Bandeau
Recherches anarchistes
Slogan du site
Descriptif du site
Invitation à la lecture critique : les fables contre les fictions

L’idéal de l’écrivain anarchiste, c’est donc d’être un « retourneur d’idées » (comme Han Ryner), mais non un dictateur. L’écrivain anarchiste serait, en quelque sorte, celui qui propose une pensée sans vouloir l’imposer, comme le dit le conférencier Sébastien Faure lors du Procès des Trente – parlant des idées anarchistes :

« Chacun a le droit de les discuter et le devoir de les combattre si elles lui paraissent fausses. L’anarchiste est aussi jaloux de son indépendance morale que de liberté physique et il y a cela de particulier chez les libertaires que mis en présence d’une idée, ils l’examinent, l’étudient, la discutent, puis chacun la repousse ou l’accepte suivant qu’elle lui paraît erronée ou exacte, sans jamais tenir compte de la personnalité qui l’a émise » [1].

Mais l’écrivain n’est pas un orateur : en écrivant des fictions, il ne s’adresse pas à la seule raison des lecteurs, mais aussi à leurs sentiments. C’est pourquoi l’écrivain ne doit pas tricher avec ses lecteurs : on retrouve chez Mécislas Golberg l’idée souvent formulée par Jules Vallès selon laquelle l’écrivain doit écrire avec son sang, qu’il doit incarner ses idées, mettre en accord ses actes et ses écrits. Dans ses Lettres à Alexis… (1904), Mécislas Golberg s’exprime ainsi :

« Ceux qui renseignent notre intelligence passent vite. Mais ceux qui apportent des moyens pour mieux entendre et pour mieux comprendre sont les véritables facteurs de l’Esprit immortel. Ils personnalisent les principes. Leur méthode, c’est leur sang. Leurs affirmations ne sont que des indices de leur passion. Leurs paroles ont une portée au-delà » [2].

Quelle est-elle, cette « portée au-delà », sinon l’effet que le texte produit sur le lecteur, effet toujours incertain, parfois décisif ? Les œuvres des écrivains anarchistes appellent les lecteurs à une prise de conscience, les poussent à prendre des décisions, à ne pas rester passifs devant la réalité, non plus que devant le texte littéraire. Ces textes se font dénonciation, car décrire le destin qui est le nôtre, c’est déjà le maîtriser. Ils ne se font jamais donneurs de leçon : chaque texte met en scène ses failles, chaque œuvre s’exhibe comme une œuvre discutable (au sens propre : devant susciter des discussions), ouverte. L’écrivain anarchiste se pose davantage comme un interlocuteur possible que comme un enseignant ; il est l’ami ou le complice bien plus que le maître. L’écrivain donne son œuvre à la lecture pour qu’elle soit analysée, disséquée, et non respectée, révérée. Comme l’écrit Kropotkine, le livre « n’est pas à prendre en entier ou à laisser » :

« Il faut seulement s’habituer à ne jamais attacher à un livre, à un écrit, plus d’importance qu’un livre ou un écrit - si beaux qu’ils soient - n’en ont en réalité.

Un livre n’est pas un évangile à prendre en entier ou à laisser. Il est une suggestion, une proposition, - rien de plus. C’est à nous à réfléchir, à voir ce qu’il contient de bon et à rejeter ce que nous y trouverons d’erroné » [3].

Ce passage figure dans l’introduction qu’écrit Kropotkine au roman de Pataud et Pouget, Comment nous ferons la révolution (1909) : c’est une invitation à la lecture critique.

« Je chéris les fables »

Le lecteur des fictions écrites par les anarchistes est toujours renvoyé à la fragilité du texte, à son aspect arbitraire et contingent. L’écrivain prend bien soin de signifier aux lecteurs : ceci n’est pas le réel. Le texte se dénonce lui-même comme fable. La fable est ici ce qui s’oppose aux fictions (fictions politiques, fictions sociales, etc.). Alors que les fictions veulent se faire passer pour le réel, la fable insiste sur le fait qu’elle n’est pas le réel.

