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"Il faut que la société ait le coeur bien solide..."

Le genre de l’utopie mêlé à la contre-utopie, choisi par F. Duhamet, n’est pas nouveau. Joseph Déjacque, comme Ernest Cœurderoy, dénonce les barbaries sans nom sur lesquelles est fondée ce qu’on appelle habituellement la « civilisation ». Les écrivains anarchistes nous présentent, dans la fiction, une image noire de la société : en choisissant tel ou tel aspect propre à révolter le lecteur, en déformant et accentuant certains traits, en interrogeant ce qui est couramment accepté comme allant de soi, ils nous amènent à porter un autre regard sur le réel.

L’utopie transcende les genres. Beaucoup de textes théoriques empruntent des traits au roman ou à la fiction dès lors qu’ils entreprennent de développer une utopie. On trouve ainsi, dans la production de la fin du dix-neuvième siècle, des écrits assez originaux, empruntant à la fois des caractéristiques du pamphlet, de la fiction, du traité politique. Ainsi F. Duhamet [1] écrit-il en 1889 un texte intitulé : La République révolutionnaire [2]. La fonction de l’utopie est chez lui explicite : elle a pour but de rendre le tableau de la République existante repoussant. Par un retournement, il inverse les termes du problème habituellement posé. Pour lui, c’est accepter la société telle qu’elle est qui serait l’utopie :

« L’utopie consiste à croire qu’un être puisse régler la vie d’un autre être, et à plus forte raison, la vie d’un grand nombre d’autres êtres. Toutes les philosophies, toutes les législations modernes sont donc des utopies. Chacun ne vise qu’à imposer son utopie » [3].

La République révolutionnaire de Duhamet : l’appel à la révolution

La République révolutionnaire se présente comme un discours de l’auteur, adressé directement au lecteur, à la deuxième personne du singulier. L’ouvrage est divisé en trois parties : la liberté, l’égalité, la fraternité. Chaque partie comprend plusieurs chapitres, articulés autour de thèmes - l’amour sexuel, l’hygiène, la science -, de leur application dans la République révolutionnaire imaginée par Duhamet comparée à la situation dans la société actuelle. L’auteur ne prononce jamais le mot anarchie mais son inspiration est nettement libertaire. Ainsi précise-t-il dès le premier chapitre que :

« Le gouvernement est la source de toute autorité, de toute hiérarchie. Quelle que soit sa forme, il est d’essence monarchique. Gouvernement et monarchie sont même deux termes synonymes. Pour pouvoir établir la République et vivre en liberté, il faut donc détruire le gouvernement » [4].

Au passage, il revient sur le gouvernement de la Commune qui « ne valait pas mieux que celui de Versailles » car il restait un gouvernement [5].

Dans la République révolutionnaire, il n’y a pas de gouvernement, les hommes et les femmes sont tous égaux, la solidarité règne entre les différentes espèces animales. La famille n’est plus source d’autorité, ni soumise à la hiérarchie : le père n’a de droit sur personne, et « la femme est l’égale de l’homme ; comme lui, elle jouit de toute liberté » [6]. Cette organisation a bien sûr ses défauts et ses imperfections, mais l’auteur a confiance dans sa propre capacité à se rectifier d’elle-même :

« L’essentiel, c’est qu’elle soit républicaine. Il suffit de dissoudre toutes les hiérarchies, de supprimer toutes les inégalités arbitraires, de détruire toutes les religions imposées » [7].

Le texte de Duhamet est certes empli de contradictions. Ainsi définit-il par exemple sa nouvelle République comme une dictature. C’est en effet à un dictateur qu’est confié la tâche de liquider la situation actuelle et d’organiser la République : c’est à lui qu’il reviendra de « [donner] la mort à tous ceux qui par leur qualité antérieure ou par leurs opinions sont des ennemis dangereux de la République » [8]. Ailleurs, l’auteur préconise la guerre pour détruire la guerre. Ces contradictions viennent un grande partie du fait que ses influences sont partagées entre Blanqui, Proudhon et Louis Blanc, qui ne font pas toujours bon ménage au sein de son texte !

