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Recherches anarchistes
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Notions théoriques de base

Il nous a paru nécessaire de faire précéder notre travail d’une mise au point terminologique sur les notions politiques utilisées tout au long de celui-ci. En effet, nous ferons constamment référence dans les pages qui suivent à un certain nombre de tendances politiques dont la signification exacte n’est pas toujours évidente. Comme nous allons le voir immédiatement, la notion même d’anarchie est très difficile à définir. Il existe de plus entre certaines notions des distinctions assez complexes, subtiles, que nous allons tenter d’éclaircir. On distingue en effet différentes nuances dans l’anarchie, auxquelles les anarchistes se réfèrent tout le temps, et il est important de bien les saisir pour être en mesure de comprendre leurs positions et leurs actions.

La définition du terme anarchie pose d’emblée problème. Il s’agit en effet d’un mot éminemment polysémique. Au-delà du problème de la définition, une difficulté supplémentaire apparaît : le terme a connu une évolution sémantique qui fait que les significations se sont superposées. Signifiant au départ « désordre », le mot a pour la première fois été employé dans le sens précis de doctrine politique par Proudhon en 1840 pour désigner un « état sociétaire harmonieux résultant naturellement de la suppression de tout appareil gouvernemental ». Au cours du temps, sous l’influence notamment des attentats anarchistes de la Belle Epoque, le terme s’est chargé de connotations négatives (désordre, violence), vision qui domine à l’heure actuelle. Ainsi, si on regarde dans un dictionnaire usuel actuel comme le Robert par exemple, on constate que le terme anarchie ne se définit que par la notion péjorative de « désordre ». Cette vision unique est très ancrée dans les mentalités.

Au-delà de cette définition, l’anarchie est avant tout un système politique dont l’autorité, sous toutes ses formes (l’Etat, le capital et la religion), serait exclue. Etymologiquement, l’an-archie, vient des termes grecs an (a privatif) et arkhê (gouvernement, autorité). L’anarchie serait donc « un régime social d’où ser[ait] bannie, en droit et en fait, toute idée de salariant et de salarié, de capitaliste et de prolétaire, de maître et de serviteur, de gouvernant et de gouverné ». Selon les anarchistes, si l’ordre social était basé non plus sur le principe d’autorité, mais bien sur celui de « l’entente, […], il procède[ait] [alors] du principe de Liberté ». Dans une telle société, l’individu, « s’engagera[it] librement [ou] ne voulant faire subir à personne son autorité, il se refusera[it] à subir l’autorité de qui que ce soit ». La véritable nature de l’homme ne se révèlerait que dans une telle société, où « l’individu n’aura[it] d’obligation que celle que lui imposera[it] sa propre conscience ». On peut le constater, cette vision de l’anarchie est tout à fait différente de celle qui prévaut en général. Au contraire d’un repoussoir, l’anarchie serait un idéal à atteindre. Cela amena Elisée Reclus à déclarer, dans une formule restée célèbre et qui peut sembler paradoxale : « L’anarchie, c’est l’ordre ».

L’anarchisme dans sa forme politique est parcouru par de nombreux courants. Nous en définirons les principaux, tout en sachant très bien que l’anarchisme n’étant pas une doctrine arrêtée, d’autres nuances peuvent être établies. Chaque anarchiste adopte en effet des positions personnelles sur tel ou tel point théorique ou tactique de la doctrine, qui le différencie des autres. Cette caractéristique a pour conséquence qu’il y a autant d’anarchismes que d’anarchistes. Nous tenterons malgré tout d’établir de grandes distinctions générales.

On peut distinguer dans l’anarchisme deux grands courants distincts. Le premier, l’anarchisme individualiste, trouve sa source dans les réflexions de penseurs comme John LOCKE, William GODWIN ou Max STIRNER. Ceux-ci ont poussé le libéralisme à son paroxysme. L’anarchisme individualiste trouve sa force dans la critique de la société qui, selon les partisans de cette tendance, oppresserait l’individu. Ainsi, comme le disait Emile ARMAND, un anarchiste individualiste surtout connu pour son apologie de l’amour libre : « Les individualistes anarchistes sont des anarchistes qui considèrent au point de vue individuel la conception anarchiste de la vie, c’est-à-dire basent toute réalisation de l’anarchisme sur "le fait individuel", l’unité humaine anarchiste étant considérée comme la cellule, le point de départ, le noyau de tout groupement, milieu, association anarchiste ».

L’anarcho-communisme, encore appelé communisme libertaire, dont BAKOUNINE et KROPOTKINE sont les représentants, cherche à établir une société socialiste égalitaire aux antipodes du libéralisme. Les anarcho-communistes, à l’inverse des individualistes, « se préoccupent avant tout des formes de production et des exigences de la vie collective ». Mais contrairement aux communistes, en tant que libertaires, ils sont hostiles à toute forme d’État et d’autorité, et ils s’opposent donc dans les moyens et dans la forme à l’autoritarisme marxiste.

C’est BAKOUNINE qui fut à la base de la scission de la Première Internationale, il créa ainsi la première variante de l’anarcho-communisme : le socialisme révolutionnaire. Pour lui, « les communistes croient devoir organiser les forces ouvrières pour s’emparer de la puissance politique des États. Les socialistes révolutionnaires s’organisent en vue de la destruction, ou si l’on veut […] en vue de la liquidation des États. Les communistes sont les partisans du principe et de la pratique de l’autorité, les socialistes révolutionnaires n’ont de confiance que dans la liberté ».