Les fables, comme certaines substances hallucinogènes, nous font découvrir d’autres aspects du réel, et ce faisant, nous délivrent de la pesanteur de la réalité. Car les fables jamais ne contraignent : elles laissent libres ceux qui les lisent ou les écoutent. C’est ce qui apparaît dans un éloge que fait l’un des narrateurs de La Porte d’ivoire (1897) de Bernard Lazare. Le personnage appelé « Nalle » dit adorer « les contes de fées » :

« Je chéris les fables lorsqu’elles sont vagues et imprécises, lorsqu’autour d’elles je peux grouper mille adventices songeries, mille imaginations connexes. Elles sont alors pour moi ce qu’est le haschich ou l’opium pour tant d’autres, haschich et opium moins perfides, moins dangereuses. Elles deviennent des amies, excitatrices, douces et bienveillantes. Je les charge de mes visions et de mes rêves comme les fileuses chargent leurs quenouilles du chanvre que des tisserands inconnus tisseront, et c’est d’elles que je tire la trame de mes songes et de mes pensées. Aussi me les faut-il ténues et brumeuses, légères et fluides, et telles qu’elles ne puissent contraindre mes vagabonds, fugaces et libres désirs » [4].

Peut-on trouver plus belle métaphore de l’œuvre anarchiste ? Le livre est ainsi semblable au chanvre, qui libère les désirs et les rêves d’un monde meilleur, au chanvre qui est une drogue, comme l’opium, mais qui est aussi la matière des tisseuses et tisserands (des artisans, qui ont affaire à la matière brute, au réel, et qui élaborent une œuvre). Le chanvre passe de mains en mains (« chanvre que des tisserands inconnus tisseront ») : il est ce qui relie, ce qui assure un lien.

La fable telle qu’elle est décrite par Bernard Lazare, déclarée comme telle, s’oppose ici aux fictions sociales qui, elles, se font passer pour la réalité. La fable acquiert ainsi une dimension critique : elle permet la naissance d’une conscience libre (alors que les lecteurs de fictions sont dupés par leurs croyances). Tandis que les fictions sont contraignantes, appauvrissent le réel, restreignent les désirs de l’individu, les fables, au contraire, libèrent les désirs et incitent à l’action. La métaphore du chanvre – à la fois haschich ou matière à tisser – dessine une image de l’œuvre d’art comme imagination et création, rassemblant autour d’un même lieu (et d’un même plaisir) lecteur et auteur, assurant le relais entre les deux.

Il importe donc de se souvenir de ceci : l’œuvre d’art, le texte littéraire, n’est pas le réel, ne remplace pas le réel. Il est nécessaire que cette idée soit ancrée dans l’esprit des lecteurs, afin que subsiste l’incertitude quant au sens à donner à l’œuvre, afin que l’imagination des lecteurs puisse venir se greffer sur celle de l’écrivain (ou en prendre le relais), afin que la lecture puisse être, elle aussi guidée par de « vagabonds, fugaces et libres désirs » (pour reprendre les mots de Bernard Lazare), et non prise au piège des intentions de l’auteur.

C’est pourquoi les écrivains anarchistes mettent l’accent sur le processus même de l’écriture, en particulier par le biais des termes d’adresse [5]. Louise Michel, non sans humour, appelle sans cesse l’attention du lecteur sur les invraisemblances et les outrances de son récit (« Qui pourrait croire à ces récits de cauchemar ! » [6]). Georges Darien met en scène le roman en train de s’écrire tout en soulignant l’arbitraire des conventions esthétiques (Comment est-elle, cette ville-là ? / Si vous voulez le savoir, faites comme moi ; allez-y. Ou bien, lisez un roman naturaliste » [7]). Octave Mirbeau aussi se joue des attentes du lecteur en faisant de ses romans des patchworks où se côtoient faits divers, chroniques politiques et événements sortis de l’imagination de l’auteur. Le Jardin des supplices (1899) et Le Journal d’une femme de chambre (1900) s’ouvrent chacun sur une première scène qui prépare l’entrée du lecteur dans la fable. Le récit est le fait d’un narrateur intradiégétique (qui constitue un personnage de l’histoire avant de prendre la parole) ; avant d’être reçu par les lecteurs (réels), il s’adresse à un narrataire (destinataire du récit inclus dans la fiction). Le texte qui donne son titre au roman (description du « jardin des supplices » ou « journal » de Célestine) se présente ainsi comme un récit dans le roman.

