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L’écriture de l’en-dehors : la critique permanente.– Le pas de côté toujours recommencé
« Prince, Tsar que les historiens s’apprêtent sans doute à classer sous la rubrique ingénieuse de nos Césars anarchistes, à toi je dédie cette feuille ! Tu permettras, Compagnon, que je l’adresse en même temps aux camarades qui ne sont que les empereurs d’eux-mêmes. [...]

Je suppose que fort peu d’entre eux verseront dans la politique : ils n’aiment point l’équivoque et ne sauraient pas, dans le rang, s’inspirer du chef de file. Sans directeur de conscience, ils bataillent pour le plaisir. Les rhétoriciens de la Sociale, prometteurs de bien-être futur, ne les entraînent pas à leur suite. C’est immédiatement qu’ils veulent vivre : c’est sur l’heure qu’ils s’affranchissent des tutelles et des mots d’ordre. Rien ne les enrôle. Chacun sa route ! Au cours de tous les événements, en dehors de tous les partis, ils lancent le cri de révolte » [1].

C’est ainsi que Zo d’Axa s’adresse, dans La Feuille, en 1899, au Tsar Nicolas II, alors en visite à Paris. Zo d’Axa y définit la position de l’en-dehors permanent qui est la sienne : enrôlé par rien ni personne, affranchi, sans chef de file, sans directeur de conscience… L’indépendance est en effet pour les anarchistes la garantie de la liberté.

Ce que les anarchistes critiquent, particulièrement chez les socialistes autoritaires, c’est le risque de reproduire les vices de la société actuelle. Ils se méfient d’une révolution qui laisserait intacts les mécanismes de domination. Mais comment alors éviter d’instituer une autre norme qui viendrait remplacer l’ancienne ? Les libertaires n’ont pas toujours pris la mesure du problème, et c’est ce que leur reproche Mécislas Golberg. Dans l’éditorial du premier numéro de Sur le trimard, il regrette que les anarchistes aient construit leur critique à partir des mêmes données que le socialisme :

« Considérant que les philosophes libertaires ne diffèrent des socialistes autoritaires que par leur tempérament romantique et leur ignorance des faits sociaux, nous n’admettons pas non plus leur critique philosophique de la liberté qui dans l’économie sociale s’appuie sur la clientèle du socialisme et aboutit aux syndicats et groupements professionnels ; car une critique qui s’appuie sur les données économiques identiques aux données d’une autre critique, ne peut qu’aboutir aux mêmes résultats, sauf quelques divagations naïves sur la loi ou l’État » [2].

Ce que préconise Mécislas Golberg, on l’a vu, c’est d’envisager la question sociale du point de vue des plus démunis : les chômeurs, les déclassés, les vagabonds [3]. Le choix des en-dehors (et sous ce terme, je comprends tous ceux qui ne sont pas intégrés dans une classe, dans un groupe homogène – du point de vue social, économique ou politique - c’est-à-dire, selon le vocabulaire de l’époque : les parias, les déclassés, les gueux ; on dirait aujourd’hui : les marginaux, les « sans »). Pour Mécislas Golberg comme pour Zo d’Axa, les en-dehors comprennent tous ceux qui ne seront jamais intégrés dans une classe (comme la classe prolétarienne par exemple). C’est cette non intégration qui est seul garante d’une radicalité qui ne pourra jamais être récupérée.

Être en-dehors, cela signifie prendre de la distance avec les idées les plus communes, avec ses propres préjugés aussi. C’est une position critique, qui vise à empêcher toute cristallisation de la pensée en dogme. L’en-dehors s’oppose ainsi à une figure honnie, qui lui sert de repoussoir : la figure du bourgeois. Mais le bourgeois est vu davantage par les écrivains anarchistes comme un état d’esprit que comme une catégorie sociologique. La figure du bourgeois est mouvante – et la mentalité bourgeoise peut même atteindre les travailleurs… [4]. Le bourgeois, c’est en effet l’incarnation du lieu commun. L’en-dehors, c’est celui qui fait toujours un pas de côté pour éviter de se retrouver intégré, classé, étiqueté, prisonnier des lieux communs. La position de l’en-dehors devient dès lors un choix assumé, une attitude revendiquée par l’écrivain anarchiste.

