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Le sarcasme et la bombe

Comment, donc, éviter que les chemins mènent toujours quelque part ? Comment se prémunir contre le dogmatisme ? Comment échapper à l’esprit d’orthodoxie ? La solution trouvée par les anarchistes réside dans l’humour.

« Qu’êtes-vous donc ?

Je suis anarchiste.

Je vous entends : vous faites de la satire » [1].

Ce dialogue, mis en scène par Proudhon dans Qu’est-ce que la propriété, dit assez que l’on ne peut étudier les écrivains anarchistes sans consacrer une partie à l’humour. Proudhon termine ses Confessions d’un révolutionnaire par un éloge de l’ironie :

« Ironie, vraie liberté ! c’est toi qui me délivre de l’ambition du pouvoir, de la servitude des partis, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l’admiration des grands personnages, des mystifications de la politique, du fanatisme des réformateurs, de la superstition de ce grand univers, et de l’adoration de moi-même » [2].

Joseph Déjacque, lui, préfère le sarcasme. Dans L’Humanisphère, il s’adresse ainsi aux privilégiés :

« Vous avez, vous, la baïonnette et le Code pénal, le catéchisme et la guillotine : nous avons, nous, la barricade et l’utopie, le sarcasme et la bombe » [3].

L’ironie est devenue, dès la fin du siècle, un trait d’esprit souvent associé aux anarchistes. Les critiques Marius-Ary Leblond notent ainsi dans leur ouvrage de critique littéraire :

« L’influence des anarchistes, qui ne pouvaient vraiment pervertir les écrivains en dynamiteurs, aura été excellente sur la littérature et sur sa forme même. L’ironie n’était chez les anciens qu’un jeu de dilettantisme psychologique ; elle s’aiguise de devenir un procédé anarchiste de style. Instrument de dissociation, elle a émietté la grande phrase classique » [4].

Grâce aux anarchistes, poursuivent-ils, l’ironie a perdu ses caractéristiques aristocrates pour devenir populaire.

Perçue dès le dix-neuvième siècle comme un procédé particulièrement subversif, l’ironie est en effet l’arme privilégiée des anarchistes. Parce qu’elle ne respecte rien, l’ironie est un procédé déstabilisant : même les sujets les plus sérieux sont susceptibles d’être mis à distance par elle. L’ironie, comme la satire, va contre la doxa, met en cause les convictions sécurisantes des lecteurs sans pour autant leur apporter le réconfort d’une idéologie alternative : l’ironie ne remplace par rien ce qu’elle détruit. Elle participe d’une esthétique de la révélation (visant à dessiller le regard), non de l’éducation. Pour les écrivains anarchistes, le combat émancipateur passe donc par le recours systématique à l’ironie, à l’humour (souvent noir), à la dérision – et en premier lieu : l’auto-dérision.

Orienté contre tous les pouvoirs, le rire sape leur autorité parce qu’il remet en cause, d’abord, le langage sur lequel ils s’appuient. L’humour des écrivains anarchistes doit, à cet égard, beaucoup à l’esprit des Hydropathes, Fumistes et autres groupements littéraires de la fin du dix-neuvième siècle. Louis Marsolleau, auteur de Mais quelqu’un troubla la fête… (1900) faisait partie des Hydropathes, tout comme Laurent Tailhade.

Dans leur étude sur L’Esprit fumiste et les rires fin de siècle (1990), Daniel Grojnowski et Bernard Sarrazin insistent sur le fait que le rire fin de siècle est une des manifestations les plus représentatives de l’anarchie (ils qualifient les Hydropathes et autres Fumistes d’« anarchistes de l’art ») [5]. Ce rire a une fonction sociale, écrit Daniel Grojnowski :

« Ce rire déconcertant est irrécupérable. L’humoriste – fumiste – échappe aux autorités, au public, à lui-même, à Dieu. Pour subvertir les signes et les valeurs d’une société en crise, il radicalise l’entreprise de brouillage systématique du clown shakespearien. À son tour, fou volontaire, le nouveau bouffon paie de sa personne pour déposer son grain de sel dans les rouages du réel » [6].