Il y a là une grande différence avec les écrivains adeptes du « réalisme socialiste ». Les théoriciens du « réalisme socialiste » n’ont jamais remis en cause le réalisme (qui pourtant n’est à aucun moment érigé en loi artistique par Marx et Engels [8]). Les écrivains communistes se devaient donc de respecter l’exigence de réalisme, assortie de trois clauses : la « justesse » de la représentation artistique, son historicité, et son caractère révolutionnaire [9]. Michel Ragon a souligné que ce prétendu « réalisme » n’était rien d’autre qu’un « idéalisme socialiste », produit direct de la culture bourgeoise contre laquelle il prétendait lutter :

« En effet, l’idée de donner pour but à la peinture et à la sculpture la copie conforme de la réalité est issue du positivisme et du rationalisme bourgeois au XIXe siècle » [10].

Les écrivains anarchistes, on l’a vu, se méfient du réalisme compris au sens étroit. On se souvient de l’appel de Kropotkine « Aux jeunes gens », qui donne le ton de toute la littérature à venir : il ne faut pas montrer comment les hommes vivent, mais suggérer comment ils pourraient vivre. Pour Kropotkine, la valeur esthétique de l’art doit être cherchée dans sa « signification philosophique et sociale » ; le pouvoir de l’artiste tient à sa capacité à transmettre des émotions, dont l’impact est plus efficace que la théorie.

Mécislas Golberg rejette toute doctrine esthétique. Dans ses Lettres à Alexis (Histoire sentimentale d’une pensée), il écrit : « la doctrine est un repos d’âme, une erreur volontaire qu’on crée pour ne pas trop s’égarer dans le dédale de la vie spirituelle. Toute œuvre vaut par son sens intime, ami » [11]. Mais c’est dans la déformation, plus que dans l’imitation, qu’il voit le principe de l’art :

« La déformation – ce qu’on appelle vulgairement la déformation est le principe même de la création humaine, notre anima Dei  ! » [12],

écrit-il dans La Morale des lignes, au sujet des dessins de Rouveyre.

La déformation, c’est le principe même de la fable. Elle produit parfois des textes contradictoires : c’est justement la contradiction qui permet de prendre en compte tous les aspects du réel. Alors que la fiction tend à faire passer le réel pour univoque, à en donner une représentation simplifiée, la fable a pour ambition de déplier le réel et d’en exposer tous les aspects, d’en dévoiler toutes les virtualités. C’est encore dans une fable que j’irai chercher une image pour illustrer ceci. Dans le chapitre intitulé « Les Dicéphales » des Voyages de Psychodore (écrit en 1903), Han Ryner décrit la rencontre de son philosophe cynique avec un peuple dont la particularité est de posséder deux têtes. Un homme appelé « Simple-Génie » a une tête droite qui compose des poèmes pendant que sa tête gauche découvre des vérités géométriques. Parfois les deux bouches ont l’air de se contredire, mais ce n’est qu’apparence :

« Je ne contredisais point ma sœur, je complétais sa parole. Deux voix qui semblent se contredire ne sont pas de trop pour chanter, non point certes l’infini et l’ineffable Vérité, mais les deux pôles de la vérité »,

dit la bouche gauche [13]. En introduction de Gamliel (Une Orgie au temps de Jésus) (1899), un roman symboliste original, André Ibels note que

« l’histoire devrait être représentée allégoriquement, par une femme dont la tête voilée et à double visage, ne parviendrait jamais à s’encadrer dans le miroir de la Vérité que lui présenterait un éphèbe, symbolisant dans cet étrange groupe le Paradoxe toujours jeune, fécond et profond » [14].

Montrer « les deux pôles de la vérité », voilà l’ambition de bien des écrivains anarchistes. Entre les deux pôles, l’équilibre est parfois instable.