A. Le pas de côté toujours recommencé

« Lorsque les faits contredisent les mots » : la figure du bourgeois

Le bourgeois, figure universellement haïe par la caste des artistes du dix-neuvième siècle, incarne la médiocrité, le juste milieu. Le bourgeois, c’est celui qui ne pense pas. Le bourgeois prend parfois la figure du mufle : Laurent Tailhade le stigmatise dans sa « Ballade touchant l’ignominie de la classe moyenne », dans Dix-huit ballades familières pour exaspérer le mufle  [5]. Mais le bourgeois, c’est d’abord – et Léon Bloy l’a dit dans l’introduction à son Exégèse des lieux communs (1902), celui qui emploie les lieux communs, les clichés :

« Le vrai Bourgeois, c’est-à-dire, dans un sens moderne et aussi général que possible, l’homme qui ne fait aucun usage de la faculté de penser et qui vit ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit, l’authentique et indiscutable Bourgeois est nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules » [6].

Le bourgeois représente donc, tout d’abord, un certain rapport au langage et aux lieux communs – rapport qui est aussi souligné par Ernest Cœurderoy dans son introduction à Hurrah !!! ou la révolution par les Cosaques  :

« L’érudition ne fait pas défaut aux hommes de ce siècle... au contraire ; mais le courage de l’opinion, mais une opinion. [...]

Les hommes et les livres répètent les mêmes phrases d’usage, les mêmes lieux communs historiques, les mêmes citations ; tous s’appuient sur les mêmes autorités considérables, et pas un ne veut conclure [7]. Les livres sont des spéculations ; tout homme est menteur. Les économistes se plaignent de l’excès de population ; moi, je désespère de rencontrer un seul caractère dans cette triomphale procession d’avocats, de boutiquiers, de littérateurs et de propriétaires faméliques qu’on est convenu d’appeler la très illustre civilisation du dix-neuvième siècle. Jamais notre espèce bavarde ne fit plus déplorable usage de sa langue. Dans ce temps-ci, l’on ne peut guère juger de l’opinion d’un homme que par la position qu’il occupe. Le bourgeois pense pour vivre ; il ne vit pas pour penser » [8].

Le bourgeois a un aspect physique facilement reconnaissable dans la littérature des anarchistes. Ernest Cœurderoy le décrit comme bien portant, à la peau rose comme les nouveaux-nés (ou les porcs), toujours bien vêtu (chaudement et confortablement), évidemment décoré. De caractère, il est économe, patriote (en parole seulement), vaniteux, bavard, lâche. Sans s’en rendre compte, les bourgeois sont prisonniers de leurs idées, de leurs préjugés, à l’étroit dans leurs conceptions étriquées. La description du bourgeois est placé sous le signe du manque :

« La Bourgeoisie ! une société tassée, gênée dans ses maisons, dans ses habits, dans ses pensées ; atrophiées dans sa constitution, parcimonieuse dans ses habitudes, économiquement endimanchée, routinière, sans convictions, sans principes fixes, sans honneurs ; - société prudente, sage, rangée, comme il faut ; sans audace, sans esprit de liberté, sans désirs de révolte, sans respect pour le passé, sans aspirations vers l’avenir ; - société prostituée à la Papauté qu’elle insulte et au Despotisme qu’elle a raccourci jadis ; - société se survivant piteusement, maigre et pauvre, fonctionnaire, commissionnaire, propriétaire grevée ; - société lâche, morcelée et prise de famine : société du radeau de la Méduse  ! » [9]

Chez Georges Darien, l’esprit bourgeois est un virus qui a contaminé le peuple.