Quant à Bernard Sarrazin, il souligne les qualités subversives d’une telle attitude fondamentalement irrespectueuse :

« une phrase énigmatique d’Erik Satie, un coq-à-l’âne d’Alphonse Allais, un monologue de Cros, un raisonnement de Jarry, font peut-être plus qu’un brûlot anarchiste ou libertaire pour l’effondrement des valeurs traditionnelles de Monsieur Prudhomme, des certitudes positivistes de M. Homais, ou du scientisme meurtrier de Tribulat Bonhomet » [7].

Ce type d’humour n’est pas la propriété exclusive des groupes fumistes et autres : on retrouve ce ton, cet humour noir, chez beaucoup de leurs contemporains.

Chez les écrivains anarchistes, la satire est constante. Elle indique qu’il ne faut pas prendre le discours au premier degré, tel quel, sans distance, que l’auteur, si grave soit-il, ne doit jamais être pris tout à fait au sérieux. La révolution, pour eux, ne peut être qu’une « révolution rieuse », selon l’expression de Jules Vallès [8].

La « révolution rieuse »

Les compagnons anarchistes sont les premiers à rire d’eux-mêmes ou à se moquer de leurs actions. Nous avons vu que les chansons des anarchistes contiennent souvent une bonne dose d’ironie, et Gaetano Manfredonia rappelle que le « dynamitons, dynamitons », de Dame Dynamite ou l’apologie des produits chimiques du Père Lapurge avaient pour objectif, avant même de frapper qui que ce soit, d’amuser les compagnons en spéculant sur les peurs et les fantasmes de la bourgeoisie [9]. C’est un peu le même type d’humour (noir !) dont fait usage Félix Fénéon dans ses Nouvelles en trois lignes, ou Zo d’Axa dans des articles volontairement provocateurs.

Dans Les Joyeusetés de l’exil (1897) [10], Charles Malato fait le récit de son exil à Londres parmi les autres réfugiés politiques, prenant un parti humoristique – que lui reproche d’ailleurs Jean Grave [11] ! Le volume est émaillé de plaisanteries, jeux de mots burlesques, récits de canulars. Loin de poser en héros, l’auteur raconte avec dérision la longue suite de ses échecs (la révolution avortée en Belgique, en Italie), dans un récit qui est une sorte de parodie de roman d’aventures, histoire d’un révolutionnaire en mal de scénario ! La narration lui procure visiblement le grand plaisir de jouer avec la police, en censurant par exemple les noms des révolutionnaires dont il parle, en ne perdant pas une occasion de démontrer l’incapacité des policiers et mouchards face aux anarchistes organisés. Les allusions humoristiques sont nombreuses et le ton toujours à la plaisanterie (London se prononce « l’on n’donne » [12]). Les lecteurs assistent même à un cours de grammaire assez peu orthodoxe : lorsque Charles Malato apprend à Pateau à accorder le participe passé :

« - Ainsi, lui apprenais-je, tu dois écrire : "Le tribunal a acquittée (et non acquitté) cet anarchiste quoique innocent.

Pourquoi ?

Parce que, pour tout anarchiste incriminé, innocent ou non, le complément direct est "prison" qui précède toujours l’acquittement" » [13].

Comme il lui avait transmis quelques rudiments de vocabulaire canaque (De la Commune à l’anarchie), Charles Malato a ici le souci d’instruire ses lecteurs et de leur fournir une sorte de guide pratique de l’exilé à Londres. Ainsi le livre se dote-t-il d’un cours d’anglais avec prononciation « phonétique » (ouate iz your edge ?), les phrases subversives étant glissées dans le glossaire, qui prend parfois la forme d’un véritable dialogue de théâtre :

« Vous ne me paraissez pas un mauvais homme.

Merci.

Vous n’avez pas une sale tête.

Monsieur, je suis un réfugié politique.

Oh ! c’est très bien.

Vous pouvez fouiller mes poches, vous verrez tout de suite que je ne suis pas un ministre », etc. [14]

Ailleurs, Malato rapporte avec délectation comment fut montée une farce aux dépens de deux journalises français du Gil Blas, en mission à Londres pour rencontrer quelques-uns des « chefs » de l’anarchie. Deux compagnons, se faisant passer pour Malatesta et Kropotkine, profitèrent d’un repas offert par les journalistes : le premier mangea des macaronis et le second du caviar, tout en laissant échapper de temps en temps quelques confidences sur les projets insurrectionnels des libertaires [15]. Jean Grave (à l’humour très – trop – sage) a bien tort de déplorer le manque de sérieux de Malato, sous prétexte qu’il y a des sujets (l’exil par exemple) avec lesquels on ne pourrait pas rire [16]. Le rire de Malato est un rire décapant, subversif, qui ne laisse personne intact, à commencer par les révolutionnaires eux-mêmes.

