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Recherches anarchistes
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Les anarchistes bordelais (1880-1914)
Jacques-Henri Gbenou. Mmoire de maîtrisesous la direction de Georges Dupeux, professeur d’histoire contemporaine, Bordeaux III, lors de l’année universitaire1974-1975

La naissance du premier groupe anarchiste bordelais date de 1882, si l’on suit ce mémoire. L’auteur emploie d’ailleurs le terme de « parti anarchiste », dans le sens de « groupe de personnes défendant la même opinion » pour s’étonner tout de suite − et c’est la motivation de sa recherche − qu’à Bordeaux, les historiens ne fassent pas allusion à ceux qui « sur le plan national avaient pourtant marqué le mouvement ouvrier et syndical d’un sceau indélébile ».

Pour l’auteur, il ne s’agit pas d’un mouvement ou d’un « parti politique », mais d’une « action tenace, opiniâtre, parfois inégale et incohérente, très souvent minoritaire et inopérante ». Ce courant se développera indépendamment des autres « sectes » révolutionnaires de l’époque jusqu’au début de la guerre de 1914, soit une trentaine d’années.

Ses sources proviennent des Archives départementales et municipales, du Maitron et de différents journaux et revues.

I

L’auteur note la difficulté à « désigner la réalité organisationnelle » des anarchistes, la police s’empêtrant « dans le maquis des tendances et écoles révolutionnaires ». Sont qualifiés d’« anarchistes » ou de « révolutionnaires » tous ceux qui contestent l’ordre social ou politique.

Les groupes
Cependant, dès 1860, on peut noter « certaines manifestations libertaires » : un dénommé Buzon « remplit les fonctions de correspondant de Proudhon » ; il publiera en 1869 un Manifeste abstentionniste dans la presse bourgeoise.

En 1882, un rapport de police mentionne l’existence d’un groupe anarchiste à Bordeaux qui déléguera, en août, un de ses membres, Léglise, à Genève, suite à l’invitation d’Élisée Reclus. La réunion de Genève proclame « l’autonomie absolue des groupes dans l’application des moyens qui leur sembleront les plus efficaces ». Et le rejet de toute forme d’organisation rigide et coercitive.
En 1883, le forgeron Felloneau conçoit le projet d’une fédération régionale. Échec.
En 1884, deux groupes se manifestent à Bordeaux : « la Haine » (« dénomination guerrière et agressive » après les événements de Montceau-les-Mines) et « le Propagateur » qui se consacre à la propagande libertaire.

Entre 1880 et 1884, on assiste à une vigoureuse poussée du syndicalisme ouvrier ; les compagnons bordelais semblent en avoir fait le « lieu privilégié de leur action », là « où se prépare la Révolution qui embrasera la France et l’Europe ».

Les anarchistes lutteront un moment aux côtés de socialistes pour retrouver un relatif isolement au sein d’un groupe dénommé « Jeunesse de Bordeaux ». Ils se réunissent chez des restaurateurs : rue La Faurie-de-Monbadon, puis au 34, rue des Pommiers (rue Sanche-de-Pomiers, sûrement, puisque l’immeuble possédait une seconde issue au 58, rue Bigot, rue « à peu près habitée exclusivement par des anarchistes »). Ils s’entraident beaucoup : travail, logement, lieu de réunion, argent.

La question financière est omniprésente : les cotisations et les quêtes lors des conférences ou de meetings demeurent insuffisantes.

En 1886, création d’une section de la Ligue des antipatriotes.

En 1887, apparaissent plusieurs groupes : « l’Éclaireur du Midi », rue Élie-Cintrac, « le Cosmopolite », rue du Hautoir (rue Jean-Renaud-Dandicolle, aujourd’hui), le groupe « internationaliste », rue de Cursol avec des militants espagnols.

Ces groupes vont s’effondrer rapidement, laissant à des individualités le soin de maintenir le flambeau dans une sorte de « coterie ».

