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Recherches anarchistes
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Introduction
Les Mouvances libertaires dans le Bordeaux de l’entre-deux-guerres par SAGAERT Théo
Texte complet du mémoire

S’essayer à une définition de l’anarchisme n’est pas chose aisée, tant les différents mouvements qui composent cette idéologie politique sont vastes : « L’anarchisme n’est pas une doctrine rigide, avec ses articles de foi, ses tables de la loi, ses prophètes et aussi ses excommunications, ses procès en hérésie et ses exécutions capitales », rapportait J. Barrué. 1

Pourtant il existe tout de même un fond commun que portent en eux tout les anarchistes : « L’anarchie c’est l’ordre moins le pouvoir », rappelle Pierre-Joseph Proudhon. Les anarchistes 2 aspirent donc à l’ordre, sans que celui-ci ne soit dicté par une autorité arbitrairement imposée. Mais quelle forme prend ce pouvoir si vivement combattu par les anarchistes ?

En 1889, dans La morale anarchiste, Petr Alekseevitch Kropotkine, théoricien du courant libertaire, caractérisa précisément les principaux moteurs de cette autorité : « Nous ne demandons qu’une chose, c’est à éliminer tout ce qui, dans la société actuelle, empêche le libre développement de ces deux sentiments, tout ce qui fausse notre jugement : l’État, l’Église, l’Exploitation ; le juge, le prêtre, le gouvernant, l’exploiteur. ». Les ennemis des libertaires sont clairement identifiés, mais nous ne pouvons 3résumer le mouvement anarchiste à la lutte contre ses ennemis. Au-delà de la lutte face aux acteurs de l’oppression, il existe effectivement un projet de vie affirmé : une société sans classes, sans hiérarchie ni ordre moral, refusant toutes formes d’oppression et combattant leurs disciples : ce projet, aussi humain soit-il, reste colossal à mettre en place. Etudier ce mouvement politique, philosophique et intellectuel, n’est pas une entreprise aisée.

L’anarchisme ne demeure pas être une entité unique et homogène : les composantes de cette idéologie restent multiples et variées. Il est donc question d’étudier l’entièreté du mouvement, aussi composite soit-il. Notre étude a lieu dans un cadre géographique précis : la ville de Bordeaux. La période sur laquelle nous focalisons nos recherche est l’entre-deux-guerres, période extrêmement riche pour le mouvement anarchiste bordelais. Rappelons tout de même que l’anarchisme n’est pas qu’une idéologie politique : des aspirations de vie, de nombreuses pensées philosophiques, tout comme de nombreux courants littéraires gravitent autour de ce mouvement. Aborder l’histoire politique de l’anarchisme pour cerner ce mouvement dans sa globalité est une chose, mais pour comprendre ce mouvement à une échelle locale, l’étude sociale des militants libertaires est indispensable et révélatrice de la nature même de leurs agissements, de leurs méthodes d’actions, ou de leur abstention. En opposition, une répression comprenant l’organe de surveillance mis en place par l’État, telle que l’administration policière, mais également une obstruction plus globale, émanant à la fois de la presse, des organisations fascistes, de droites, et parfois de gauche. Ainsi, nous allons tenter de décrire au mieux l’état d’un mouvement libertaire fluctuant, dans le Bordeaux de l’entre-deux-guerres.

La personnalité des militants, leur rôle sur la scène libertaire bordelaise, tout comme leurs conditions de vie sont longuement détaillées, en passant à la fois par les figures de proues de l’anarchisme bordelais, mais également les masses qui s’y rattachent. Cette question sociale est d’une importance singulière : la misère dans laquelle vivent de nombreux militants permet d’insister longuement sur les conditions de travail auxquelles ces derniers font face, l’absence de considération que ces derniers subissent - ce qui pourra, au fil de cette étude, permettre de comprendre le fonctionnement même des idéaux anarchistes, et de ses spécificités girondines.

Nous observerons les aspirations défendues, mais également les modalités pour y parvenir (nous verrons ainsi les nombreuses différences présentes au sein même de ce mouvement, avec par exemple, la montée de l’anarcho-syndicalisme dans des groupes initialement hostiles à toutes formes de délégation de pouvoir). Par ailleurs, l’opposition à la pensée libertaire est extrêmement large, elle s’étend aussi bien de l’extrême droite, à la gauche modérée, comme en témoignent les tensions entre communistes et anarchistes. De fait, les opposants des anarchistes, aussi nombreux soient-ils, mènent des actions violentes afin d’empêcher la diffusion des idées libertaires. Une réaction forte est à observer dans les rangs adverses, permettant d’axer notre étude sur des champs plus larges. La propagande en tout genre, les meetings, les grèves, sont autant de manifestations d’un refus à la soumission, et le Bordeaux de l’entre-deux-guerres devient le territoires de ces confrontations. Lorsque nous évoquons l’anarchisme, l’imaginaire collectif véhicule des représentations fantasmées, frappées par la violence et le chaos.