Jules Vallès, chez qui l’ironie est liée à la colère [17], se sert ainsi du rire pour désamorcer toutes les mystifications, même - et surtout - révolutionnaires. Car Jules Vallès rit d’abord des combattants de la Sociale, se moque de ceux qui, parmi eux, restent fidèles à une tradition, à des valeurs héritées du passé : « Personne ne résiste en effet à la tentation de fixer des interdits sacrés, de fonder l’idéologie sur une symbolique quasi-religieuse » [18], écrit Denis Labouret au sujet de l’humour de Vallès. Vallès est lucide sur ce que le nom de Révolution cache comme appétits de pouvoir, idolâtrie dangereuse, tout ce qui, dans la phraséologie républicaine annonce de nouvelles formes d’asservissement. Contre les dangers de l’esprit grave, sérieux et triste, le narrateur du Bachelier (1881) réaffirme les droits de la vie et de la gaieté, les seuls qui soient vraiment révolutionnaires. Tel Emma Goldman disant qu’elle ne veut pas faire partie d’une révolution si elle ne peut pas danser, le bachelier s’écrie :

« si pour être révolutionnaire il faut s’embêter d’abord, je donne ma démission. Je me suis déjà assez embêté chez mes parents » [19].

L’ennui est en effet mauvais signe : la joie, le bonheur de l’individu est le plus sûr garant de sa liberté, contre toutes les servitudes, à commencer par celles qui sont imposées par la rhétorique. Les discours creux, les grandes doctrines respectueuses du passé, les discussions empreintes de sérieux sont toujours à examiner avec circonspection. C’est ce que fait l’insurgé, qui n’est dupe d’aucune mise en scène et auprès de qui aucun discours ne fait autorité :

« Ferry et Gambetta sont arrivés. Et patati, patata. Au nom de la patrrrie, du devoirrr… Gambetta nous a apostrophés et morigénés » [20].

L’humour apparaît comme l’affirmation de l’individu contre les mystifications du jeu politique traditionnel, dont les forces conservatrices comme contestatrices ne font que reproduire le même primat de l’apparence, de la phraséologie convenue. Comme le note Denis Labouret :

« En matière politique, un tel humour est donc anarchiste : il s’oppose à tous les pouvoirs, autant au pouvoir confisqué par les républicains modérés à la chute de l’Empire qu’à celui qu’entendent exercer les révolutionnaires professionnels de la politique sur les masses populaires dont ils se disent les défenseurs » [21].

Le rire, chez Vallès, provoque une rupture, empêche les mystifications. Il est la manifestation de son « esprit d’anarchie » qui, selon Roger Bellet, « doit s’exercer contre tout pouvoir tendant à se justifier et à se fortifier lui-même, à devenir "autoritaire" c’est-à-dire unitaire, synthétique, religieux » car « la révolution elle aussi, peut sécréter de nouvelles formes de pouvoir et sa propre mystique » [22].

L’humour, chez les écrivains anarchistes, conjugue deux fonctions. D’une part, la dérision, et en particulier l’auto-dérision, signale le sujet dans sa fragilité. Narrateurs ou personnages contre qui s’exercent l’ironie ne peuvent faire autorité. D’autre part, l’humour (noir) est la capacité de rire des menaces les plus graves : il est ainsi libérateur. Le rire ouvre un espace de liberté : chez Vallès, « les lieux où s’épanouit un rire libre sont précisément ceux qui échappent à l’emprise des institutions bourgeoises et définissent, au contraire, l’espace social idéal des valeurs populaires les plus pures » [23]. Chez Darien, seuls les personnages de voyous (voleurs, escarpes, hors la loi) savent rire.

Le rire, ainsi, délivre des pesanteurs de l’ordre social, le rire débarrasse les lecteurs de toutes les oppressions qui pèsent sur leur esprit. Et le rire laisse ouvert l’espace ainsi libéré.

