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Les utopies amoureuses

Dans L’Encyclopédie anarchiste, l’article de A. Blicq est suivie d’une entrée intitulée : « Les utopistes et la question sexuelle », signé E. Armand et Hugo Treni [1]. Les auteurs y examinent la place faite à la sexualité, le rôle de la femme et l’éducation des enfants dans un certain nombre de textes utopiques, de Platon à William Morris. Les idées ont beaucoup évolué au dix-neuvième siècle, notent-ils : « Le mouvement social est né, il s’affirme chaque jour davantage, l’utopie d’hier est en passe de devenir, demain, une réalité » et ce mouvement est précisément très visible dans l’évolution de la question sexuelle puisque « la femme, dont on ne tenait aucun compte, qu’on considérait comme un objet accessoire, est considérée non seulement en théorie, mais encore en pratique, comme l’égale de l’homme » [2]. E. Armand et Hugo Treni terminent leur exposé par des solutions « proposées par d’autres écrivains ou romanciers qui ont promené leurs lecteurs dans les contrées sorties de leur imagination », passant en revue Fourier, Cabet, Paul Adam, Han Ryner et d’autres.

Ils ne mentionnent ni André Léo ni Georges Eekhoud, qui ont pourtant pleinement leur place dans la liste de ces écrivains utopistes qui ont abordé la question sexuelle. Aline-Ali (1869) ou Escal Vigor (1899), romans écrits dans les dernières années du dix-neuvième siècle, ne sont pas des utopies à proprement parler, mais sont porteurs d’un discours littéralement inouï, un discours sur la sexualité (entres individus de sexes différents ou de même sexe) qui n’a pas de place dans la société de l’époque. Il importe donc de replacer ces textes dans le contexte discursif de leur parution, afin de bien voir les enjeux – politiques et sociaux – dont ils sont porteurs.

A. La femme, « un être humain comme l’homme » ?

Parias au sein de la Troisième République, les femmes sont victimes de l’ordre patriarcal – dont les gouvernants n’ont pas l’apanage ! Les révolutionnaires eux-mêmes sont parfois assez peu conscients de l’enjeu des luttes féministes. Si la femme est souvent décrite, dans les romans du dix-neuvième siècle, comme une éternelle mineure, elle n’est pas toujours mieux lotie dans les textes anarchistes, où elle n’apparaît que trop rarement comme un individu à part entière. Quelques œuvres de fiction, mais assez rares, disent la nécessaire égalité des hommes et des femmes. Dans les romans de combat, les romans de grèves, les femmes apparaissent souvent comme compagnes des hommes en lutte : au mieux, elles accompagnent le mouvement et ne sont pas un obstacle à l’émancipation des hommes !

Sur la question du féminisme, les anarchistes sont en effet souvent très en retrait par rapport à leurs idées révolutionnaires. Féministes et révolutionnaires n’ont, au dix-neuvième siècle, pas les mêmes buts, et les rencontres sont rares [3]. Les féministes sont, la plupart du temps, réformistes et les révolutionnaires trop peu conscients des combats à mener [4]. À la suite de Proudhon, on entend de nombreuses déclarations anti-féministes dans les milieux révolutionnaires, anarchistes et socialistes.

Malgré cela, un courant féministe s’oppose, au sein même de l’anarchisme, à l’idéologie dominante. On peut considérer qu’il naît avec Joseph Déjacque qui s’oppose à Proudhon au sujet du droit des femmes.

« Nierez-vous le droit de la femme ? Mais la femme est un être humain comme l’homme. Ah ! si les bourgeois de 89 ont fait la Révolution à leur profit et à l’exclusion des prolétaires, - prolétaires, voudriez-vous accomplir la même faute, au profit des hommes et à l’exclusion des femmes ? Non, sans doute, car alors vous seriez, en aveuglement et en infamie, l’égal de vos maîtres » [5].

Joseph Déjacque pointe l’enjeu essentiel de l’égalité des sexes : une révolution qui fait disparaître une forme d’aliénation mais qui laisse subsister une autre forme de domination n’en est pas une. Or, remarque-t-il, la famille est toujours basée sur l’ordre patriarcal :

« La famille... voyez : elle a conservé à travers les âges, et malgré ses transformations successives, le stigmate de son origine. Elle est restée au patriarcat ce que le gouvernement représentatif est à l’autorité absolue » [6].