La discorde et la suspicion entretenues par la surveillance policière s’installent dans les groupes qui peinent à vivre, qui disparaissent et renaissent. Il semble que des militants bordelais demandent régulièrement l’arbitrage de « comité de Paris » du journal le Révolté ; certains se regrouperont autour du journal bordelais le Forçat du travail, créé en septembre 1885.

« La question du local » échauffe les esprits : posséder un lieu fixe ou bien aller là où les ouvriers se trouvent, c’est-à-dire les cafés et autres débits de boisson. Problèmes financiers, dispersion des militants.
Certains se rapprochent des socialistes du groupe « les Égaux ». Les éclaireurs du Midi, modérés dans leurs positions, se déclaraient pour « le renversement de l’ordre des choses actuel par le suffrage universel à l’exclusion de tous moyens violents ».

En 1891, une question financière faillit détruire le seul groupe existant. Brouillés avec les socialistes, isolés du monde ouvrier, réprimés par la fureur de la police après les premiers attentats, les anarchistes se dispersent, tâtonnent, passent dans la clandestinité, etc.

Les compagnons

L’auteur dit sa difficulté à analyser la composante humaine des anarchistes bordelais, l’anarchisme étant un mouvement « secret », informel, opaque et quasiment inorganisé, dont il n’est pas aisé de mesurer et l’audience et les effectifs locaux. Comptabilité plus facile avec le dénombrement des voix lors d’élections. Il note qu’un certain Pierre-Joseph Lapeyre s’était présenté en candidat abstentionniste aux législatives de 1889, sans mentionner le nombre de voix obtenues. Les rapports de police donnent cependant une fourchette allant de cent à deux cents militants. Le chiffre d’une trentaine d’« inconditionnels de l’anarchisme » est retenu par ailleurs.

En 1887, les services de police recensent une soixantaine de compagnons répartis en trois groupes : 14 au Forçat du travail, 8 (plus 6 sympathisants) au Cosmopolite, 30 aux Éclaireurs du Midi ; ces derniers ne cachant pas leurs sympathies socialistes.
Lors de l’année explosive de 1892, la police a tendance à grossir les effectifs en entassant pêle-mêle sous le vocable d’« anarchistes » des vagabonds, des cambrioleurs, des chômeurs, des ouvriers instables, des proxénètes, etc.

En 1893, le préfet de la Gironde adressera un rapport au ministre de l’Intérieur comportant un état nominatif des personnes « réputées anarchistes avec leurs notices individuelles à l’appui » : 82 noms sont recensés. S’il est relativement facile de repérer les militants actifs, il est beaucoup moins aisé de cerner la masse des sympathisants, « fluide, impalpable et discrète ».

Jacques-Henri Gbenou aurait voulu faire le portrait-robot de l’anarchiste bordelais. La pauvreté de ses sources l’oblige à en rabattre. Il donne les professions : des ouvriers, beaucoup de menuisiers et de cordonniers, quelques comptables.

Peu de jeunes, mais des hommes « dans la force de l’âge, convaincus, résolus dans le désespoir », des « immigrés » (Ariégeois, Charentais, Corréziens, Périgourdins, etc.) « montés » à Bordeaux pleins d’espoir… et qui trouveront des emplois mal rémunérés sinon le chômage et les garnis. « Désespérés, révoltés nombre d’entre eux embrassèrent l’anarchisme. »

« Intransigeant, puriste et dogmatique, l’anarchisme bordelais, à la différence du mouvement socialiste, attira très peu d’intellectuels », écrit notre auteur.

Les sources policières décrivent ces anarchistes pour insister sur « la grossièreté des traits, la force musculaire, l’air sournois, le débraillé vestimentaire, etc. », « prêchant la révolte, l’anarchie, le meurtre, le pillage ».

