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Vers l’utopie

La fin du vieux monde est un topos que l’on retrouve à plusieurs reprises chez Louise Michel [1]. Le roman se présente comme le tableau d’une fin de siècle pourrissante :

« Ceci n’est qu’un coup d’œil sur les microbes humains qui fourmillent dans la pourriture de notre fin de siècle.

À travers les tourmentes, la vieille société va donner le jour à une ère nouvelle, des catastrophes doivent fatalement arriver dans ces crises dont les périodes s’accusent par les brisements de l’organisme social » [2].

Cette idée est développée et illustrée au sein du roman : c’est l’époque qui produit les nombreux crimes qui sont décrits par Louise Michel. Les grandes villes ne sont que des réservoirs de misère, la prison et le trottoir « vomissent l’un sur l’autre » :

« On dirait que chaque crime monte en gerbes, tant ils sont bien le produit des circonstances, de l’époque, des milieux. La misère chasse les troupeaux humains vers la mort ou les bagnes. Elle fait le siège des villes où le pain et le travail sont rares ; ceux qui ont des petits les nourrissent comme ils peuvent, - chaque agglomération humaine devient le radeau de la Méduse ! » [3]

Par une sorte de fatalité, tous les fruits qui se sont développés dans cet environnement sont corrompus. Les hommes sont assoiffés de sang :

« Le rut du sang et des appétits les tenait ; ils voulaient voir couler le sang de la bête, ils voulaient emporter les enfants, les tuer quand ils les auraient souillées ; il leur eût fallu les enfants du monde entier.

C’est un goût du vieux monde blasé, comme l’anthropophagie celui des peuplades à l’état primitif » [4].

Les victimes sont toujours les mêmes : les faibles, les pauvres, les femmes et les enfants (et les animaux : le couple de victimes le plus pathétique étant celui formé par le petit James et le lion D’har, tous deux abattus par des gardiens de la paix).

Mais le vieux monde s’écroule, quelque chose de nouveau doit le remplacer. C’est là tout l’intérêt de cet état de décomposition avancée. La description du vieux monde sert surtout à évoquer l’émergence du nouveau, les deux mouvements (écroulement et naissance) allant de pair :

« La fin se hâte d’autant plus que l’idéal réel apparaît, puissant et beau, davantage que toutes les fictions qui l’ont précédé.

Plus aussi le présent sera lourd, écrasant les foules, plus la hâte d’en sortir sera grande » [5].

Louise Michel décrit ainsi, dans son avant-propos à La Commune, Histoire et souvenirs, l’époque de 1870 : « un monde naissant sur les décombres d’un monde à son heure dernière » et c’est cette thématique que l’on retrouve dans le roman.

Le monde naissant est évoqué dès Les Microbes humains : à la fin du chapitre 10, l’auteure mentionne « une œuvre » entreprise par Olaff, et le chapitre 11 introduit un nouveau pôle - proprement utopique - dans le roman. Olaff s’embarque sur un baleinier [6] pour traverser l’Atlantique jusqu’au cercle polaire antarctique. Sur le continent polaire, il découvre des mines de soufre, d’or et de diamant, et voit déjà toutes les armes qu’il pourra se procurer avec ces richesses. Il entrevoit un avenir meilleur :

« Les yeux dans l’espace, il regardait par delà la lutte terrible, les jours de la grande paix où marchera l’étape humaine dans la lumière et la liberté - et de ses yeux, qui ne versaient plus de larmes, tombait une chaude rosée » [7].

Mais le brick coule à Brest : il ne restera de l’expédition qu’une lettre d’Olaff à son ami, une incitation à refaire le voyage. Le naufrage compromet la révolution et l’ami, découragé, se suicide :

« Et voilà que le naufrage venait.

Le Russe avait attendu pour la dépêche Olaff, la dépêche était venue ; le signal était doublement donné par des actes de despotisme, l’Europe nouvelle s’élevait au sol et voilà que tout s’abîmait dans l’Océan. - Tout son zèle pouvait maintenant passer pour un donquichottisme, il n’avait pas réussi ; - ce serait le ridicule et cela ferait tache à la Révolution, ses amours » [8].