Mais là n’est pas l’important. La force de l’ouvrage réside en effet moins dans le tableau d’une société parfaite que dans la peinture de la société actuelle. Prenons par exemple la question de l’amour, telle que la présente Duhamet. Dans la République universelle, l’« amour sexuel » sera laissé entièrement libre. L’auteur note cependant qu’il faudra dresser « un acte d’amour » après chaque manifestation, indiquant le nom des deux partenaires (de sexe opposé), la date du rapport et les incidents éventuels : ces résultats, confiés à un « hygiéniste de l’amour », permettront d’établir un régime amoureux de l’individu, qui sera discuté dans des publications érotiques. Ici, la nouveauté n’est pas tant

dans cette vision hygiéniste de l’amour (assez semblable à celle d’un Paul Adam, et sur bien des points en retrait des idées développées par Fourier dans son Nouveau monde amoureux), que dans le tableau qui lui est opposé : l’amour sexuel dans la société actuelle. F. Duhamet montre clairement qu’il n’est d’ailleurs pas question d’amour, mais de domination. Les hommes, les puissants, cachent derrières des discours hypocrites le fait qu’ils tendent à acquérir une emprise complète sur le corps des femmes :

« Et [les gouvernants] osent parler de morale ; ils osent réclamer la décence du trottoir aussitôt qu’ils sont devenus les maîtres légaux d’une femme de leur classe et de filles légitimes qu’ils saturent de bégueulerie ! Il faut que la société ait le cœur bien solide pour ne pas dégueuler dans un accès de dégoût ces matières en putréfaction qui lui pèsent sur l’estomac et qui peuvent s’appeler les gouvernants de la morale » [9].

L’auteur adopte souvent, dès qu’il parle de la société de son temps, le ton du pamphlétaire. L’accumulation des termes exprimant le dégoût traduit ici son rejet total et sans concession de la fausse morale des hommes de son époque. Dans de telles conditions, toute relation sexuelle ne peut être autre chose qu’un viol, que l’auteur décrit, dans le style qui lui est propre, en termes extrêmement crus :

« Dans la conquête, quatre soudards maintiennent écartés les membres de la femme pendant qu’un cinquième lui enfonce dans le ventre son membre abhorré en y lâchant une gluante injection » [10].

Ici, le tableau de l’acte sexuel forcé est exposé sans complaisance, d’un point de vue complètement extérieur, sans aucune complicité (l’auteur pourrait tout aussi bien être un extra-terrestre débarqué depuis peu sur la terre et totalement ignorant des coutumes humaines). La description a valeur de condamnation, et Duhamet n’a besoin de nul commentaire supplémentaire pour stigmatiser ceux qu’il accuse ainsi.

Les lecteurs peuvent-ils rester insensibles à ce genre de tableaux ? Prenant conscience, par la lecture, de l’étrangeté du monde dans lequel ils vivent, ils sont conviés à partager l’indignation de l’auteur. Comment peut-on tolérer un monde tel que celui-ci ?

L’ouvrage se termine donc naturellement par le mot de « Révolution », conclusion à laquelle aboutissent logiquement les développements de l’auteur. Chaque chapitre indique ce qui est à détruire et ce qu’il faut instituer pour établir la République universelle. Le programme de Duhamet consiste en trois points : armement du peuple, liquidation de la société hiérarchique, organisation de la République. Ce ne sont pas ces propositions – qui apparaissent d’ailleurs bien simplistes – que nous retiendrons, mais la force de rupture dont est porteuse le texte de Duhamet, force que nous retrouvons dans bien des fictions écrites par les anarchistes.

Ce texte nous intéresse donc à plus d’un titre. Ayant choisi la forme du traité pamphlétaire, l’auteur mêle à la théorie certaines caractéristiques de la fiction dès qu’il s’agit pour lui d’aborder l’utopie. En outre, il montre de façon éclairante les deux versants que comporte l’utopie (dans une structure en miroir) : le tableau d’une société autre et la peinture du monde actuel présenté comme insupportable. Au terme de la lecture de ce pamphlet, une conclusion s’impose : si les « solutions » proposées par l’auteur sont peu convaincantes, il reste que tout, même l’inconnu, est préférable à l’ordre qui règne actuellement. Comme l’écrivait Ernest Cœurderoy :