On trouve à la fin du dix-neuvième siècle de nombreux exemples de textes qui laissent la « morale » en suspens, qui se contentent d’exposer deux idées contradictoires – ou complémentaires. Dans l’étrange roman de Maurice Beaubourg intitulé Dieu ou pas Dieu !  [15], l’auteur se garde bien de trancher (le titre, on le remarquera, n’a rien d’une question). Le narrateur expose les idées des deux camps : les catholiques et les athées, en renvoyant dos à dos leurs certitudes. Dieu ou pas Dieu ! est une sorte d’anti-roman à thèse, en ce sens qu’il vise à empêcher tout sens univoque, toute résolution définitive des conflits exposés dans le récit. Maurice Beaubourg a d’ailleurs dénoncé à plusieurs reprises dans des articles les méfaits de l’autorité : « Toute Liberté conquise est une Autorité », écrit-il dans La Revue blanche. Il voit dans les éducateurs, l’opinion, la justice et la police des agents d’autorité, et considère que c’est faire œuvre de révolutionnaire que de combattre le pouvoir des agents de l’autorité, quels qu’ils soient. Pour cela, il faut tout d’abord réaffirmer le droit de la pensée, lutter « contre les agents de l’autorité spirituelle » [16].

Face à univers ouvert, où plusieurs voix sont à l’œuvre, le lecteur se retrouve finalement seul artisan d’un des sens possibles. Livré, par le biais de la fiction, à une fable qui dénonce les impostures de la société, il finit ébranlé dans ses certitudes, sans repère stable. Confronté à la béance du sens, à la nécessité de penser et d’agir, il est enfin réhabilité. Il a un rôle à jouer.

Avec Le Jardin des supplices, Octave Mirbeau nous donne à lire un texte hétérogène et problématique, dont les contradictions ne sont pas résolues.

« Mon œuvre demeurera donc sans conclusion »

Le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau est un récit étrange, inclassable. Il n’y apparaît en effet aucun message explicite.

On peut évidemment avancer des interprétations psychanalytiques ou psychologiques de ce roman. Claude Herzfeld relève cette phrase : « Il y a quelque chose de plus mystérieusement attirant que la beauté : c’est la pourriture » et insiste sur l’angoisse existentielle d’Octave Mirbeau qui se reflète sur le monde [17]. Un des thèmes exploité ici par Octave Mirbeau est évidemment la liaison entre Éros et Thanatos, déjà présente dans L’Abbé Jules, où l’abbé « simulait d’effroyables fornications, d’effroyables luxures, où l’idée de l’amour se mêlait à l’idée du sang ; où la fureur de l’étreinte se doublait de la fureur du meurtre » [18].

Mais la construction en triptyque du roman vient nous suggérer d’autres pistes interprétatives. La dédicace, tout d’abord, invite explicitement à une prise en compte du politique :

« Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes, qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes, je dédie ces pages de Meurtre et de Sang » [19].

Le frontispice met en scène une discussion entre bourgeois masculins du dix-neuvième siècle : des amis sont réunis chez un écrivain célèbre. On trouve parmi eux aussi bien des moralistes, des poètes, des philosophes, des médecins… Ils en viennent à la conclusion que le meurtre est la plus grande préoccupation humaine, la base même des institutions sociales, l’unique raison d’être des gouvernements. Il faut donc, pour conserver l’ordre actuel, cultiver cet instinct de meurtre, et pour cela, il existe les lois. Les hommes étant tous, plus ou moins, des assassins, on leur a ménagé des exutoires légaux pour que leurs instincts puissent s’exercer en toute tranquillité. Ces exutoires sont par exemple les fêtes patronales, les sports violents, la chasse, les guerres coloniales… Octave Mirbeau revient ici à l’un de ses thèmes favoris : la barbarie de notre état social, unanimement acceptée. Dans Le Calvaire (1886), il décrit ainsi le personnage du père du narrateur : « C’était un excellent homme, très honnête et très doux, et qui avait la manie de tuer » [20] : le et dit tout ce qu’il y a d’inacceptable dans cet « ordre » qui fait passer le crime (ici : la chasse) pour une manie anodine. L’abbé Jules, lui, s’amuse à formuler le paradoxe devant l’enfant qu’on lui envoie : « C’est une honnête femme, ta mère… Ton père aussi est un honnête homme… Eh bien, ce sont tout de même de tristes canailles, petit… comme tous les honnêtes gens… On ne t’apprend pas cela à l’école ? » [21].