L’auteur retient, lui, « l’image de personnages résolus… à la violence révolutionnaire pour l’avènement d’une société plus juste ». Puis dresse quelques portraits : Léglise, Jean Benoît, Paul Pierre Boutin, Courtois-Liard, Sébastien Faure, Antoine Pierre Antignac, etc.

La propagande

Elle se fait par l’écrit, mais surtout par la parole, dans une ville plutôt à droite, bourgeoise, peu encline aux solutions radicales.

La tenue de réunions et de meetings pose problème à ces militants sans organisation structurée. Aussi restaurateurs et bistrots offrent leurs établissements contre finances, mais s’ouvrent également des lieux mal adaptés comme ce local : « Un vaste chai entièrement dégarni de mobilier… C’est à peine si à la lueur de quelques rares bougies on apercevait le visage des orateurs ».

Cependant des salles plus spacieuses − et dispendieuses − furent utilisées, comme l’Éden et la salle du Petit Matelot à La Bastide, la salle Cambon à Bègles, le café des Girondins, rue Sainte-Catherine, etc.
L’auditoire est assez varié. Les meetings peuvent devenir de véritables spectacles attirant une foule disparate avec des orateurs prestigieux comme Louise Michel, Sébastien Faure ou Tortelier et toucher de 1000 à 2000 personnes.

Les sujets traités : L’anarchie, ses buts, ses moyens ; Anarchisme ou collectivisme ; De la future révolution ; Les événements de Decazeville ; Le procès Duval ; Le mariage ; La liberté de l’amour, etc.
Lors de ces réunions, la contestation est rare, mais des conférences contradictoires sont également organisées.

La propagande libertaire se veut résolument anti-politicienne. Mais, pour certains, il s’agit de « faire plus spécialement de l’anarchie que de l’anti-politique ». L’impact est difficilement appréciable. Pour autant, il ne faut pas en conclure à l’échec de cette propagande.

En novembre 1884, paraît à Bordeaux la Revue anarchiste internationale. Les compagnons Toche et Dépombs l’animent. Adresse : 35, rue Tastet. La revue ne connut que cinq numéros mensuels.
Puis, en septembre 1885, ce fut le Forçat du travail (journal communiste-anarchiste) qui publia dix-sept numéros, le dernier paraissant en juin 1886.

Puis encore un seul numéro de Bordeaux-Misère publié par Antignac et Boutin en janvier 1890.
La presse joue également un rôle de coordination et de liaison entre les militants. Faute de presse locale, les militants lisent la presse nationale comme le Révolté, puis la Révolte (300 exemplaires vendus à Bordeaux en janvier 1888), le Père Peinard ou l’Idée ouvrière du Havre.

Il faut compter aussi nombre de tracts, d’affiches, de placards divers qui montrent l’ardeur propagandiste.
Les relations avec les autres partis révolutionnaires bordelais sont souvent conflictuels, entre autres à propos de la Bourse du travail à construire, mais « contre l’incurie de l’Union corporatiste et réformiste qui régentait la vie syndicale à Bordeaux », où socialistes révolutionnaires et anarchistes se retrouvent « alliés objectifs ».
Cependant, « face aux menées légalistes des socialistes, les anarchistes opposaient la violence érigée en règle syndicale ». « Il faut agir, et si l’on n’est pas les plus forts, on emploie le feu, la poudre et la dynamite. »

La démission de Jules Grévy en 1887 et la montée du boulangisme provoquèrent un sursaut de solidarité : il s’agissait de « sauver la République ou de s’insurger ».

Jules Guesde écrivait : « Il faut espérer […] que lorsque l’heure sonnera de la Révolution sociale, nous nous trouverons tous groupés. »
« Le climat de crise politique […] laissait croire à l’imminence de la Révolution. »

Aux élections municipales de 1888, les anarchistes prônèrent l’abstention en livrant « un combat acharné contre leurs alliés d’hier », et se firent ainsi traités d’« agents provocateurs ».