L’esclavage de la femme a donc des conséquences à la fois directement politiques (en maintenant le principe de l’autorité absolue) et morales : de même qu’aucun homme ne peut être libre sans que tous les autres le soient, aucun être masculin ne pourra se dire indépendant tant qu’il maintiendra les femmes dans un état d’infériorité :

« Que faut-il encore ? Abolir le mariage, cette prostitution légale, cette traite des femmes qui a survécu à la traite des noirs. Que celui qui veut l’homme libre réclame l’affranchissement de la femme. Qui a été allaité par une esclave a du sang d’esclave dans les veines. Qui a été moralisé par une esclave a des pensées d’esclave dans le cerveau. Qui est fiancé à une esclave, qui est possesseur d’une esclave, est fiancé à l’esclavage, est possédé de l’esclavage. Si nous voulons pour l’homme des destinées nouvelles, gravons le droit, cette morale de la nature, au cou de sa compagne ; tressons pour la jeune fille la couronne de chêne au lieu de la couronne d’oranger, donnons, donnons un nouveau moule à l’embryon humain » [7].

Nier les droits et l’intelligence à la femme, c’est reproduire ce que font les bourgeois et les aristocrates qui nient les droits et l’intelligence du prolétaire, dit encore Joseph Déjacque : « Prolétaires qui voulons nous affranchir, tendons une main fraternelle à la femme, et marchons unis avec elle à la conquête de la liberté, au renversement de l’exploitation de l’homme par l’homme comme de l’exploitation par l’homme de la femme » [8].

À la fin du dix-neuvième siècle, à la suite de Joseph Déjacque, les théoriciens anarchistes insistent sur la construction de l’égalité entre les hommes et les femmes. Dans La Conquête du pain (1892), Kropotkine met l’accent sur l’aliénation produite par le travail domestique : « la femme aussi réclame – enfin – sa part dans l’émancipation de l’humanité. Elle ne veut plus être la bête de somme de la maison » [9]. Il souhaite que l’on compte le travail domestique comme un vrai travail, donc rémunéré, et s’en prend implicitement aux révolutionnaires qui veulent l’affranchissement du genre humain sans travailler à celui de la femme :

« ceux-mêmes qui veulent l’affranchissement du genre humain n’ont pas compris la femme dans leur rêve d’émancipation et considèrent comme indigne de leur haute dignité masculine de penser "à ces affaires de cuisine", dont ils se sont déchargés sur les épaules du grand souffre-douleur – la femme » [10].

L’émancipation de la femme ne pourra se faire que lorsque cette dernière sera libérée des tâches ménagères : car rien ne sert de demander pour quelques femmes privilégiées le droit d’avoir des diplômes ou d’exercer des métiers tant que la majorité des femmes sera prisonnière du foyer :

« Sachons qu’une révolution qui s’enivrerait des plus belles paroles de Liberté, d’Égalité et de Solidarité, tout en maintenant l’esclavage du foyer, ne serait pas la révolution. La moitié de l’humanité, subissant l’esclavage du foyer de cuisine, aurait encore à se révolter contre l’autre moitié » [11].

André Léo est l’une des rares féministes proches des anarchistes. Elle ne se bat pas seulement sur le terrain des lois, mais aussi sur celui des mentalités. Loin de se cantonner à exiger le suffrage universel, elle s’en prend avant tout aux révolutionnaires peu conséquents : révolutionnaires dans la rue, ils sont souvent réactionnaires dans leur foyer. Élisée Reclus dira de même que :

« C’est dans la famille surtout, c’est dans ses relations journalières avec les siens que l’on peut le mieux juger l’homme : s’il respecte absolument la liberté de sa femme, si les droits, la dignité de ses fils et de ses filles lui sont aussi précieuses que les siens, alors la preuve est faite ; il est digne d’entrer dans une assemblée de citoyens libres ; sinon, il est encore esclave, puisqu’il est tyran » [12].

Ce genre de critiques est largement repris dans les journaux de l’époque, en particulier dans les périodiques de Jean Grave. La Révolte par exemple reproduit le 17 février 1889 une lettre venant d’un lecteur qui s’indigne que « tout aussi bien que les pires réactionnaires, [certains révolutionnaires] sont souverains, non seulement au ménage et à la table, mais encore au lit, ils transforment leurs femmes en prostituées ». Dans Le Trimard, en 1896, Mécislas Golberg dénonce le fait que la femme a été mise au rang de propriété et en appelle aux révolutionnaires : « Nous, êtres sociaux et anti-familiaux, nous devons avant tout rendre la femme consciente de sa force sociale » [13].