Passant à un autre de leurs sujets favoris : les femmes, les amis en viennent à décrire les liens qui existent entre l’instinct meurtrier et l’instinct génésique. Les crimes les plus atroces sont d’ailleurs commis par des femmes. Un homme apporte son témoignage : il a rencontré la femme libre de tout artifice, de tout mensonge. Placée dans un milieu dans lequel rien ne peut réfréner ses instincts (ni lois, ni morale, ni préjugés), elle se livre à une « horreur sanglante ». C’est le récit de sa vie que va faire ce narrateur.

Une première partie (« En mission ») montre le narrateur, après avoir connu la vie politique française, partant pour les Indes. Sur le bateau qui le mène à Ceylan, il rencontre Clara, une Anglaise fascinée par la mort, qui l’entraîne en Chine : « En Chine, la vie est libre, heureuse, totale, sans conventions, sans préjugés, sans lois… pour nous, du moins… Pas d’autres limites à la liberté que soi-même… à l’amour que la variété triomphante de son désir… » [22] La seconde partie décrit « le jardin des Supplices », ou le meurtre considéré comme un art. Ainsi, la description du fameux « jardin » annoncé par le titre ne constitue que le troisième temps du roman, venant après le frontispice [23] (les discussions dans le salon parisien) et le chapitre intitulé « en mission », qui décrit les dessous des magouilles politiques.

Le lecteur est alors évidemment amené à tisser des liens entre la politique de la France à la fin du dix-neuvième siècle - période des guerres coloniales (deuxième partie), et le tableau des horreurs décrites dans le dernier chapitre. Les guerres coloniales s’accompagnent à l’époque de nombreuses évocations, dans les journaux, de spectacles violents, notamment en Chine (qui doit donc être civilisée par les Européens). On développe un imaginaire de la cruauté et de la décadence chinoise [24]. La force du roman d’Octave Mirbeau vient du double statut accordé à la Chine, qui apparaît à la fois comme la métaphore et l’antithèse de l’Europe. Tous les instincts cruels des hommes, bridés et hypocritement niés en Europe, sont ici librement acceptés. La Chine, terre de beauté et patrie de l’Art, est le lieu de la pire cruauté, révélateur de notre barbarie. Les génocides commis par les États et les puissances coloniales et les atrocités des supplices infligés par la dynastie mandchoue des Qing sont mis en parallèle. Ainsi, quand Clara veut convaincre le narrateur de l’accompagner au bagne pour « donner à manger aux forçats chinois », elle évoque les voleurs pendus en Angleterre, les courses de taureaux et les anarchistes garrotés en Espagne, les soldats fouettés à mort en Russie, les famines en Italie [25]… La torture n’est pas l’apanage de la Chine ! D’ailleurs, comme le fait remarquer Clara : « Vois comme les Chinois, qu’on accuse d’être des barbares, sont au contraire plus civilisés que nous ; comme ils sont plus que nous dans la logique de la vie et dans l’harmonie de la nature !… Ils ne considèrent pas l’acte d’amour comme une honte qu’on doive cacher… » [26] Lorsque le narrateur se lasse des supplices chinois, Clara lui rappelle : « Je suis sûre que tu crois les Chinois plus féroces que nous ?… Mais non… mais non !… Nous, les Anglais ?… Ah ! parlons-en !… Et vous, les Français ?… Dans votre Algérie, aux confins du désert, j’ai vu ceci… » [27], et elle raconte les tortures infligées aux Arabes. Autant que l’amour des souffrances étalées devant elle, Clara porte en elle la haine de l’Europe hypocrite et cruelle.

Les Chinois participent à des rites sacrificiels qui les font communier avec leurs propres bourreaux, comme en France le plus grand nombre, troupeau asservi, accepte d’être écrasé. Comme l’écrit Claude Herzfeld, Octave Mirbeau montre ici que l’exploitation de l’homme par l’homme perdure aussi grâce à la complicité des exploités. On peut donc tirer du roman une sorte de leçon politique : afin qu’une révolution politique ne porte pas au pouvoir de nouveaux maîtres, il est nécessaire de plonger au plus profond des mystères de l’homme : « Quel abîme de folie que l’esprit de l’homme !… » [28] ; « tout est mystère en nous » [29] dit un personnage dans le Frontispice. D’ailleurs, qui est vraiment Clara ? « Existe-t-elle réellement ?… » se demande le narrateur.