Bien sûr, il faut reconnaitre que la conception libertaire fut durablement marquée par l’aire des attentats, et incarnée par les figures de Ravachol, Auguste Vaillant, Emile Henry, Sante Geronimo Caserio, et tant d’autres … Le discours dominant se gargarise de multiple stéréotypes des plus tenaces, bien que l’on puisse les regrouper en deux catégories. Ainsi, l’anarchiste est souvent comparé à un utopiste niais, rêveur, fantaisiste et peu sérieux. Mais le plus souvent, et cette réputation est à imputer à l’aire des attentats, l’anarchiste est assimilé à un voleur, un cambrioleur, avide de violence, de chaos et de destruction. Peu nombreux sont ceux à comprendre l’anarchisme comme une théorie aux bases solides et rationnelles.

Critiquant constamment les instituions, l’anarchiste sait le malheur qu’engendre l’ordre normal des choses. Ayant analysé ce qui l’entoure, il sait pertinemment que la critique, si elle n’est pas suivie d’acte, ne change rien. C’est majoritairement la raison pour laquelle l’action violente fait partie intégrante du processus libertaire, car transformer progressivement les structures d’un système déjà irréformable ne serait que peine perdue. « L’anarchie démontre l’inanité de toute tentative d’amélioration qui ne s’attaque qu’aux effet en laissant subsister les causes » déclarait Jean Grave. 4 Ainsi le positionnement des esprits appelle au positionnements des corps, et le passage à l’acte est considéré comme inévitable pour l’avènement d’un monde plus juste.

Seuls ou rassemblés autour d’organisations, de groupes locaux ou de syndicats, les anarchistes oeuvrent pour que vienne l’insurrection. Néanmoins, il serait facile et bien trop réducteur de résumer l’anarchisme à un mouvement oeuvrant tous dans le même but, sans distinctions significatives. Au-delà des différences tactiques et organisationnelles, le mouvement libertaire est surtout la résultante d’une multitude d’individualités parfois radicalement différentes. Ainsi, il semblait pertinent dans notre étude de se pencher sur l’identité des militants libertaire bordelais : mettre en lumière ces individualités, c’est d’abord leur rendre hommage, mais c’est surtout une manière de cerner un peu mieux le mouvement anarchiste bordelais. En somme, il s’agissait de reconsidérer ces hommes et ces femmes, qui de par leurs convictions et leurs actions, marquèrent durablement de leur empreinte l’histoire des mouvements contestataires.

Notre période se situe entre deux événements façonnant le XXe siècle. Les libertaires se reconstruisent progressivement à l’issue de la Première Guerre mondiale, celle-ci ayant été le théâtre de l’échec de l’antimilitarisme, honteusement symbolisé par l’Union sacrée. Quelques décennies plus tard, le mouvement anarchiste doit faire face à la montée des totalitarismes, des idéaux fascistes et ce, de manière locale avec les déviances du maire de Bordeaux Adrien Marquet.Étudier un mouvement malmené durant la Première Guerre mondiale, 5 pour se retrouver à lutter contre l’émergence des différentes formes de fascisme, est relativement intéressant. En outre, le cadre géographique se prête particulièrement bien à l’étude de ce sujet. Bordeaux est une des principales villes de province où l’activisme libertaire est bien développé. Plusieurs raisons expliquent cet attrait pour l’anarchisme dans cette ville.

Premièrement, la présence de militants nationalement reconnus et appréciés, comme Sébastien Faure, eut un impact sur le militantisme de la gauche bordelaise, mais également dans la diffusion des idéaux anarchistes.

Deuxièmement, Bordeaux est à proximité de l’Espagne révolutionnaire où l’expérimentation du processus libertaire prouve son efficacité, séduisant de fait des militants d’une gauche assez large. Cette particularité géographique a pour conséquence une augmentation des correspondances entre libertaires bordelais et libertaires espagnols.

Un des principaux militants anarchistes bordelais de l’entre-deux-guerres, Aristide Lapeyre, se rendit en Espagne pour aider la révolution sociale, tandis que l’ensemble du mouvement bordelais s’emploie pour aider les réfugiés. Cette spécificité a également pour conséquence une surveillance étatique accrue, caractérisée par une répression systématique de chaque migrant espagnol. Souhaitant mettre en lumière la pensée libertaire ainsi que ses théories, il était cependant essentiel de se ne pas se limiter à un résumé caricatural. Si le mouvement libertaire se déchira lors du débat opposant la plateforme et la synthèse anarchiste, la ville de Bordeaux ne connut pas les débats houleux qui animèrent bon nombre d’organisations.