Nous ne savons presque rien des horizons révolutionnaires de Olaff, sinon qu’il prépare activement un soulèvement qui devait entraîner la chute du vieux monde. Mais le relais se fait par le biais d’une autre lutte : celle des Irlandais (le fil qui relie l’Irlande à la France passant par Odream). Dans la province de Conaught, où tous les personnages vont se retrouver à partir du chapitre 15, se prépare une insurrection. Ce sont ces insurgés qui, accompagnés de Odream et de Julius, retrouveront les plans du voyage et partiront pour la terre inconnue. Ainsi se termine Les Microbes humains :

« Julius veut fonder dans quelque endroit n’appartenant qu’à la nature, soit aux solitudes glacées des pôles, soit dans les forêts profondes de l’Afrique, dans quelque endroit rude, où ne viennent que des vaillants, une colonie d’hommes qui, lassés du mal qu’on leur a fait, ou écœurés de celui qu’ils ont fait, tourneront l’instinct de lutte contre la nature, et peut-être feront souche d’une race où ne seront plus déviés les rudiments des plus belles choses - justice, liberté, sciences - qui éclaireront l’humanité de demain » [9].

De ce nouveau monde qui va se fonder, nous ne savons rien, si ce n’est que la science y tiendra une place importante. Dans ses autres romans et nouvelles, Louise Michel n’est pas plus précise. Le vieil Abrael (dans la dernière nouvelles des Crimes de l’époque) racontant à ses arrières petits-fils comment tous les hommes devinrent libres ne donne pas davantage de détails :

« Les arts, les sciences appartenaient à tous et comme on pouvait prendre des plaisirs humains, ceux des bêtes n’appartenaient plus à l’homme » [10].

Or, à l’image du roman, qui est tout de mouvement, d’instabilité, la représentation de la science dans les textes de Louise Michel n’échappe pas à l’ambiguïté [11] (elle est d’ailleurs toujours en mouvement, un progrès étant immédiatement dépassé par un suivant). Si Louise Michel ne nous décrit pas le monde nouveau, c’est qu’il sera en mouvement perpétuel, impossible à figer dans une représentation qui ne pourrait que l’appauvrir :

« [...] ce qui est éternel c’est le progrès mettant sur l’horizon un idéal nouveau, quand a été atteint celui qui la veille semblait utopie » [12],

écrit-elle dans La Commune, Histoire et souvenirs.

On pourrait reprocher à Louise Michel une naïveté certaine dans sa foi inconditionnelle en la science, dans sa croyance au progrès. Il faut faire ici la distinction entre ses œuvres théoriques, et son œuvre romanesque. Le roman montre une image fortement nuancée de la science, incarnée dans le récit par le personnage du docteur Gaël.

Le docteur est un homme bon et bienveillant, mais un savant fanatique (« s’il eût été dans l’intérêt de la science d’exterminer le monde entier, il l’eût essayé sans le moindre remords » [13]). Professeur à Oxford, il a ramené de l’hospice une jeune femme étrangère et l’a disséquée alors qu’elle était endormie sous hypnose, notant toutes ses réactions. Lorsqu’elle meurt en donnant le jour à une fille, il élève l’enfant et l’habille en garçon qu’il nomme nomme Georges, pour la protéger... mais aussi pour faire l’expérience de l’infériorité ou de la supériorité innée de la femme ! Elle devient un brillant sujet de la faculté d’Edimbourg, il l’aime passionnément (ou aime la science en elle), jusqu’à ce qu’elle épouse Odream.

Persuadé qu’il n’y a pas de crime en fait de science, le docteur pense aussi que toute affection est une entrave à son désir de science et réussit à étouffer en lui tout sentiment. Il a parfois des doutes sur son action, mais il tente alors de se persuader qu’il sacrifie quelques vies pour en sauver beaucoup d’autres. Il fait aussi des expériences sur les plantes (vacciner des papayers avec la sève d’autres papayers [14]) ; il opère des croisements de races animales par des moyens artificiels, et ne désespère pas de faire la même chose avec les races humaines (« l’occasion seule avait manqué » [15]). Il a à un moment fait des expériences sur les crânes, puis dirigé des soins dans un hospice à Barcelone : tentant d’agir sur le développement du cerveau en empêchant les soudures définitives du crâne, « dans le double but de retrouver l’échelon perdu entre l’homme et le singe, et de développer en avant une race plus haute » (ses cobayes sont des singes, des « nègres » ou bien des enfants).