Si, en théorie, la plupart des théoriciens anarchistes s’accordent pour encourager les militants anarchistes à être révolutionnaire jusqu’au bout, y compris dans leurs rapports amoureux ou amicaux, il reste que, dans les œuvres de fiction écrites par les anarchistes, la place des femmes est pour le moins en retrait. Dans l’utopie de Jean Grave, les femmes sont étonnamment discrètes. Alors que Jean Grave est particulièrement conscient des combats à mener (voir en particulier ses articles dans La Révolte et Les Temps Nouveaux), Terre Libre (1908) présente une image décevante de la condition féminine. Il est difficile de voir dans les femmes de la colonie de « Terre Libre » de véritables égales des hommes. Parmi la douzaine de rédacteurs de la première « Gazette Terrelibérienne », on ne trouve qu’une seule femme. Ailleurs, elles sont cantonnées à des activités annexes, avec les enfants. Elles jouent quelquefois le rôle de conciliatrices : c’est grâce à sa femme, « qu’il savait très intelligente », que Berthaut renonce à la violence. Lorsque les anarchistes, au début de leur séjour, se réunissent pour mettre au point un plan de révolte, on emmène femmes et enfants pour faire diversion, pour que les militaires ne se doutent pas du complot. On en laisse « quelques-unes » « pour amuser les roussins, qu’ils n’aient pas trop le loisir de surveiller le camp » [14]. Les femmes ne sont mentionnées que dans les rapports qu’elles entretiennent avec les autres transportés, même les jeunes filles n’apparaissent que comme des potentielles épouses, accompagnatrices plus que véritables compagnes.

Quant à la place des femmes dans l’uchronie de Pataud et Pouget, elle est pour le moins ambiguë. Un chapitre entier leur est consacré : le dernier (chapitre XXX : « La libération de la femme »). Certes, les auteurs imaginent que dans la société anarchiste il n’est fait aucune distinction entre l’éducation des filles et celle des garçons et que la femme peut choisir le moment de sa maternité. Comme dans le rêve de Kropotkine, la machine décharge la femme des tâches ménagères : la femme n’est plus astreinte à être « ménagère ou courtisane », selon les mots de Proudhon. Elle travaille comme les hommes : « La femme, groupée comme l’homme, dans des syndicats professionnels, était sur pied d’égalité avec lui et, comme lui, elle participait à l’administration sociale » [15]. La maternité consciente est acceptée à l’heure du choix de la femme, d’autant que tout enfant sera le bienvenu : « il y avait belle place pour lui au banquet social » [16]. Mais malgré cela, on conserve des « métiers féminins », qui restent « de la compétence de la femme, - et le resteraient encore longtemps » [17].

« La femme pouvait rester femme – dans le sens le plus féminin et le plus humain du mot, - sans avoir à singer l’homme, sans chercher à le supplanter dans les besogne dont il avait la charge » [18].

L’ordre symbolique est maintenu : il y a bien une essence de la femme qu’il ne faut pas modifier. Si sa fonction de maternité possible la libère de tous les autres devoirs sociaux, c’est pour qu’elle puisse s’occuper des enfants et des malades. Si elle n’est plus l’esclave de la mode, elle n’a pas renoncé à parer son corps : elle conserve sa « supériorité élégante » [19].

Ainsi les écrivains anarchistes ont-il du mal à combattre les préjugés sur le rôle de la femme, ou bien sur la sexualité. Fourier a eu bien peu de disciples, lui qui écrivait, luttant contre tous les systèmes, y compris les systèmes amoureux :

« Je ne critique ici que la Civilisation qui veut ériger l’amour jaloux en système exclusif. Je m’élèverai de même contre un peuple qui érigerait en système général des méthodes rapprochées de la communauté. La règle à suivre en Harmonie est d’éviter les systèmes exclusifs qui sont un vice radical de la Civilisation » [20].

Je l’ai déjà mentionné, l’entrée « utopie » et suivie dans L’Encyclopédie anarchiste par un article intitulé « Les utopistes et la question sexuelle ». Comme l’introduit une longue citation de Gérard de Lacaze-Duthiers, il existe bien « une question sexuelle », la plus importante de toutes les questions morales car c’est d’elle que dépend le bonheur des individus [21]. Les auteurs notent ensuite que « comme la majorité des utopistes sont des autoritaires, ils s’en remettent aux lois, pour que tout soit fait selon les règles prescrites, lesquelles règles, selon eux, doivent garantir les bons résultats espérés » [22]. Les écrivains anarchistes n’échappent pas non plus toujours à ce défaut, eux par ailleurs si prompts à critiquer les lois, sont d’une fidélité désarmante à la prétendue « loi des sexes ».