Coupés des socialistes, des syndicats, des masses ouvrières, les anarchistes semblent se condamner à une position marginale malgré des rapprochements avec le parti allemaniste : « De l’anarchisme à l’allemanisme, le chemin est bien court » est-il écrit.

En 1892, les anarchistes « n’assumaient plus qu’une simple présence − arrogante, provocante et bruyante − mais sans aucune prise sur la vie politique et syndicale ».
La répression suscitée par la période « terroriste » aura raison d’un éphémère dynamisme.

II


La période terroriste

Le congrès anarchiste de Londres de 1881 avait consacré « la propagande par le fait comme moyen d’action le plus efficace pour émanciper les travailleurs », mot d’ordre qui ne se manifesta cependant en France qu’une dizaine d’années plus tard. Il semble que Bordeaux échappât à ce « virus de la poudre » et que nombreuses furent les manifestations de désapprobation des militants. C’est ce qu’écrit l’auteur. Il note cependant :
En septembre 1883, une bombe artisanale explose dans un corridor du Grand Café, rue Gobineau. Un peu plus tard, une autre bombe pulvérise une fenêtre rue d’Aviau. Une autre encore est découverte au Cercle national, rue Mautrec. Puis deux nouvelles explosions rue du Champ-de-Mars et rue Boudet. Le 29 septembre, c’est à l’église Saint-Seurin qu’une détonation fait fuir les fidèles, puis c’est la cave d’un brave bourgeois qui subit quelques dégâts.

Le 4 octobre, deux bombes blessent « légèrement quelques personnes » à l’Hôtel de la Bourse.
« Faute de coupables, les soupçons s’abattirent évidemment sur les anarchistes de la ville. » Sans preuves.
Et il faudra attendre 1891 pour connaître ce qu’il faut plutôt nommer des actes de vandalisme.
« Nous nous permettons d’affirmer, écrit l’auteur du mémoire, qu’à aucun moment ces actes très particuliers de propagande par le fait ne furent entrepris avec l’assentiment du groupe de Bordeaux. »
La presse bourgeoise, de son côté, fit ses choux gras de tous ces événements, ne se privant pas de stigmatiser l’anarchisme qu’elle avait totalement ignoré dans un premier temps. Avec l’exception d’un journal radical, la France, qui acceptait de passer des communiqués. Les autres exploitèrent à l’envi l’émotion provoquée par les attentats et contribuèrent à la panique et à l’épouvante


La répression

La surveillance policière s’exerçait de deux façons : par l’intermédiaire d’inspecteurs qui assistaient à toutes les réunions et par les indicateurs infiltrés dans les groupes.

Jusqu’aux premières explosions parisiennes, la confrontation police-anarchistes se résuma à la dissolution de réunions pour outrages à agent ou pour non-constitution du bureau et par la saisie de quelques imprimés ou la brève arrestation de militants récalcitrants.

La difficulté des anarchistes était autre : dans leurs divisions internes, dans le marasme financier et leurs différends avec les écoles socialistes proches d’eux. Tout cela rassurait la police. Cependant, en 1882, Antoine Antignac est condamné à trois jours de prison pour voies de fait contre un agent.

En 1886, l’anarchiste espagnol Sevillano est expulsé.

En 1887, quatre anarchistes espagnols sont arrêtés et reconduits à la frontière.

Des brochures sont saisies à la gare de La Bastide.

En 1888, Sébastien Faure est condamné pour outrages à agent.

Après le 1er mai 1891, Antignac et Dutou sont condamnés respectivement à trois et six jours de prison, le premier pour incitation au meurtre et au pillage, le deuxième pour outrages à agent.

Bien que la Petite Gironde écrive le 19 mars 1892 que « le parti anarchiste n’existe heureusement chez nous qu’à l’état de groupe infime », la répression va s’abattre sur les anarchistes bordelais. Dès le 26 avril 1892, la presse annonce l’arrestation d’un certain nombre d’anarchistes ; des perquisitions sont menées chez Antignac, Bach, Benoît, Lapeyre et quelques autres. Ils sont bientôt relâchés.

