voit ici la méfiance de l’auteur envers la science, ce qui est assez rare chez les utopistes (pour Cabet ou More, par exemple, la question du bon usage de la science ne se pose pas : le lien entre le progrès technique et le progrès social semble évident) [23]. Conscients que tout progrès matériel peut être utilisé à des fins de pouvoir, les Atlantes jugent encore trop grand le danger qu’il y aurait à propager leurs connaissances.

On voit donc que cette utopie ne se limite pas aux contours d’une île privilégiée, mais cherche aussi à représenter une autre manière de penser : peut-on rêver d’une civilisation où personne « ne comprend les mots qui ordonnent et personne ne connaît l’attitude qui soumet » [24] ?

Les manières de penser des Atlantes sont donc en rupture totale avec celles des Français : ils ont un autre point de vue (d’ailleurs, on apprend dans le roman que les Atlantes possèdent une nouvelle mesure : le paraca - qui correspond à la millionième partie du méridien terrestre, car les savants français se sont basés sur de faux calculs pour définir la longueur du mètre). Pour entrer dans leur monde, il fallait abandonner ses préjugés et ses habitudes, ce que le personnage de Jacques n’a pas voulu faire.

Le narrateur, réfractaire à toute évolution, qui se fait un devoir d’aimer son pays et son époque, proclame donc à son retour en France :

« Désormais, je serai le sage qui regarde toutes choses de chez lui, qui refuse de quitter son point de vue solide de français et d’homme du vingtième siècle. [...] J’aime les braves gens qui admirent leur pays et leur époque. Je déteste les esprits insociables qui renient leur patrie et leur siècle » [25].

De retour en France, où tout le monde commande (l’homme à sa femme, la femme à l’enfant, l’enfant à ses jouets…), Jacques réintègre rapidement tous les préjugés de son époque. Il fera profiter les savants des progrès entrevus dans son voyage : « J’enverrai mon livre non seulement à des savants, mais à des horticulteurs. Peu d’années couleront avant que nos comices agricoles s’enorgueillissent de fruits énormes et savoureux que j’ai mangés en Atlantide [...] » [26]. Il sera bientôt député socialiste – sous un pseudonyme :

« Et mes idées, telles qu’on peut les deviner dans cet écrit, ne correspondent pas tout à fait avec le programme de mon parti. Cet aveu, je le fais fièrement. Si je ne le signe pas de mon nom, c’est que l’éducation des électeurs est encore insuffisante. Ils ne comprennent pas que l’homme politique défend une cause que toutes sortes de hasards peuvent avoir choisie pour lui et que c’est le droit de l’avocat – pourvu qu’il soit loyal, discipliné et qu’il plaide éloquemment – de ne pas croire un mot de ce qu’il dit » [27].

On pourrait lire dans ce dernier paragraphe une simple allusion au système politique de l’époque, mais on peut également y voir une critique féroce du réalisme politique, qui vient nier toute l’utopie précédemment développée.

Et si cela commençait ainsi… Si l’utopie consistait, d’abord, à « quitter son point de vue » ? Si l’utopie était, avant tout, un retournement ? Jean Aicard, dans sa préface à Chair vaincue, un roman d’Han Ryner paru en 1889, lui écrivait : « vous êtes l’un des plus inquiétants retourneurs d’idées et de mots que je connaisse. L’envers des mots et des idées vous apparaît quelquefois avant l’endroit » [28]. Toute utopie anarchiste peut ainsi apparaître comme un éloge du retournement, du déracinement.

L’utopie d’Han Ryner s’inscrit clairement comme une critique sociale et politique de la France du début du XXe siècle en même temps qu’elle est une attaque portée contre le manque d’utopie : le narrateur, Jacques, a honte de se laisser séduire par l’utopie. Comme si le rêve même était désormais banni de notre société. Jacques est en effet un sophiste et Makima lui répond : « - tout est tout, rien n’est rien. Dans un sage, tout prend la forme pacifique de la sagesse et de la joie. Dans un fou, tout devient folie : tout agite l’inapaisable et douloureux chaos » [29]. Il est vrai que le narrateur est accompagné d’un ami, Charles [30], un érudit, un curieux (par ailleurs helléniste), qui, lui, demeurera sur l’île, décidant de vivre comme les Atlantes (on ne sait s’il meurt lors de l’attaque finale) [31].