Sébastien Faure, très influant localement, théorisa avec Vsevolod Mikhaïlovitch Eichenbaum, dit “Voline”, « la synthèse anarchiste » sur laquelle nous reviendrons, et qui résume la pensée libertaire propre au Bordeaux de l’entre-deux-guerres. Il en va de même pour les organes de surveillance étatique : ici, il n’est pas question de négliger ce point extrêmement important, qui influe nettement sur les agissements des militants. Pour autant, nous ne pouvions nous adonner uniquement à une réflexion centrée sur l’administration policière et plus largement sur le rôle de l’État ; auquel cas la pensée libertaire aurait été sapée au profit de son ennemi direct.

Notre réflexion se cristallisera donc autour des militants libertaires bordelais et de leurs actions ; de l’influence nationale et internationale qui les façonne tout au long de la période ; et de la répression globale qu’ils subissent. Le mouvement anarchiste, une nébuleuse vaste et floue Mais avant de véritablement commencer notre étude, il est nécéssaire de cerner un peu mieux l’état de l’organisation anarchiste avant l’entre-deux-guerres. Le 11 juillet 1880, les républicains votent la loi d’amnistie qui ouvre les prisons et les bagnes dans lesquels sont incarcérés les condamnés de la Commune. Ces derniers, une fois libres, reviennent en France et, forts de leurs expériences, s’engagent dans l’action politique. Cette même année d’octobre 1880 a lieu le congrès 6 du Havre, qui voit la scission des communistes et des anarchistes, ces derniers se séparant des autres courants socialistes le 22 mai 1881. Le congrès de Londres, survenant cette même année, fait le choix d’une organisation décentralisée du courant anarchiste, ceux-ci ne se structurant pas en partis mais en groupe autonome, engageant leurs actions sur le terrain de l’illégalité comme le prône le congrès. C’est justement à la suite de ce congrès que deux mouvances se distinguèrent au sein du mouvement, à savoir les libertaires communistes, appelant à une révolution sociale, et les anarchistes individualistes, préconisant une reprise individuelle et engageant leurs combats sur le terrain de la propagande par le fait, de l’action directe, illustrée par de nombreux anarchistes tels Ravachol ou Caserio. Mais de quelles manières évolue l’anarchisme bordelais quelques décennies plus tard ? Avant de pouvoir aborder pleinement ce sujet, il est nécessaire de revenir sur le contexte précis de notre période. Tout au long de l’entre-deux-guerres, de nombreux événements internationaux ayant attrait à l’anarchisme ont lieu. I

Il serait inutile de tous les citer, cela s’avérerait bien trop long et fastidieux. Cependant, nous reviendrons sur les événements les plus marquants, car ils furent en partie porteurs d’espoir pour les militants bordelais qui y feront référence à plusieurs reprises. Si le mouvement anarchiste est nettement ébranlé à la suite de la Première Guerre mondiale, aussi bien en France que dans le reste de l’Europe, il n’en demeure pas moins que la révolution mexicaine de 1910, sous l’impulsion des frères Flores Magon, met en exergue la propagation des idéaux libertaires, avec l’apparition des premières brigades internationales.Dans 7 toute l’Europe, la courte période qui suit la Première Guerre mondiale est marquée par l’émergence des contestations sociales, comme ce fut le cas en Russie. Une figure marquante de l’anarchisme, qui fut également porteuse d’idéaux libertaires à travers l’Europe, est celle de Nestor Makhno. Anarchiste ukrainien prenant la tête d’une armée insurrectionnelle comptant jusqu’à 40 000 combattants, il fut très vite chassé par les bolcheviks, et bon nombre d’anarchistes furent emprisonnés en Russie.

Ce fait met en évidence les tensions qui animent communistes autoritaires 8 et libertaires, ces tensions se ressentant notamment à Bordeaux. Paradoxe, lorsque Pierre Kropotkine décède en 1921, des funérailles nationales sont organisées par Lénine. C’est durant cette même année que survient la révolte du port de Kronstadt, qui voit ses marins se soulever contre la dictature des commissaires bolcheviks. Par ailleurs, cet événement marque durablement l’opposition entre communistes et libertaires. Par la suite, la répression contre les anarchistes monte progressivement, que ce soit du côté des régimes totalitaires d’inspiration fasciste ou communiste.