Si l’on trouve donc chez les anarchistes peu de romans « féministes » (c’est-à-dire de romans qui revendiquent l’égalité entre hommes et femmes), il convient d’autant plus de mentionner ceux qui existent. Henry Fèvre combat les préjugés liés à la sexualité féminine dans L’Honneur (1891), et André Léo réalise, dans Aline-Ali (1869), un roman sur l’aliénation des femmes très original pour l’époque. Roman d’une individue en formation, Aline-Ali raconte l’histoire d’une femme en train de se libérer, tout en pointant les résistances qu’elle rencontre.

En s’attaquant aux lieux communs du patriarcat, André Léo dénonce l’idéologie sexiste qui règle les discours sur les femmes. Dans La Femme et les mœurs (paru la même année que le roman), elle dénonce le fait que toutes les analyses produites sur les femmes dans la littérature en vogue (les traités médicaux, mais aussi les romans et les pièces de théâtre) sont basés sur des idées fausses, des « pures fictions ». Ainsi, chaque portait de femme est nécessairement suivi de « la peinture obligée de l’hystérie » :

« L’hystérie a fait depuis quelques années dans les livres, dans les journaux, dans les discours, des ravages affreux. On a prouvé de même que la femme, différente de l’homme en toutes choses, par le sentiment, par le cerveau, ne demandait qu’à être guidée, soutenue, maîtrisée, rudoyée même : que son bonheur, son orgueil à elle, était de se suspendre au bras de l’homme comme un lierre à son appui » [23].

Or, cette image de femme qui est présentée dans la littérature n’a absolument rien de réel : elle est pure fantasme. Ce n’est pas même une « créature », mais c’est une « création » dit André Léo, dénonçant son caractère purement fictif, sorti de l’imagination des hommes :

« Tout le monde connaît à présent cette créature, je veux dire cette création, mobile, capricieuse, tour à tour sublime et fantasque, éthérée et rampante, douce et horrible, animalement tendre, digne de tous les adjectifs, et qu’aucun substantif ne réalise, pétrie de toutes les quintessences et de toutes les abjections, fille de l’antithèse, et sœur de la périphrase. Toute la rhétorique dont se compose la philosophie actuelle s’est épuisée là-dessus ; toutes les serinettes ont vulgarisé ces airs : on sait tout cela par cœur » [24].

À la « création » issue des cerveaux masculins, André Léo oppose sa propre créature, personnage romanesque bien plus proche de la réalité que toutes les fictions mensongères inventées par les hommes pour asservir les femmes.

Aline-Ali d’André Léo : la créature se rebelle

Paru en 1869, Aline-Ali [25] est un roman exceptionnel, d’abord parce qu’écrit par une femme. Or, comme il est dit dans le roman même, les livres écrits par des hommes sur les femmes abondent, contribuant à perpétuer l’oppression de la femme, car dans ce domaine, il s’agit « avant tout de persuasion et de rhétorique » [26].

Le récit commence alors que l’héroïne, Aline de Marignan, hésite à se marier avec Germain Marrey, qu’elle connaît depuis trois mois. Plusieurs circonstances vont venir contrarier ses projets matrimoniaux : d’abord une visite à sa sœur Suzanne qui la met en garde contre le mariage, décidant de l’instruire en lui disant tout ce que l’on cache habituellement aux jeunes filles. Ici, André Léo se laisse aller, comme dans beaucoup de ses romans, à un exposé très didactique qui nuit à la lecture :

« N’approche pas de l’écueil où je me suis brisée ; reste libre. Se marier, c’est prendre un maître, souvent infâme. Se confier à l’amour d’un homme, c’est vouloir périr dans la plus épouvantable agonie, le cœur en lambeaux, abreuvé de fiel » [27].

Mais il ne faudrait pas croire que Suzanne dénonce ici un homme en particulier, non : tous les hommes nés dans les préjugés de leur époque acceptent les privilèges qui vont avec. C’est donc le système patriarcal qu’elle attaque. André Léo reprend ici l’idée développée dans La Femme et les mœurs (essai contemporain du roman) :

« Vois-tu, chacun vit dans son préjugé comme au sein d’une atmosphère où les rayons du vrai ne pénètrent qu’obliquement. L’homme, chef de la femme, de toute barbarie et de toute antiquité, croit à son empire et le veut garder. Tout l’ordre qu’il a bâti repose sur cette base, et il y tient comme un roi à son royaume, comme un mandarin à son bouton, comme tout être qui ne se sent pas une valeur propre, suffisamment déterminée, tient à la fonction extérieure qui lui crée et lui formule une valeur toute faite. Né sur le trône de la suprématie masculine, l’homme a le vice, l’infirmité secrète de la souveraineté ; il peut déclamer sur la liberté des discours sublimes, il peut écrire sur l’égalité des traités superbes, il redevient despote en rentrant chez lui » [28].