C’est pourquoi le rire est le meilleur moyen pour obtenir une réaction des lecteurs, du public. Au théâtre, c’est l’un des moyens privilégiés par les écrivains anarchistes pour effectuer une critique radicale du système. Dans Les Souliers, « scène judiciaire », Lucien Descaves et René Vergught utilisent toutes les ressources de l’humour pour obtenir la réaction du public : l’ironie leur permet de mettre en scène l’absurdité d’une situation, tout en échappant au didactisme et au prêche. Car si, indéniablement, le rire se fait aux dépens des puissants, il n’épargne cependant pas les victimes du système.

« Je savais bien que je finirais par dérider ces messieurs... » (Les Souliers de Lucien Descaves et René Vergught)

Les Souliers [24], de Lucien Descaves et René Vergught, sous-titrée « scène judiciaire », entretient un lien avec l’actualité de l’époque. La scène est dédiée « Au président Magnaud ». Ce juge siégeait au tribunal de Château-Thierry et s’était illustré en relaxant une mère de famille pressée par le besoin, Louise Ménard, qui, pour nourrir ses enfants, avait dérobé un pain dans une boulangerie. Le juge avait joué sur les contradictions de la légalité républicaine, en s’appuyant sur l’article 64 (jamais appliqué) du Code pénal, qui fait droit au motif de « nécessité ». La décision du juge Magnaud avait été considérée comme une véritable provocation à l’égard de l’ordre judiciaire. Le ministère l’avait accusé de prendre position en faveur de la liberté des plus pauvres à mendier et à errer.

Le sujet de la pièce est donc fortement ancré dans la réalité : la pièce se présente comme un écho fourni au jugement du président Magnaud, mais elle prend une tout autre dimension du fait de la mise en scène particulièrement habile et distanciée.

C’est un nouveau cas d’atteinte à la propriété qui est soumis au public : la scène se passe dans un tribunal, devant lequel comparaît François, accusé de vol à l’étalage d’un marchand de chaussures. François a tout de la victime : ayant eu une enfance malheureuse, il vit sans domicile, obligé de mendier. Il a de plus été pris sur le fait et arrêté immédiatement avant d’avoir pu profiter de son larcin. Contre toute attente, il sera acquitté, « considérant qu’un acte, ordinairement répréhensible, perd beaucoup de son caractère délictueux, lorsque celui qui commet cet acte agit poussé par l’impérieux besoin de se procurer un objet de première nécessité » [25].

La force de la scène tient tout entière dans le comique discret : farce et drame se côtoient sans cesse. Le mal dont souffre François est bénin en apparence : il s’agit du froid aux pieds, mal ridicule par excellence, qui rend tout autre sentiment impossible [26]. C’est ici la première manifestation d’ironie. Le comique naît en grande partie du caractère du personnage, qui ne se lamente jamais, mais répond à la cour à la manière d’un Fénéon au Procès des Trente, en mettant à jour les contradictions des discours du président. Son esprit est contagieux puisque même le président se met à faire des jeux de mots : l’accusé a froid aux pieds, peut-être, mais pas aux yeux, certainement ! « Monsieur le président a le mot pour rire... Je savais bien que je finirais par dérider ces messieurs... » [27] dit François.

Le public du théâtre se trouve dans la même situation que le public du tribunal. L’identification faite, les auteurs choisissent évidemment de donner la parole à un « Monsieur » du public (venu assister au procès), qui, contre toute attente, se range du côté de l’accusé. Il désigne un nouveau coupable, le commerçant (vendeur de chaussures), l’accusant d’escroquerie : il lui a en effet vendu une paire de chaussures bon marché, qui s’est usée au bout de quinze jours. Il y a là un retournement de situation : le plus volé des deux n’est pas celui qu’on croit.

« Mais au fond, peut-être avez-vous rendu service à ce pauvre diable en lui reprenant vos chaussures, car si vous l’aviez laissé partir avec, le plus volé de vous deux, c’était lui » [28].

La pièce est en fait très didactique, sous des dehors comiques. Au passage, les deux auteurs expliquent le fonctionnement de l’économie : les commerçants sont des voleurs légaux. Le paradoxe émis par le marchand de chaussures, Théodule Plumet, qui insiste sur le fait qu’il ne chausse pas les classes supérieures, mais « la classe laborieuse », donc qu’en le volant on vole les pauvres, est vite retourné par le second témoin, Raoul Mancel, publiciste. Mancel ne voit pas de différence entre « le commerçant qui vend dix francs ce qui lui en coûte cinq et le malheureux qui s’approprie un objet nécessaire à son existence » [29]. Comparaison « déplacée » selon le président, mais dont le public aura tout le temps de méditer la justesse...