Au sein de la mouvance communiste libertaire, un nouveau sous-groupe va naître du besoin d’organiser le mouvement anarchiste pour le rendre efficace et pour construire la lutte révolutionnaire. « L’anarcho-syndicalisme est un mouvement [..] qui tient sa doctrine de l’anarchisme et sa forme d’organisation du syndicalisme révolutionnaire ». Une des figures de proue de cette pensée, Emile POUGET, approuva en 1906 un texte, connu sous le nom de Charte d’Amiens, qui affirmait que « dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers ; l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates ; […] Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale […]. Il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale ».

On le voit, ces différentes tendances ont pour point commun le rejet de l’autorité, la lutte pour la liberté. Chez les anarchistes, cette volonté de liberté fait l’objet d’un combat politique. Ce n’est pas le cas des libertaires, qui ne portent pas de réflexion politique sur la société. Comme les anarchistes, ils rejettent l’autoritarisme d’institution et l’immixtion de celle-ci dans leur vie, mais leur opposition prend plus la forme d’une attitude individuelle que d’un combat politique. Ce qui les différencie des anarchistes, c’est qu’ils n’ont pas d’idéal de société anarchiste. Leur lutte est moins visionnaire, peut-être plus réaliste et moins utopique. Vu de la sorte, le libertarisme est un courant présent dans toutes les sociétés, à toutes les époques et qui, généralement, se limite à de la contestation. Presque tous les individus se sont déjà insurgés contre une injustice, un abus d’autorité et ont donc, par là, manifesté une attitude libertaire. Nous ne pourrons forcément pas parler de chacun d’eux dans notre mémoire. Nous n’aborderons que les libertaires qui, conscients de leur contestation, ont décidé de rejoindre ou de travailler avec les anarchistes.

Dans cette partie préliminaire, nous aimerions également définir ou du moins éclaircir d’autres termes qui, sans se rapporter directement à l’anarchie, reviendront régulièrement tout au long de notre mémoire. Ainsi, il est important de bien comprendre la distinction que nous établissons entre les termes anti-militarisme, pacifisme et non-violence.

L’anti-militarisme constitue une attitude de rejet : c’est une opposition au militarisme, à l’armée. « L’anti-militarisme a pour objet de disqualifier le militarisme, […] d’abolir le régime des casernes ». On peut évidemment très bien se déclarer anti-militariste sans être anarchiste. Par contre, l’inverse n’est pas vrai. En principe, tous les anarchistes souscrivent à l’anti-militarisme puisque le système militaire comprend les notions d’autorité, de hiérarchie, d’aliénation, bref, tout ce qu’ils haïssent. La société militariste est à l’opposé de leur idéal.

Certains poussent le rejet du militarisme plus loin, en devenant pacifistes, c’est-à-dire en rejetant aussi la guerre. Une bonne définition du pacifisme nous est donnée encore une fois par l’Encyclopédie anarchiste, selon laquelle le pacifisme est « l’ensemble des doctrines condamnant le principe de la guerre, préconisant l’application de la morale aux rapports entre les peuples, poursuivant l’abolition des guerres, la solution des conflits internationaux par des moyens pacifiques, tendant à l’instauration d’un régime de paix internationale permanente ». Cette définition donne une vision unique, consensuelle, du pacifisme. Pourtant, l’opposition à la guerre peut prendre différentes formes et s’assortir de nuances plus ou moins précises. Ainsi, certains admettent la guerre défensive et d’autres pas, certains souscrivent à la notion de patrie et d’autres pas, certains considèrent possible l’établissement d’un régime de droit et de paix dans l’état social actuel tandis que d’autres pensent que la paix est impossible sans l’abolition du capitalisme.

Le pacifisme atteint son paroxysme avec la non-violence. Cette notion fut popularisée en France grâce aux premières actions de GANDHI. L’influence déterminante que son action non-violente exerça dans l’indépendance de l’Inde marqua beaucoup les esprit et fut souvent montrée en exemple. On peut définir la non-violence comme une « doctrine[…] (ou système de pensée) qui vise[…] à fonder sur une critique radicale de la violence la volonté de chercher et de mettre en œuvre des moyens de lutte politique et sociale qui soient compatibles avec cette critique ». La non-violence a donc un double sens : opposition et action. Elle combine le combat contre l’injustice avec le refus d’avoir recours à la force. La grande différence entre les deux notions réside dans la notion d’action. Celle-ci est bien présente dans la non-violence alors qu’elle est presque absente du pacifisme. Pour être exact, la lutte existe bien dans le chef des pacifistes mais elle se limite à une opposition à la guerre alors que la lutte non-violente a un objet plus global puisqu’elle peut s’étendre à toutes les questions sociales. Pour certains, le pacifisme s’assimilerait à de la non-résistance voire, dans le cas des pacifistes intégraux, à de la lâcheté. A l’inverse, la non-violence, même en cas de refus intégral d’utiliser la violence, possède des moyens d’action . Il s’agit de ce qu’on appelle l’action directe non-violente, qui peut prendre différentes formes : désobéissance civique, grève de la faim, manifestations,… Cette notion, comme toutes celles vues dans ce chapitre, fera l’objet de nombreuses discussions dans les milieux anarchistes que nous allons étudier.