« L’envie démocratique ! disent les coquins du Tiers-État, toujours heureux de jeter sur les épaules du peuple le poids et la responsabilité de leurs vices. Non ! Envie bourgeoise, simplement bourgeoise, dont le virus a contaminé la foule mais qui n’en émane pas. Et c’est précisément pourquoi ce sentiment vil, qui s’attaque non moins aux hommes supérieurs qu’aux nations fortes, est si puissant en France ; car la France est, entre tous, le pays où l’esprit bourgeois – si l’on peut donner le nom d’esprit à une pareille saleté – exerce une autorité souveraine. Depuis un siècle, en dépit de toutes transformations superficielles, il n’a pas cessé de régner en maître ; il n’a pas cessé de niveler ; il n’a pas interrompu sa besogne d’assassin » [10].

L’esprit bourgeois nivelle car le bourgeois est celui qui refuse les extrêmes. Il s’oppose ainsi aux aristocrates et aux prolétaires, comme dans la pièce L’Ami de l’ordre (1898). Georges Darien écrit un drame à trois personnages : l’aristocrate, l’homme d’Église et le bourgeois, dont il examine le comportement face à la Commune de Paris. C’est évidemment le bourgeois qui se révèle le plus cruel, le plus lâche et le plus mesquin.

« Quant au bourgeois, cette chose qui n’est pas l’aristocrate et n’est pas le prolétaire, ce tas de chair, - ni bras, ni tête, ni cœur, mais tout ventre, c’est un être tellement difforme et immonde qu’il ne peut que servir de repoussoir aux ultras du prolétariat comme aux ultras de l’aristocratie » [11],

écrivait Joseph Déjacque.

Dans le théâtre de Darien, la bourgeoisie apparaît comme la classe du mensonge. Le bourgeois est celui qui ment sans cesse, qui ne met jamais en accord ses paroles et sa pensée, qui est guidé par une conscience fausse. Il vit sous le signe du Faux : les bourgeois sont les grands falsificateurs de la société moderne.

Ils falsifient les sentiments : ils appellent patriotisme la collaboration, comme par exemple dans Les Chapons (1890). Un seul intérêt les guide – l’intérêt financier – et devant lui, aucun sentiment authentique ne saurait résister.

Ils falsifient les discours qui, dans leur bouche, ne deviennent que des phrases vides qui ne renvoient à rien. Croissez et multipliez est une comédie sur le thème du repeuplement, thème qui a donné lieu à de nombreuses pièces – par exemple Monsieur Vautour, de Jean Conti et Jean Gallien (1911). Chez Darien, contrairement à Conti et Gallien (qui montrent le désespoir d’une famille nombreuse face à leur propriétaire qui les met à la porte), le ton n’est pas larmoyant. Au contraire, l’auteur pousse à bout la logique contradictoire des personnages bourgeois : ils prônent le repeuplement du pays mais laissent les familles nombreuses de pauvres à la rue. Le propriétaire mis en scène par Darien explique à la concierge le meilleur moyen de se débarrasser des locataires indésirables, c’est-à-dire ceux qui ont trop d’enfants, et met lui-même ses conseils en pratique. Le comique réside dans la contradiction évidente qui régit ses actes, dans le gouffre qu’il y a entre ses paroles et ses actes, et dans sa tranquille impudence (il préfère loger une prostituée dans sa maison plutôt que de louer un appartement à une famille nombreuse).

C’est encore la falsification qui est dénoncée dans Le Pain du bon dieu, où l’on voit des bourgeois empoisonner une ville par des farines avariées. Ils font partie de « ces mangeurs de sueur, [...] commerçants à l’esprit mercantile, rapaces, égoïstes, empoisonnant, falsifiant leurs produits et leurs denrées, amenant ainsi la dégénérescence du genre humain » que dénonce Clément Duval [12].

La contradiction qui caractérise la vie des bourgeois (le hiatus entre les paroles et les actes, entre les discours et la réalité) les mène bien souvent à la folie. Dans le théâtre de Darien, la folie envahit peu à peu l’espace scénique et triomphe par exemple dans la dernière scène du Pain du bon Dieu. L’image d’un « grand oiseau noir » plane au-dessus des personnages, ses battements d’ailes sont des malédictions qui finissent par provoquer le désespoir du personnage féminin, dont l’aliénation est rendue visible dans les dernières répliques de la scène :

« - Mais délivre-moi !… Rends-moi à moi-même !… Je souffre !… arrachez-moi à cette torture !… » [13]

La bourgeoisie, on le voit, n’est pas pour Darien une classe mais une façon d’être, une façon d’exister sans mettre en pratique ses actes et ses paroles, et qui peut mener à la folie. Ce qui la caractérise, c’est la duplicité. L’esprit bourgeois fabrique des idoles (et les socialistes sont atteints par cet esprit bourgeois lorsqu’ils dressent leur idéal au mépris du réel). Pour Darien, il s’agit avant tout de s’approprier le présent.