On condamne pourtant lourdement (jusqu’à trois ans de prison) des malheureux qui ont crié un peu trop fort leur joie à l’assassinat de Sadi Carnot.

Une surveillance quotidienne, étouffante, oblige les plus en vue à s’exiler dans de lointaines banlieues ou à se disperser. La militance se terre. « Anarchistes : rien à signaler », rapporte un commissaire spécial en juillet 1894.

Une reprise timide s’amorce en 1896 qui n’assurera qu’une simple survie. C’est le fait de vieux militants qui se refusent à baisser les bras et qui continuent la propagande, aidés par le journal parisien la Révolte qui publie convocations et communications.

C’est sous l’impulsion de Sébastien Faure que véritablement va reprendre une activité de propagande. Il arrive en gare de Bordeaux-Bastide le 26 juin 1896 accueilli par une dizaine d’anarchistes. Il va tenir une série de conférences en différents endroits, puis à Agen et à Toulouse et revenir à Bordeaux. Les salles sont prises d’assaut. Le succès est total. Les services de police s’inquiètent. Le moral des compagnons bordelais remonte, l’argent rentre dans les caisses militantes.

Mais qui vient-on applaudir ? L’anarchisme ou le talentueux orateur ? Cependant la confiance des compagnons est rétablie : ils vont se lancer à la conquête des campagnes environnantes, du Bouscat à Lormont, de Saint-André-de-Cubzac à Saint-Macaire.

Puis c’est l’affaire Dreyfus qui va occuper les militants bordelais qui jusque-là étaient restés silencieux jusqu’en octobre 1898.

En septembre, une affiche placardée dans la ville annonce une conférence de Sébastien Faure sur « l’innocence de Dreyfus ». C’est la levée des boucliers dans les milieux de droite. On veut empêcher l’orateur de s’exprimer. Il va lancer un appel aux républicains, aux démocrates, aux socialistes, aux révolutionnaires pour que soit respectée la liberté de parole et de réunion. Deux cents gardiens de la paix et un bataillon de hussards sont chargés d’assurer l’ordre. Il n’est pas dit que Faure ait pu s’exprimer à cause du tumulte ; la police fit évacuer la salle. Des manifestations se poursuivirent tard dans la nuit associant pour toujours le nom de Sébastien Faure au scandale et au désordre.

III

« Le sens révolutionnaire s’est un tantinet émoussé en nous à force de rêver au lieu d’agir chaque jour sur le peuple par une propagande incessante et nette », écrit Antignac dans les Temps nouveaux en 1899. Les compagnons s’étaient repliés sur eux-mêmes, plutôt découragés. Vers 1910, l’arrivée de militants espagnols vint quelque peu modifier la situation.

Après la période des attentats et la période qui s’ensuivit, une nouvelle orientation se fait jour. La propagande par le fait, comme facteur d’émancipation sociale, est dénoncée, pour lui préférer l’action collective et l’invitation à entrer dans les syndicats.

Mais les compagnons bordelais ont la plus grande méfiance envers les syndicats. Deux hommes plus particulièrement vont faire la démarche vers les syndicats : l’arrimeur Antignac, déjà nommé, et le tonnelier Crispel, plutôt syndicaliste révolutionnaire.

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Les outrances de langage d’Antignac et ses appels à la violence semblent avoir fait le vide autour de lui : l’ouvrier bordelais, en général, est plutôt réformiste, sans goût pour l’anarchie ; nullement partisan de la grève générale et de l’action antimilitariste.

Si les syndicats sont le lieu des « auditoires tout trouvés », il y a tout autant « les conférences de quartier, les grandes réunions, les universités populaires, les journaux du parti, la propagande individuelle […], les manifestes, les brochures ».