« Il avait essayé bien d’autres choses depuis ce temps-là, se disant toujours : il faut que le grain semé pourrisse dans les sillons pour que vienne la gerbe, et les gerbes sans nombre mûrissent au soleil d’été ; il faut que la grappe soit jetée au pressoir, où le vin mêle les grappes sans nombre. Ainsi tombent dans les sillons les grains humains, ainsi sont jetées aux pressoirs les grappes humaines. L’avenir fera sa récolte. [...] » [16]

Cette image des semailles qui vont germer est chère à Louise Michel, on la retrouve dans de nombreux poèmes. La plupart du temps, elle évoque la mort d’un monde et l’avènement d’une nouvelle ère, anarchiste. Elle serait donc connotée d’une manière positive.

Mais comment justifier l’action du docteur Gaël ? C’est à Barcelone, dans l’hospice dont il s’occupe, qu’une certaine Madame de Los Amos, femme d’un certain âge, se rend souvent au lazaret pour se faire remettre les corps de jeunes fillettes qu’elle a endormies afin de les vendre « à des ogres de haut vol aimant la chair fraîche » [17]. Les deux secrets, celui de la trafiquante de chair humaine et celui du docteur Gaël, seront bien gardés par les deux intéressés devenus complices. Pourtant, ce même docteur Gaël a aussi une action positive dans le roman : il va recueillir une seconde fois sa fille Georges, mettre tout en œuvre pour tenter de retrouver la fille de celle-ci, et finit par s’embarquer avec les révoltés, pour fonder un nouveau monde. À l’image des héros de Louise Michel, qui ne se partagent pas en « bons » et « méchants », l’image de la science, dans la fiction, est équivoque.

Le plus étrange est de lire cette réflexion qui suit un échange de malades entre le docteur Gaël et l’un de ses confrères, l’aliéniste, échange qui se fait donnant donnant ! « comme disent les avares » :

« Il en est de même pour nous tous, gens passionnés que nous sommes de l’inconnu, de transformations sociales » [18].

On peut lire ici une sorte de critique des révolutionnaires qui, finalement, comme les savants, immolent les existences présentes sur l’autel de l’humanité future [19]. Finalement, tout le monde poursuit sa passion, qui exige des sacrifices, et Olaff le révolutionnaire, n’est pas différent des deux savants fous :

« À l’inverse de Gaël [le docteur], d’Olaff et de l’aliéniste qui eussent sacrifié eux aussi des milliers d’êtres pour ouvrir des routes nouvelles, il [l’homme aux yeux ronds] eût sacrifié à l’univers, à part lui, pour les fermer, eux croyaient semer (et semaient peut-être), lui, détruisait même pour détruire » [20].

La science est pour Louise Michel, comme la révolution, un mouvement qui entraîne les individus toujours au-delà de leurs limites. Il y a chez elle, comme chez de nombreux anarchistes, l’idée que l’homme est encore imparfait et que ses sens vont se perfectionner :

« Les arts sont à tous ; ni l’œil, ni la voix, ni l’oreille ne doivent être inutiles, et nous sommes mauvais en étant incomplets. Quand chaque être sera développé dans tous ses sens et dans des sens nouveaux, on ne peut nier que l’humanité entière aura un degré de développement que nous ne pouvons comprendre » [21].

En attendant que de nouveaux individus émergent, ceux qui nous sont décrits sont des êtres de transition, dont « les sens nouveaux bourgeonnent » dans un milieu qui leur est défavorable. Les Microbes humains décrivent cette humanité transitoire, sur le point de disparaître : Le Monde nouveau suggère le mouvement qui l’entraîne vers l’avenir.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.