C’est donc la contradiction qui caractérise la bourgeoisie, et plus précisément, une utilisation du langage déconnecté de la réalité (« mensonges ! faussetés ! trahisons ! parjures !… » [14] : voilà ce qui provoque le désespoir dans Le Pain du bon Dieu). Tout l’effort des écrivains anarchistes consiste donc à reformer le lien entre le langage et la réalité.

La bourgeoisie se caractérise en effet par un emploi abusif du langage. Chez eux, les mots ne sont pas congruents avec la réalité. J’emprunterai à Karl Mannheim le concept de non-congruence (de l’inadéquat, de l’inapproprié), qui me semble particulièrement intéressant pour appréhender la position des anarchistes. Voici comment Mannheim définit la « non-congruence idéologique » : « Des normes, des modes de pensée et des théories vétustes et inapplicables sont appelées à dégénérer en idéologies dont la fonction est de dissimuler la fonction réelle de la conduite plutôt que de la dévoiler » [15]. Or c’est bien là ce que dénoncent sans cesse les écrivains anarchistes, pour qui toute idée doit être jugée en fonction de son accord (sa congruence) avec la réalité. Que ce soit au niveau des idées ou au niveau du langage, les écrivains anarchistes recherchent la congruence, l’adéquation entre les mots et les choses, entre la pratique et la théorie. Cette question nous ramène à l’idée de l’engagement de l’écrivain. On a vu pour eux l’importance de la concordance entre les signes et leurs référents – entre les déclarations et les actes. Si l’on définit l’idéologie comme la non congruence entre la réalité et l’idée, on voit qu’il poursuivent toujours le même combat : pour l’adéquation entre la théorie et la pratique. Car dès que les mots creux, les mots vides, se substituent au réel, il y a une menace pour l’individu : les phrases vides, ce sont les phrases de l’idéologie dominante, le lieu vide, c’est le lieu commun, c’est aussi le lieu du pouvoir.

C’est bien ce qu’André Léo dénonce dans la rhétorique qui sert l’ordre patriarcal : « tout ce creux système, si favorable à la tirade et à l’amplification, s’écroule dès qu’on y touche, et ne se compose que de phrases ». Ainsi, dit-elle, on exalte dans la littérature et dans les œuvres de fiction la figure maternelle, mais on ne respecte guère les mères dans leur foyer. Il y a donc un hiatus entre les discours et les actes, entre les mots et les faits. La mère n’est pas respectée dans la vie quotidienne,

« parce qu’en dépit de la rhétorique la logique a ses droits, et que lorsque les faits contredisent les mots, les mots ont tort »,

écrit-elle dans La Femme et les mœurs… (1869) [16].

Les écrivains anarchistes nous incitent donc à soupeser les mots, à ne jamais les prendre pour argent comptant. Un lapsus extrêmement intéressant fait écrire à Adolphe Retté dans Le Libertaire : la plupart des gens « se gardent de remonter jusqu’à la source des mots [sic] dont ils se plaignent » [17] ! Analyser les mots, les peser, voir ce qu’ils valent : c’est ce que font ceux qui écrivent dans Le Libertaire. Ainsi, Louis Guérard intitule un de ces articles : « Les balles humanitaires » : « Des morts-aux-hommes (médecins-majors) ont parlé de balles humanitaires. Peuvent-elles être humanitaires les balles qui tuent ? » [18] Et La Révolte se réjouit d’une initiative prise par La Question sociale qui a commencé sous la rubrique « Formules ambiguës » « une série d’articles dans lesquels elle passe en revue ces formules courantes au sein des socialistes, acceptées sans les scruter de près, mais qui, au fond, ne sont que des expressions que nous, malgré nous, avons tous héritées de la science bourgeoise et d’un ordre d’idées bourgeois » (il donne comme exemple l’expression : « la production au producteur » [19]).