L’action syndicale de Crispel semble avoir été plus efficace. Il engageait les grévistes à « demeurer fermes et unis […], tout en gardant le calme le plus exemplaire ». Il est qualifié d’« éducateur », « dans l’esprit même du syndicalisme révolutionnaire ». « Constructeur », il organisa à la Bourse du travail un service médical où les ouvriers pouvaient également recevoir des conseils pour bénéficier des assurances. Secrétaire adjoint de la Bourse, il démissionna suite à un ordre du jour approuvant le secrétaire qui préconisait une tactique excluant la violence. Crispel était antimilitariste inscrit au Carnet B.

L’entrée dans les syndicats n’ayant pas fait l’unanimité, les anarchistes bordelais explorèrent des voies nouvelles et se dispersèrent en de multiples tendances : la propagande antimilitariste, la création de « milieux libres », l’illégalisme, etc.

Une « société anarchiste expérimentale » est lancée à Bordeaux, statuts à l’appui, mais ne peut voir le jour par manque de financement.

Une université populaire fut créée. Une bibliothèque est fondée, des causeries scientifiques, littéraires, philosophiques, artistiques voient le jour. La bibliothèque ferma au bout de trois années, certains « oubliant » de ramener les livres.

En 1904, naît le premier groupe antimilitariste bordelais, très actif, qui deviendra bientôt section antimilitariste internationale anarchiste. En 1905, procès de vingt-huit dirigeants de l’AIA : fortes peines de prison. La section bordelaise n’y survécut pas.

Puis c’est dans les syndicats, par un Appel aux conscrits, que se fait la propagande antimilitariste et antipatriote.

Chez les anarchistes à proprement dit, les positions se radicalisent :
« À la question de savoir quelle attitude devraient avoir les anarchistes en cas de guerre de leur pays, plusieurs assistants ont répondu qu’ils ne répondraient pas à l’appel qui leur serait fait et emploieraient tous les moyens, même le sabotage, pour empêcher qu’elle ait de bons effets. »

Un « comité de défense sociale » ouvert à tous les antimilitaristes fut créé en 1912 pour se désagréger rapidement. Cette année-là, à Bordeaux, l’anarchisme ne comptait plus qu’une dizaine de fidèles.

Entre 1912 et 1914, des Espagnols vinrent conforter l’anarchisme bordelais : ils cherchaient du travail et la liberté. Sous l’impulsion de Julian Saavedra se constitua même un groupe dénommé Acracia. Une campagne active fut menée, par l’intermédiaire des syndicats, en faveur des « victimes de Gigon ». Les délégués des syndicats ouvriers de Bordeaux se proposaient, si justice n’était pas rendue aux « victimes », de « boycotter et de faire boycotter les produits espagnols et de s’opposer au déchargement des navires battant pavillon espagnol ».

En 1912, le groupe bordelais, dit « d’études sociales », adhérait à la Fédération communiste anarchiste de Louis Lecoin, puis disparaissait.

Les menées policières expliquent, mais pas complètement, le marasme anarchiste bordelais. C’est Antoine Antignac, le 4 avril 1914, qui proposa la fusion des éléments français et espagnols. L’alliance ne dura pas deux mois.

En août 1914, la mobilisation générale était décrétée. À quelques exceptions près, ceux des compagnons bordelais qui reçurent leur livret rejoignirent leur unité.

Jacques-Henri Gbenou conclut ainsi son mémoire :
« Des groupes éphémères, des effectifs insignifiants, une inorganisation quasi permanente, une propagande souvent inégale et bien peu efficace, un émiettement des forces en de multiples tendances, un relatif isolement au sein du mouvement ouvrier local : l’échec de l’anarchisme bordelais est incontestable. »

À rajouter l’impact négatif de la « période terroriste » sur le public bordelais et l’affaiblissement des forces après cette épreuve où la police se déchaîna.
Sans doute, également, « l’absence d’un important prolétariat local, doté d’une profonde conscience de classe ».

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