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Recherches anarchistes
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Le refus de l’exclusion

La métaphore du « corps social » pose évidemment la question de l’inclusion et de l’exclusion des individus dans le grand organisme. Quels membres seront jugés représentatifs et quels membres seront considérés comme étrangers à l’ensemble ? La formation de catégories identitaires, constitutives des représentations individuelles et collectives, est la condition du fonctionnement de la représentation politique. Alors que la Troisième République se construit par l’exclusion de certaines catégories sociales, les anarchistes imaginent une société où la question de l’intégration ne se poserait pas (car qui dit intégration, dit exclusion).

Le grand principe de l’anarchisme est le respect de la vie et de son mouvement. C’est ce qui empêche l’anarchisme de se cristalliser en idéologie, de se figer en dogme. C’est pour cela que les anarchistes sont contre tous les classements, qui enferment les individus dans une catégorie, fixant leur individualité, les empêchant de changer, d’être autre chose que ce qu’ils sont : « De nos temps, tout se classe et, dans nos sociétés bourgeoises, on classifie même les individus de même race et de même nation pour en faire des sujets différents les uns des autres » est-il écrit dans L’Encyclopédie anarchiste  [1]. La classification des hommes est une erreur, propre à notre société à base capitaliste.

À la fin du siècle, époque de la défense Républicaine et de l’affaire Dreyfus, la sociologie de Durkheim est entrée dans la doctrine officielle de l’Université, comme le rappelle Pierre Citti [2]. Elle se présente à point comme une doctrine (républicaine) de l’intégration de l’individu à la société, à la fois explicative et justificative ; elle fournit aussi une doctrine d’enseignement de la morale. Mais parallèlement, les inégalités se renforcent au sein de la société, entraînant un phénomène de marginalisation d’une part croissante de la population. Les femmes, les homosexuels et les juifs [3], les vagabonds, les prostituées ou les anarchistes, sont de nouveaux marginaux, qui n’ont pas les mêmes droits que la majorité de la population (les femmes sont des mineures devant le Code civil, les vagabonds sont criminalisés, les prostituées sont hors la loi …). Tout marginal devient une provocation pour le système qui ne l’intègre pas.

Les anarchistes sont de fait, à la fin du siècle et en particulier après la promulgation des « lois scélérates », dans une situation d’exclusion du corps social, de la République, et même, pour certains, de l’humanité : « Vaillant s’est mis hors de l’humanité » dira Jules Guesde. Quesnay de Beaurepaire dit de Ravachol et de ses complices : « Ces gens-là ne touchent pas plus à la politique que l’ulcère ne touche au corps humain !! » [4] Et Le Temps confirme, en écrivant à propos des anarchistes, en 1894 : « C’est en bêtes fauves qu’ils se comportent ; c’est en bêtes fauves aussi qu’il nous faut les traiter, organisant contre eux des battues régulières » [5]. Un article envoyé aux Temps Nouveaux rapporte que lors d’une conférence faite à l’école de Droit, l’orateur avait employé cette même image : « les anarchistes sont des bêtes fauves » [6]. On disait de même des communards qu’ils étaient des bêtes féroces ; on emploie encore le même vocabulaire envers les bagnards, eux aussi, relégués hors de la société, hors de l’humanité, et pour cela, d’abord expulsés du territoire national. Pour justifier ces déportations, ces mises à l’écart et ces exécutions, la société doit se persuader que ceux qu’elle exclut ainsi se sont eux-mêmes mis hors de l’humanité. Dès lors, tout est permis. Avec les peaux des condamnés, on fabrique des portefeuilles pour les fonctionnaires de l’État. L’inspecteur Rossignol, par exemple, se constitue un « musée criminel » en faisant confectionner des objets avec la peau des cadavres dont il dispose [7]. Les corps des communards ou des bagnards ne méritent que crachats de la part des gens respectables [8].

La société exclut ainsi de son sein quelques indésirables, comme par exemple les femmes pauvres – parfois pour mieux les récupérer, comme le suggère Clément Duval :

« Que fait la société pour ces victimes ? Elle les rejette hors de son sein, comme la lèpre, les met en carte, les enrôle dans la police et en fait des délatrices de leurs amants » [9].