Les socialistes autoritaires ont donc hérité des bourgeois du pouvoir de déformer les mots, de falsifier les idées. Selon André Veidaux, ils « prennent en effet un malin plaisir à brouiller les rapports des choses en semblant isoler l’égalité de la liberté, en les opposant presque par le silence dont ils couvrent la seconde ». Et André Veidaux montre que cette équivoque est dangereuse, car elle peut avoir des conséquences politiques graves :

« Dès lors, les sociaux-démocrates, sacrifiant la liberté à l’égalité, ainsi que nombre de chiméristes myopes et de politiciens marrons, sont-ils peu qualifiés pour protester contre la stupidité et la mauvaise foi bourgeoises, lesquelles s’emparant de l’équivoque des mots, de leur acception corrompue, de leur généralisation vicieuse, identifient le collectivisme nécessairement à l’autorité, à la contrainte, à l’obligation, et traitent les utopies libertaires comme les utopies égalitaires, telles des fantaisies puériles ou des cauchemars dangereux de songe-creux » [20].

On voit donc comment un mot dévalué peut tuer une idée. Han Ryner tonne contre les écrivains « prostitués qui vendent âprement et habilement des mots vides et des hypocrisies de pensées » [21].

Le grand combat de Bernard Lazare va être de lutter contre les discours vides, à commencer par le discours antisémite. Dans Antisémitisme et révolution [22], d’abord édité dans un numéro unique des Lettres prolétariennes en 1895, il met en scène un dialogue épistolaire entre Jean Mouton, pris au piège des discours antisémites, et son ami Jacques. Ce dernier lui démontre que les thèses de Drumont n’ont aucun fondement. Il n’y a ni peuple aryen, ni peuple sémite : « toutes ces belles phrases qui opposent le noble aryen au vil sémite sont des phrases vides et qui prouvent seulement la complète ignorance de ceux qui les écrivent » [23].

« Ne te laisse donc pas prendre à des phrases vides »,

lui répète-t-il.

« Ce sont des grands mots qui n’ont pas de sens ; ne te laisse pas troubler la cervelle par eux : ils ne veulent rien dire » [24].

Il ne s’agit pas pour Bernard Lazare d’opposer au discours anti-dreyfusard un autre discours, mais de mettre à nu les fondements mêmes du discours antisémite, montrant comment il fonctionne et sur quels mythes il est fondé [25]. À sa suite, La Revue blanche, dans sa « Protestation » écrite en février 1898 en réaction au procès de Zola, dénonce un pouvoir occulte qui désigne le Juif comme un bouc émissaire pour détourner les yeux de l’opinion publique, et s’en prend aux « spéculateurs de toute croyance qui nous conduisent à des Panamas ».

« Je l’ai défendu en m’appuyant sur des faits et non pas en idéologue »,

écrit Bernard Lazare, toujours parlant de Dreyfus, dans son 3e mémoire, Comment on condamne un innocent : l’acte d’accusation contre le capitaine Dreyfus, en 1898. Et s’il se désespère ensuite, c’est qu’il n’est parvenu qu’à combattre une croyance, et non à combattre la source même de toutes les croyances :

« Ce pays est un pays pourri [...] Depuis des mois nous nous efforçons de convaincre nos citoyens, nous voulons leur expliquer certains faits, nous tentons de leur montrer quelques vérités, nous essayons de les amener à comprendre. Or ils sont susceptibles non pas de comprendre, mais uniquement de croire et nous n’avions pas senti cela »,

écrit-il à Joseph Reinach [26].

Pour les écrivains anarchistes, il importe donc de rejeter la croyance au profit de la critique, de s’appuyer sur les faits plutôt que sur les discours. Pour cela, il convient de toujours garder une attitude d’en-dehors, c’est-à-dire une attitude fondamentalement critique.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.