« Je me le demande, non sans effroi… N’est-elle point née de mes débauches et de ma fièvre ?… N’est-elle point une de ces impossibles images, comme en enfante le cauchemar ?… Une de ces tentations de crime comme la luxure en fait lever dans l’imagination de ces malades que sont les assassins et les fous ?… Ne serait-elle pas autre chose que mon âme, sortie hors de moi, malgré moi, et matérialisée sous la forme du péché ?… » [30]

Le récit paraît en pleine affaire Dreyfus. C’est l’esprit de meurtre qui règne pendant ces années là qu’illustre « sur le mode paroxystique » le roman, selon Pierre Michel [31]. Pierre Michel rappelle que le roman est constitué par collages, fragments de textes autonomes : Octave Mirbeau a sciemment choisi de rassembler deux textes très différents et conçus à quatre ans d’intervalle (1893-1895 pour « En mission », 1897 pour « Le Jardin des supplices »). Ces textes qui n’ont pas le même statut, ces morceaux ainsi mis côte à côte acquièrent une autre signification. Des liens essentiels sont tissés entre des données a priori étrangères les unes aux autres. Ces liens, c’est au lecteur de les établir. La correspondance structurelle entre le frontispice et la deuxième partie permet de dégager la nécessité d’une destruction totale, pour pouvoir reconstruire.

Jacques Chessex fait l’hypothèse que le roman décrit l’horreur que Mirbeau ressent pour son temps. « Comme si Le Jardin, et quelques autres romans de cet homme coupable, s’étaient mués en splendides actes d’accusation de l’exaction et du pouvoir. On ne fait pas pire » [32].

Mais plus qu’une dénonciation politique des crimes des États, le roman est une parabole de la condition tragique de l’homme. Il décrit le cycle perpétuel des naissances, des croissances, des décadences, des morts, des pourritures et des résurrections. La loi du meurtre est aussi la loi de la vie : « puisque l’Amour et la Mort, c’est la même chose !… et puisque la pourriture, c’est l’éternelle résurrection de la Vie… », dit Clara [33]. Et bientôt le narrateur s’aperçoit que partout où il y a la vie, il y a la mort : « Et l’univers m’apparaît comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices… Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d’horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie… » [34] Le jardin des supplices de Chine devient alors le symbole de la souffrance humaine [35].

Selon Pierre Michel, il existe deux niveaux de lecture du roman : l’un, métaphysique (centré autour de l’angoisse existentielle) et l’autre, politique. On peut en effet y voir une critique d’inspiration libertaire des institutions humaines. C’est en tout cas « une œuvre ambiguë », dans laquelle l’auteur assume ses propres contradictions.

« En même temps qu’il s’emploie à ruiner les idées toutes faites de ses lecteurs œillères, il refuse de leur imposer un contre-discours normatif, car il sait pertinemment que chaque chose est porteuse de son contraire, et que les plus belles idées peuvent fâcheusement dégénérer » [36].

Le roman tente de faire perdre ses repères au lecteur : pour qu’émerge la pensée critique. Octave Mirbeau décrit ici une dystopie, mais nulle utopie n’est présente dans la narration pour faire contre-poids autableau des tortures barbares du jardin des supplices.

Enfin, il ne faudrait pas nier la dimension catharsique du texte. Il y a certes un plaisir qui vient de la description des horreurs. Octave Mirbeau se rapproche ici d’une certaine tradition du roman noir, du roman populaire, qui se complait dans la description des crimes et des perversions. Est-on si loin d’ailleurs de Louise Michel ?

« Devant la bête pantelante, dépouillée sous le froid et la peur, la soif du sang les prit comme pour étancher l’autre. Leur rage était si grande de ne pouvoir l’assouvir.

Le rut du sang et des appétits les tenait ; ils voulaient voir couler le sang de la bête, ils voulaient emporter les enfants, les tuer quand ils les auraient souillés ; il leur eût fallu les enfants du monde entier.

C’est un goût du vieux monde blasé, comme l’anthropophagie celui des peuplades à l’état primitif » [37].