« Le Désordre, c’est le salut, c’est l’Ordre. Que craignez-vous du soulèvement de tous les peuples, du déchaînement de tous les instincts, du choc de toutes les doctrines ? Qu’avez-vous à redouter des rugissements de la guerre et des clameurs des canons altérés de sang ? Est-il, en vérité, désordre plus épouvantable que celui qui vous réduit, vous et vos familles, à un paupérisme sans remède, à une mendicité sans fin ? Est-il confusion d’hommes, d’idées et de passions qui puisse vous être plus funeste que la morale, la science, les lois et les hiérarchies d’aujourd’hui ? Est-il guerre plus cruelle que celle de la concurrence où vous avancez sans armes ? Est-il mort plus atroce que celle par l’inanition qui vous est fatalement réservée ? Aux tortures de la faim ne préférez-vous pas les entailles de l’épée ? » [11]

Duhamet se situe bien dans la lignée de Joseph Déjacque ou Ernest Cœurderoy, en confiant à l’utopie un rôle de révélateur : il s’agit de dessiller les yeux des lecteurs, en insistant sur l’aspect intolérable de la société présente, en montrant l’insupportable de ce qui est tous les jours accepté. L’utopie réside ici, non plus dans le tableau d’une société idéale, mais dans un changement de regard.

« Je suis citoyen du monde »

Ainsi se présente Marcus, le prophète des Porteurs de torches  [12] : interrogé par Juste, il répond qu’il n’a pas de patrie. Il semble venir d’un pays utopique : les mots que prononce Juste n’ont aucun sens pour lui, et son récit lui semble « rempli des contradictions les plus absurdes » [13]. J’ai déjà eu l’occasion de m’attarder sur Les Porteurs de torches. Bernard Lazare n’a pas voulu peindre une utopie (on ne sait pratiquement rien du pays, nommé Utopie, d’où vient Marcus) mais montrer une dystopie : la société de Géronta. Le paradoxe est que cette dystopie s’apparente à bien des cités du dix-neuvième siècle. Vue à travers le regard de Marcus, Géronta apparaît comme une ville sombre, peu accueillante, dont tous les dysfonctionnements sont mis en avant.

Si le roman n’est pas précisément situé dans le temps, les lecteurs n’ont aucun mal à y reconnaître le paysage particulier aux cités industrialisées de la fin du dix-neuvième siècle : on y voit des usines et des travailleurs. Il subsiste cependant des vestiges d’un temps ancien qui viennent souligner l’aspect intemporel et généralisable de la fable. Géronta est certes une cité imaginaire, avec sa topographie propre – mais on peut y lire une métaphore du monde du dix-neuvième siècle : la ville est séparée en deux parties, la ville riche, et la ville pauvre. L’utopie est présente mais comme un écho très lointain, une vague aspiration à un autre monde, une attirance pour un ordre différent. La fonction utopique est tout entière concentrée dans la personne de Marcus, utopiste et « citoyen du monde » [14], qui promène son regard sur notre réalité et l’interroge en des questions parfois naïves.

Bernard Lazare innove donc en inversant le schéma utopique : la cité montrée n’est pas la cité idéale, à l’organisation parfaite, découverte par un narrateur venant de notre monde. Au contraire, la cité exposée par le narrateur s’apparente fort à notre monde, mais elle est appréhendée du point de vue de l’utopiste. Au lieu de l’observateur extérieur entrant sur les terres de l’utopie, Bernard Lazare met en scène un personnage venant d’Utopie et abordant une ville de notre monde.

Un processus analogue est mis en place par André Léo dans son conte La Commune de Malenpis. La narratrice dresse le tableau d’une société « utopique » (les habitants se gouvernent eux-mêmes, en toute indépendance) et montre comment, sous l’influence du temps, elle dégénère pour finalement ressembler à la société réellement existante du dix-neuvième siècle. Le récit expose l’altération d’un état utopique en contre-utopie, contre-utopie qui présente plus d’une ressemblance avec la société dans laquelle nous vivons.

Dans les deux cas, l’utopie est présentée comme un état premier (dans le récit) et c’est notre société qui apparaît comme une dystopie. Les lecteurs sont par conséquent amenés à partager le point de vue du narrateur, et à regarder leur réalité avec des yeux d’ailleurs, des yeux d’utopistes.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.