Le roman proclame donc, par la bouche de Suzanne, la guerre des sexes : « Nous sommes une proie de chasse, et l’homme est notre ennemi » [29]. Dans le roman, Suzanne incarne une victime de cette guerre impitoyable : elle se tue par peur d’enfanter : si c’est un fils, il deviendra semblable aux autres hommes ; si c’est une fille, ce sera une victime.

Aline décide donc d’en demander « trop » à la vie : « Les humbles sont toujours pris au mot en ce monde. Il faut vouloir ce qui doit être. Demandez, et il vous sera donné » [30]. Désormais, Aline va s’employer à lutter pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Elle quitte son prétendant qui ne l’entend décidément pas ainsi : bien qu’il se dise libéral, il croit à la nécessité d’un chef pour conserver l’ordre de la famille.

Délaissant son ancienne vie, Aline se déguise en jeune homme. Ce travestissement va lui permettre de découvrir de l’intérieur le monde masculin. À Florence, elle est témoin d’une scène où une femme se voir refuser son article sous prétexte qu’elle traite dans son texte des matières philosophiques et politiques impropres à son sexe [31]. L’article intitulé « De l’usage et des principes » est rejeté par la revue pourtant nommée Liberta  !

« Léon reprit le papier des mains d’Ali, en lut quelques lignes, les critiqua, les disséqua, les mit en menus morceaux, et finit par jeter le papier, en s’écriant que cela était ridiculement femme, et qu’il ne pouvait compromettre la Liberta par de pareilles billevesées, dans le but de satisfaire une fantaisie de jeunes gens, ces jeunes gens fussent-ils ses meilleurs amis » [32].

Ali va proposer le même article mais sous son pseudonyme masculin, en faisant croire qu’il (elle) en est l’auteur. Cette fois-ci, on le loue beaucoup pour sa pensée : « Mon cher, vous écrivez et vous pensez en maître, dit Léon. C’est merveilleux » [33].

« - Je craignais, dit Ali modestement, une autre réponse. Depuis que vous m’avez appris qu’il existe un style masculin et un féminin, je ne sais pourquoi j’ai toujours peur de tomber dans ce dernier.

 Quelle plaisanterie ! Vous vous moquez ! La différence, vous le savez bien, consiste, non dans la force même, mais dans le principe mâle qui est en vous, comme cet article en fournit la preuve irrécusable. Ce n’est point une femme qui eût produit de tels aperçus, et les eût exprimés avec cette logique, avec cette force de déduction ».

Mais Ali se heurte sans cesse à de nouveaux obstacles : il se fait chasser d’un banquet qui ne réunit que des hommes conversant sur la politique et l’amour, à la suite d’une intervention sur la dignité des femmes. La distance entre hommes et femmes semble si grande qu’elle rend tout rapport amoureux entre eux impossible. Aline fait la connaissance de Paul à qui elle donne des leçons sur l’égalité des hommes et des femmes. Commence alors une amitié très forte, doublée d’une attirance mutuelle. Mais dès lors que, par accident, Paul a découvert la véritable identité d’Aline, rien n’est plus comme avant. L’amour entre eux est irréalisable, car il y a encore trop de résistance de part et d’autres : des préjugés irrépressibles de la part de Paul (qui ne se comporte pas de la même façon avec l’ami qu’avec l’amante) et des hésitations de la part d’Aline (qui a toujours peur d’une possible domination).

Le stratagème du travestissement permet donc à André Léo de s’attaquer à tous les préjugés, de démonter tous les discours. Lorsque Paul sait qu’elle est femme, son comportement change de manière spectaculaire. Aline dit son histoire et Paul comprend ce qui les sépare : ses amours dites « vulgaires », qu’il avait cru pardonnables aux yeux d’Ali, ne l’étaient plus aux oreilles d’Aline. Il subit la différence énorme établie par l’esprit humain entre l’homme et la femme, et parle de lui rendre hommage, de lui obéir. Autre malentendu ! Elle lui rappelle la sainte égalité de leur affection et le prie d’abandonner « cette abjecte phraséologie, instrument du secret dédain de l’homme pour la femme » [34] :

« Honorer la femme ! Dans la langue des hommes ce mot a deux sens : le plus honnête, c’est la mettre à part, comme chose à ne pas toucher, comme propriété d’un autre ; le plus commun signifie ramper devant elle pour l’abuser, l’étourdir de louanges et en faire sa proie. Laissons ces choses là » [35].