Octave Mirbeau et Louise Michel : personne n’a songé à rapprocher les deux auteurs. Pourtant, il y a bien des points communs dans leur inspiration.

Les écrivains anarchistes invitent donc à une lecture vigilante, méfiante, distante, qui sache accepter et accueillir les ambiguïtés du texte. S’il est une vérité qu’enseignent leurs textes, c’est qu’il n’y a pas d’autorité incontestable.

Ayant le projet du Voleur (1898), Georges Darien aurait pu écrire un roman à thèse. La structure du roman s’y prêtait parfaitement puisqu’on peut le rattacher à la fois au roman d’apprentissage (le narrateur Randal est enfant au premier chapitre, il apprend à connaître le monde, il évolue jusqu’à la fin) et à la structure antagonique [38] (un personnage paria - le voleur - en guerre [froide] contre la bourgeoisie de son époque). Mais plusieurs procédés viennent briser le mécanisme du roman à thèse. L’éducation du personnage de Randal est laissée en suspens à la fin du roman : son évolution est loin d’être achevée lorsque le texte se clôt, et le lecteur n’a pas idée de ce qu’il va devenir. En outre, le narrateur n’est pas omniscient. Il lui arrive de se tromper, d’hésiter, de changer d’avis [39]. Le récit vient souvent contredire ses projets, ses paroles. Non seulement Randal ne cherche pas à s’ériger en autorité, mais en plus il ne cesse de mettre en garde le lecteur contre toutes les autorités.

Le Voleur de Georges Darien joue avec les genres. Le voleur est celui qui s’applique à démystifier toutes les idées préconçues, à combattre tous les préjugés. Les titres imitent ceux du roman-feuilleton, mais sont souvent démentis par le contenu du chapitre concerné. L’auteur feint de se soumettre aux conventions du roman-feuilleton : le style est parfois ampoulé, les titres des chapitres sentencieux, les rencontres invraisemblables abondent, les coups de théâtre sont nombreux, les épilogues de fiction laissent le lecteur perplexe. On peut donc définir Le Voleur comme un faux feuilleton, traité avec désinvolture, allusivement : Darien n’est jamais prisonnier du genre. En effet, il mêle plusieurs codes, casse ainsi la machine romanesque, court-circuite constamment la narration, refuse toute illusion réaliste. En rejetant toute moralité, toute conclusion, il déjoue l’idéologie attendue. Il fait éclater le roman : les ellipses, points de suspension en témoignent ; et le jeu de l’avant-propos rompt le pacte romanesque.

Georges Darien écrit donc ici, en quelque sorte, l’anti-roman à thèse par excellence. En refusant explicitement de conclure, il souligne le danger qu’il y a à inscrire dans la fiction une thèse univoque – danger esthétique tout autant que politique. Le texte se termine donc sur les questions soulevées par le narrateur et laissées en suspens. De même qu’il refuse toute conclusion, l’auteur rejette systématiquement les effets rhétoriques. Le dernier chapitre se termine sur une pirouette :

« Je trace les lignes qui terminent ce manuscrit où je raconte, à l’exemple de tant de grands hommes, les aventures de ma vie. J’avoue que je voudrais bien placer une phrase à effet, un mot, un rien, quelque chose de gentil, en avant du point final. Mais cette phrase typique qui donnerait, par le saisissant symbole d’une figure de rhétorique, la conclusion de ce récit, je ne puis pas la trouver » [40].

Le Voleur ne se laisse pas facilement interpréter. Le paradoxe est que, justement parce qu’il n’impose pas un sens univoque, le texte de Darien ne se prête pas au détournement. Il est irrécupérable – c’est ce que signifie le prologue, et l’impossibilité pour le personnage d’écrivain bourgeois de s’approprier le texte du manuscrit de Randal. Le paradoxe n’est qu’apparent : on sait que ce sont les textes les plus univoques qui sont le plus sujets au détournement (rien de plus facile à détourner, à lire « à l’envers » que les romans dont la thèse paraît bien arrêtée, textes moralisateurs par exemple).

Le roman à thèse est un genre narratif où l’action est constamment doublée d’une parole interprétative : l’important n’est pas la fréquence des commentaires, mais leur redondance, l’absence de contradictions entre eux. Or, dans Le Voleur, nulle autorité narrative ne vient redoubler la parole de Randal.