Han Ryner est peut-être l’écrivain anarchiste le plus fidèle au schéma traditionnel du roman utopique, qu’il détourne néanmoins : s’il reprend le thème du naufrage, l’aventurier qu’il met en scène n’est pas très aventureux et se montre peu touché par les merveilles qu’il découvre dans l’île utopique. Au lieu d’en faire le récit lors de son retour, il cherchera à en tirer profit pour lui seul.

L’utopie n’a donc pas tant pour but de convaincre les lecteurs de l’exemplarité du modèle de société proposée que de les faire réfléchir sur cette résistance à l’utopie illustrée par le narrateur. La question n’est plus : quelle société allons-nous construire ? mais : quelles sont les barrières intellectuelles qui nous empêchent d’envisager une société radicalement autre, utopique ?

J’ai voulu montrer ici, à travers quelques exemples, la variété des approches de l’utopie par les anarchistes. On y voit cependant des constantes : l’absence de gouvernement et de lois, et le lien extrêmement fort entre utopie et histoire.

Alors que, comme le fait remarquer Gérald Bronner [32], les utopies classiques sont caractérisées par l’omniprésence de la loi (les moindres détails de la vie quotidienne étant soumis à une règle), les utopies anarchistes se signalent par l’absence de tout règlement. La liberté individuelle subsiste pleine et entière dans la société utopiste anarchiste, où les individus ne deviennent jamais des citoyens interchangeables. Les problèmes liés à l’altérité sont ainsi pleinement révélés : les paresseux et les voleurs ne sont pas évacués de la société. Davantage que chez les utopistes tels que More ou Cabet, c’est vers Rabelais qu’il faut se tourner pour voir un système semblable. Les anarchistes imaginent des sociétés où, comme dans L’Abbaye de Thélème [33], l’ordre règne sans que les lois viennent contraindre l’individu.

Les utopies anarchistes sont toujours reliées à la situation actuelle, ne se veulent pas pures spéculations. Elles se présentent ainsi comme des utopies en rupture, car, comme l’écrit Raymond Trousson :

« Rares sont les œuvres qui se fondent sur une analyse de la situation politique et économique concrète. Encore une fois, l’imagination bien intentionnée des utopistes s’en prend moins aux maux qu’au Mal philosophique et moral » [34].

Contrairement aux utopies classiques, dans lesquelles il ne peut y avoir un ailleurs (hors l’île utopique), les utopies anarchistes sont toujours pensées en relation avec un lieu extérieur qu’il s’agit de transformer. L’île – sauf chez Pouget et Pataud – est certes protégée du dehors (par nécessité), mais se laisse la possibilité de modifier ce dehors.

On voit que loin d’être une fuite dans l’imaginaire, l’utopie anarchiste n’a d’autre but que de nous parler de l’homme réel, présent, pour en tirer toutes les virtualités. Car c’est bien là une des fonctions de l’utopie : nous faire apparaître la réalité comme insupportable, en regard de l’utopie qui nous est présentée.

Ce changement de point de vue s’effectue d’autant mieux que ces utopies sont souvent narrées par ceux-là même qui les construisent (sauf chez Han Ryner) – alors que dans les utopies classiques, c’est souvent le personnage découvrant l’utopie qui a le monopole de la narration.

On a pu voir par ailleurs que deux tendances traversent ces utopies anarchistes : les textes oscillent entre le manuel de révolution (Descaves et Donnay, Pouget et Pataud, Jean Grave) et la critique radicale de la société existante (Han Ryner). Mais dans tous les cas, c’est le geste initial qui est fondateur : la création d’une communauté, la révolution ou le naufrage qui permettent à des individus de prendre en main leur destin. Peindre le tableau d’une société anarchiste, c’est d’abord donner l’envie du mieux, aller contre l’idéologie dominante, changer les esprits. La démarche est la même que lorsqu’il s’agit d’écrire la Commune : examiner le passé ou le futur à la lumière du présent permet une remise en cause radicale de l’ordre existant.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.