L’originalité du livre et sa force subversive viennent du fait qu’Aline, parce qu’elle est femme, prend le parti de tous les opprimés. Ainsi tente-t-elle de donner à voir à son ami (elle est alors travestie en homme) l’analogie entre le peuple et les femmes :

« Quand j’étais enfant, dit-il enfin, j’entendais souvent parler des défauts et des vices du peuple, et ce mot représentait pour moi un être particulier, d’essence abjecte et brutale, qu’il m’eût paru alors impossible d’aimer. Plus tard seulement je compris que le nom de peuple désigne non une espèce, ni même une race, mais une condition : celle de l’homme soumis aux influences particulières du travail manuel, de la misère et de l’ignorance » [36].

Elle s’insurge contre le fait qu’on agisse de même vis-à-vis des femmes : parce qu’elles sont soumises à une éducation différente, « on leur reproche, comme inhérents à leur nature, les défauts qui résultent de ces causes, et, pour comble d’inconséquence, tout en les accusant d’une infériorité qu’on s’attache à entretenir, on leur demande une vertu supérieure à celle des hommes » [37]. C’est qu’Aline ne cherche pas à changer de rôle, mais à faire la révolution dans les esprits. Ainsi, répugnant à vivre en châtelaine, elle sait que la solution n’est pas de vendre tous ses biens : les pauvres qu’elle rendrait riches auraient tout de suite des métayers, l’ordre serait ainsi maintenu. C’est à l’éducation qu’elle confie la tâche de faire évoluer les mentalités.

La fin du roman est à la première personne : le narrateur délaisse son personnage et raconte comment, en cherchant des fonds pour éditer un journal, il est envoyé vers une certaine Mlle de Marignan – c’est-à-dire Aline. La fin du roman est particulièrement habile puisqu’elle apprend aux lecteurs ce qu’est devenue l’héroïne tout en donnant une garantie d’authenticité à l’histoire racontée. Un dialogue misogyne et sexiste tenu par deux personnages masculins du romans et rapporté par le narrateur vise à montrer aux lecteurs, en les faisant sortir de l’expérience d’Aline, que les idées n’ont pas encore évolué dans les mentalités.

Les idées exposées dans Aline-Ali sont celles qu’André Léo développe, au même moment, dans La Femme et les mœurs [38], paru en 1869, riposte à l’ouvrage de Proudhon, De la justice dans la révolution… (1858). Répondant mot à mot aux arguments de son adversaire, elle insiste sur la fabrication de l’idéologie dans la rhétorique. À la créature-création maginée par les philosophes (figure de femme fabriquée par le discours des hommes), elle a donc réussi à opposer une autre figure, une figure littéraire et assumée comme telle (celle d’Aline). Le passage au roman lui permet de mettre en scène une autre « créature-création », mais qui, paradoxalement, est davantage réelle que celles qui hantent les discours des hommes. Comme dans de nombreuses œuvres de fiction écrites par les anarchistes, la création, la fable imaginée par l’écrivain vient ici s’opposer aux fictions sociales et politiques qui modèlent les représentations que nous avons du réel.

Aline-Ali est sans doute le roman d’André Léo le plus « moderne », en raison sans doute de l’imagination dont fait preuve l’auteure dans l’intrigue : l’idée du travestissement [39] répond à la thématique du faux (les fausses idées reçues sur les femmes, les faux principes de leur éducation, la fausseté des relations entre hommes et femmes, etc.). Et c’est grâce à ce travestissement – ou à cette mise en fiction – que le personnage (et à travers elle, l’auteure) parvient à démystifier la fiction d’une société prétendument égalitaire. Les femmes, hors de l’histoire, ne peuvent intervenir dans les affaires de la cité que par effraction : elles énoncent une parole inaudible. Le roman, avec son intrigue centrée autour du travestissement, met en scène cette effraction même. La parole de l’héroïne qui ne peut se faire entendre en disant « je », qui ne peut être sujet de sa vie qu’en usurpant une identité, met à nu le tragique de la condition féminine.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.