C’est à coup de petites phrases semées ici et là que les auteurs tentent de convaincre les spectateurs, en utilisant au mieux l’identification avec le public du procès. La dialectique quasi socratique va ainsi pouvoir accoucher d’un jugement novateur. Car les discussions à la cantonade entraînent une multiplicité de considérations sur la pauvreté, les vols licites de l’économie marchande, la façon dont on traite les prisonniers, et même l’absence de loi permettant la recherche de la paternité (François est l’enfant d’une fille séduite et abandonnée).

La question de l’anarchie est présentée dans le débat sous un double jour. Mancel a été qualifié d’anarchiste, étiquette qu’il récuse : « On n’est pas anarchiste pour regretter que, dans la société actuelle, il y ait des vols réprimés par la loi et d’autres que l’on peut commettre impunément » [30]. Le substitut intervient pour faire un procès au témoin qui aurait dit qu’il était honteux de voir des gens marcher sur des tapis lorsque d’autres vont pieds nus.

« Un pareil langage, dans la bouche du prévenu, aggrave singulièrement son cas, et je n’hésite pas à requérir une rigoureuse application de la loi. Ne vous le dissimulez pas, messieurs, vous vous trouvez en face d’un de ces individus au cerveau brûlé par les lectures malsaines et qui rêvent de la destruction de notre société. Pour eux, la propriété engendre le vol, et cette théorie a pour conséquence la reprise, c’est-à-dire la propagande par le fait. En un mot, et quoi qu’ait pu dire un témoin mal inspiré, le prévenu est un anarchiste dans la plus redoutable acception du mot » [31].

Le discours du substitut n’est pas directement contredit. Mais les contradictions se trouvent dans le personnage lui-même qui finit par apparaître comme non crédible. L’ironie est ici une stratégie du biais (qui refuse l’opposition frontale) : elle consiste à présenter aux spectateurs un discours qui se discrédite lui-même, sans avoir à lui opposer un contre-discours. La critique est ainsi l’œuvre des spectateurs eux-mêmes.

C’est l’ambiguïté de la situation qui force les spectateurs à réfléchir. Les auteurs se refusent à mettre en scène une thèse qu’ils chercheraient à imposer au public. Ils choisissent de combattre la justice d’une façon indirecte : non en empruntant ses méthodes (des discours univoques, qui refusent d’être mis en question) mais simplement en poussant à bout sa propre logique. La pièce ne contient aucun discours de propagande, ne cherche pas à convaincre par la rhétorique. Le discours du vagabond ne saurait passer pour un manifeste politique, grâce à l’ironie dont il fait preuve, qui est un regard distant et amusé sur lui-même.

En mettant en scène un discours rationnel et objectif, un discours qui se détruit lui-même, l’œuvre de Descaves et Vergught est bien plus qu’une simple critique de la justice : elle est une attaque contre tous les discours de vérités qui n’ont pas de fondements.

L’ironie, dans cette pièce, empêche un nouveau discours d’être pris au sérieux. Comme Dario Fo plus tard, les auteurs utilisent l’ironie et le grotesque comme armes subversives. L’ironie acquiert une dimension collective en établissant une complicité et une connivence avec les spectateurs, éveillant la solidarité (voir la remarque finale d’un spectateur du procès qui appelle au combat). L’ironie participe aussi du refus de l’apitoiement : il ne s’agit pas ici de faire pleurer, mais d’inciter à agir.

Ce qui est important, plus que la critique des institutions (ici : l’institution judiciaire), c’est le geste de la reprise qui, par le moyen de l’humour, permet aux spectateurs de prendre de la distance avec les discours qui leur sont présentés. L’important n’est pas d’approuver un discours, fût-il autre, fût-il révolutionnaire, mais de se défaire de ses réflexes d’acquiescement, d’adhésion. C’est le sens de ce que j’appellerai les procédés « irrespectueux », tels que le détournement de classiques, le pastiche ou la parodie. Ils sont fréquents chez les écrivains anarchistes qui pensent que - n’en déplaise à Jean Grave - l’on peut et l’on doit rire de tout.

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.

Suite : Les procédés irrespectueux : détournements, pastiches, parodies