Le Voleur invite le lecteur à s’éloigner de l’auteur. L’écrivain anarchiste ne recherche pas la fusion avec ses lecteurs, mais le partage de l’autonomie. En abandonnant son manuscrit, Randal semble dire au lecteur, comme André Gide dans Les Nourritures terrestres : « Et quand tu m’auras lu, jette ce livre – et sors » [41].

Comme le narrateur du Voleur, Ibsen, dans ses pièces, ne conclut pas, et c’est dans cette absence de conclusion que Victor Barrucand voit la force du drame :

« Il y a dans toutes les pièces d’Ibsen un ensemble rare de pensées qui ne sont que suggérées par l’action sans être posées en thèse, d’où cette supériorité chez l’auteur de ne conclure pas mais de conduire chacun à penser et à résoudre suivant des tendances personnelles le problème qu’il propose » [42],

écrit-il dans l’Endehors au sujet de la représentation d’Un Ennemi du peuple. Le spectateur est pleinement impliqué dans la pièce sans être pour autant prisonnier des idées de l’auteur :

« Nous sommes devant de tels spectacles, comme les personnages qui nous y apparaissent, invités à prendre parti en toute liberté, en toute responsabilité » [43].

L’intérêt des œuvres de fiction écrites par les anarchistes repose donc dans la perpétuelle remise en question des genres et des modèles, à commencer par les modèles littéraires. À la synthèse, les écrivains anarchistes préfèrent la négation et le conflit, plus féconds. Ils recherchent l’éclatement, la rupture, tout ce qui peut briser l’ordre unitaire qui gouverne habituellement la lecture.

On pourrait qualifier cette littérature de littérature de vagabondage, invitant à l’errance du lecteur. Comme l’écrit Stirner :

« On pourrait comprendre sous le nom de "vagabonds" tous les individus qui paraissent douteux, hostiles et dangereux au ctioyen ; le vagabondage en tout genre lui déplaît. Car il y a aussi des vagabonds de l’intelligence, qui trouvent la demeure héritée de leur père trop étroite et trop basse pour pouvoir s’en contenter ; au lieu de se tenir dans les limites d’une façon de penser modérée et de considérer comme vérités intangibles ce qui donne à des milliers d’hommes la consolation et le repos, ils sautent par dessus les barrières du traditionnalisme, et vagabonds extravagants, ils s’abandonnent sans frein aux fantaisies de leur critique impudente et de leur scepticisme effréné » [44].

L’écrivain anarchiste ne sera donc pas éducateur, au sens d’enseignant : il n’a aucune vérité à révéler. Mais il sera une sorte de stimulateur d’idées – un compagnon, pourrait-on dire. Ou un « penseur », simplement, pour reprendre la distinction que fait Mécislas Golberg :

« Le penseur-éducateur, le sauveur crée des sosies, des perroquets ; le penseur pur et simple crée des amis intellectuels, c’est-à-dire des hommes dont les cerveaux ne sont pas garnis d’une constatation vraie ou d’une opinion logique, mais qui ont assisté au drame de la pensée, à son éclosion, à sa naissance, à ses souffrances, à ses joies. La vérité n’est plus à leurs yeux un fait parlant à leur logique, mais une vie s’adressant à leur vie, à leurs sentiments, à leurs idées et qui sait : peut-être à leur sang. Alors sous l’influence d’une vérité pareille (car ici il n’y a plus des maîtres et des élèves), comme sous l’influence anonyme de la musique, ils s’éveillent eux-mêmes ; voient par leurs propres yeux, pensent par leur propre cerveau, sentent par leur propre cœur. Ils vivent la vérité et deviennent des penseurs profonds qui changent la vie » [45].

Il y a, on l’a vu, plusieurs façons d’empêcher le sens de se figer en certitude : mettre en suspens la crédibilité de l’auteur en affirmant sa subjectivité, inviter le lecteur au sens critique, et enfin, au sein même de la narration, faire entendre plusieurs voix sans qu’aucune ne fasse autorité. De cette façon, le texte jamais ne devient un piège : l’écrivain-tisserand prend soin de ne point emprisonner son lecteur dans les mailles de son ouvrage.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.