Dans leur vision d’une société autre, comment les écrivains anarchistes imaginent-ils l’intégration et l’exclusion ? Bien souvent, les utopies littéraires présentent des sociétés sans dissidence. Ce n’est pas le cas des sociétés imaginées par les écrivains anarchistes, qui acceptent le risque de la contestation. Ressurgissent toujours ceux qui refusent les normes, contestent le régime : on a vu que dans la société anarchiste imaginée par Jean Grave (Terre Libre, 1908), certains résistent : les paresseux – et ne sont pas pour autant exclus. La société mise en scène dans la fiction est capable de ne pas se penser comme une organisation rationnelle, unifiée.

Jean Grave met en garde dans La société au lendemain de la révolution (1893) contre le risque qu’il y aurait à vouloir établir un mode unique d’organisation ; on créerait ainsi une barrière contre l’avenir, qui ne pourra disparaître que par le fait d’une révolution de la génération suivante. En anarchie, il y aura une association d’individus mais pas de société proprement dite, telle qu’on l’entend à l’heure actuelle, c’est-à-dire se résumant en une série d’institutions qui agissent au nom de la masse.

Les anarchistes veulent une société sans divisions : c’est la démocratie « réelle », complète, qui devient garantie de l’unité : les « fractions » n’existent que là où la parole est contrainte. L’utopie anarchiste est un anti-système, qui se veut éclatement de l’idée même de système social [10]. La force collective anarchiste est capable de reconnaître à chacune de ses composantes le droit de faire sécession ou de contester, à l’intérieur de l’association, une situation : elle est construite et équilibrée de telle façon que cette autonomie va de soi ; toute contestation et toute dissidence est immédiatement comprise – c’est-à-dire acceptée et intégrée - par toutes les autres forces associées.

C’est l’absence de perspective réellement démocratique qui fait, en grande partie, la faiblesse de l’utopie de Pataud et Pouget (Comment nous ferons la révolution, 1909). Pierre Cours-Salies et René Mouriaux (dans leur préface à la réédition de 1995) parlent de « l’absence de projet de démocratie politique  ». En effet, les deux syndicalistes présentent la nouvelle société comme réconciliée, débarrassée des divergences et de la multiplicité des organisations :

« Évacuer le pluralisme des opinions comme s’il n’était que la trace de la domination, telle est l’erreur » [11],

écrivent les critiques. Car l’expérience a montré que la négligence ou le mépris pour le pluralisme démocratique ne développe pas automatiquement l’autonomie des prolétaires mais leur soumission, leur dépendance au pouvoir en place. Il faudrait parvenir à penser l’expression de la divergence politique non plus comme le signe d’une pensée venue « de l’extérieur », des exploiteurs, mais comme une richesse possible pour la société à construire.

Le refus de l’exclusion passe également chez les anarchistes par le refus de considérer que certains individus sont « représentatifs » et d’autres non. Camille Mauclair écrit dans la préface de L’Orient Vierge que « l’art est absurde s’il ne s’adresse pas instinctivement aux figures surélevées, aux "hommes représentatifs". Autrement, c’est le régal de la canaille » [12]. Les écrivains anarchistes ont un avis tout autre : c’est justement vers les figures basses, les hommes – et les femmes – non représentatifs, que doit se tourner l’art. Comme l’écrit Louise Michel dans ses Lectures encyclopédiques par cycles attractifs (1888) :

« Tout fait partie de l’harmonie universelle où chaque note appelle des accords sans fin » [13].

L’idée de représentativité, en effet, s’oppose à l’idée d’une variété infinie. « Rien ne me paraît si nécessaire pour l’humanité que la variété » dit Bernard Lazare lors d’une conférence sur « Le nationalisme juif » [14]. L’anarchisme est affirmation du multiple et de la diversité des êtres.

La littérature anarchiste est donc une tentative pour faire entendre des voix variées – voix habituellement exclues des discours dominants, voix non représentatives, voix qui ne parlent pour personne d’autre qu’elles-mêmes. Ainsi voit-on dans les fictions des anarchistes de nombreux héros marginaux, exclus du système républicain basé sur la loi de la majorité. Le marginal est au mieux toléré dans la société, il n’est jamais pleinement accepté et reste toujours un étranger au sein de la communauté. L’errance du vagabond, du paria, du pauvre ou du voleur, son exclusion progressive de la société (comme par exemple dans Galafieu d’Henry Fèvre, 1897) sont des thèmes récurrents dans ces œuvres.

C’est dire que ce sont les cas particuliers (impossibles à intégrer, à assimiler par le système) qui intéressent l’écrivain anarchiste. Lui-même se met en scène dans les fictions non comme une figure universelle, mais comme un narrateur partial, faillible - en insistant toujours sur sa propre subjectivité.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.

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