De juillet à décembre 1921, de nombreux anarchistes tels que Fanny Baron, Aron Baron ou encore Lev Tcherny seront enfermés par la Tcheka. Nous retrouvons cette même répression envers le courant libertaire lors de la révolution allemande de 1918, où certaines villes furent aux mains des socialistes libertaires. Le sort tragique de Gustav Landauer témoigne de cette répression : battu à mort par des soldats des corps francs, il fut le principal théoricien du socialisme libertaire de son pays. C’est dans cette situation complexe que les nationalismes ; qui vont de pair avec la répression 9 anti-libertaire, s’arrogent une place dans de nombreux pays.

La propagande joua également un rôle important dans la décrédibilisation de la pensée anarchiste. Elle prit parfois la forme de procès ultra médiatisés, comme en témoigne l’affaire de Nicola Sacco et Bartolemeo Vanzetti, tous deux exécutés sur chaise électrique dans la nuit du 22 au 23 août 1927 pour un braquage qu’ils n’avaient pas commis. La contestation reste cependant vive au sein des milieux libertaires, et, en 1926, le militant anarchiste Anteo Zamboni tire sur Mussolini mais échoue, il sera lynché par la foule. La même année, c’est Gino Lucetti qui lance une bombe dans la voiture de Mussolini ; celle-ci rebondit et explose dans la rue.

En France également, les anarchistes mettent en pratique l’action directe. 10 Le cas le plus marquant en ce début de période est celui de Germaine Berton, militante libertaire, qui tue Marius Plateau (directeur de l’Action française) le 22 janvier 1923 ; elle déclara vouloir venger Jean Jaurès. Elle fut acquittée le 24 septembre 1923, tout comme l’avait été quelque temps plus tôt Raoul Villain, l’assassin de Jaurès. 11 Un autre fait marquant ; qui l’est d’autant plus de par sa proximité avec Bordeaux, est la révolution sociale espagnole.

Lorsqu’en 1936, l’Espagne choisit son président, les anarchistes, pour faire barrage à l’extrême droite, appellent au vote du front populaire. La gauche gagne les élections et un gouvernement émerge ; essentiellement composé de socialistes, mais également de communistes. Cependant, ces élections ne font pas l’unanimité et la droite les réfute : le général Franco enjoint toutes les casernes militaires du territoire à rejoindre l’opposition, pour s’emparer du pays.

C’est ainsi que la guerre débute : entre républicains et franquistes. Le 18 juillet 1936 ; Franco prend le contrôle du pays sur un coup d’Etat, ce qui déclencha à terme une vive opposition : la résistance s’organise. Buenaventura Durruti, figure de l’opposition anarchiste, commande de nombreux hommes face à l’armée de Franco.Progressivement, les franquistes sont chassés de 12 Barcelone, puis de tout le pays. Sur les terres récupérées par les anarchistes, le communisme libertaire et la collectivisation se mettent en place.

Mais la répression s’acharne, et Franco gagne 13 du terrain. Pourtant, une entraide internationale entre militants voit le jour : femmes et hommes de pays différents viennent prêter mains fortes aux Espagnols, il s’agit des brigades internationales. Par ailleurs, nous aurons l’occasion de nous pencher longuement sur le soutien d’anarchistes bordelais envers les républicains espagnols : c’est le cas d’Aristide Lapeyre, militant bordelais, qui ne se contenta pas de correspondre avec l’Espagne, puisqu’il viendra même à plusieurs reprises dans ce pays en lutte, notamment à Barcelone, où ses traces et son implication seront longuement détaillées dans cette étude. C’est également le moment - pour ces brigades internationales - de constater que l’anarchisme fonctionne : l’économie, le commerce ou encore la culture sont gérés de façon collective, sans poser de problème. Mais l’opposition entre les différentes mouvances de gauche 14 mène à une fracture entre ceux appelant à un gouvernement républicain et ceux refusant d’y rentrer. Affaiblis par la mort de Durruti le 19 novembre 1936, les anarchistes se font massacrer à Barcelone par les milices staliniennes et gouvernementales. Cette scission des gauches permit notamment à Franco de gagner la guerre, cela se ressentant à Bordeaux même. Nous connaissons la fin tragique des colonnes de réfugiés, qui pour fuir la guerre, s’exilent en France avant d’être parquées dans des camps comme celui de Rivesaltes. La proximité de l’Espagne avec Bordeaux eut pour cause une migration assez conséquente de républicains espagnols, ayant pour effet un renforcement des dispositifs de surveillance étatique. Par ailleurs, il est flagrant de constater que chaque migrant espagnol est systématiquement suspecté d’anarchisme.