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Recherches anarchistes
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Anarchisme, guerre et violence.
Extrait de la thèse de Michel Froidevaux

DE L’UNION SACRÉE ET DE L’APPEL AUX FIBRES NATIONALISTES

De par la bipolarisation des adversaires, la guerre civile exigea une homogénéité à l’intérieur de chaque camp. Dans cette recherche d’un modus vivendi, le camp nationaliste rencontra beaucoup moins de difficultés que les républicains, probablement parce que les nationalistes, après avoir longuement ourdi leur complot, avaient pris l’initiative. Mais aussi en raison de la plus grande clarté et du caractère expérimenté de leur programme politique réactionnaire.

Du côté des républicains, les dénominateurs communs étaient plus flous, la référence d’ensemble étant, d’une part, la seconde République, cadre politique qui avait fréquemment été radicalement contesté par les anarchistes et diverses tendances d’extrême-gauche, et, d’autre part, l’antifascisme, cause rassemblant principalement contre, mais guère pour un projet commun, la terminologie même de fascisme étant parfois appliquée par les anarchistes au modèle soviétique dont se réclamaient les communistes espagnols...

C’est par le pronunciamento qu’avait dû s’échafauder la cohésion du camp républicain, union fragile qui prouva son hétérogénéité lors de désaccords aigu (mai 37, combats internes sanglants lors de la chute de Madrid), qui virent l’affrontement armé des antagonismes, provoquant de la sorte des petites guerres civiles dans la guerre civile.

On se rend compte, rétrospectivement, qu’assez vite et parallèlement à l’affirmation de l’antifascisme, la défense de la patrie espagnole fut invoquée en tant que ciment du camp républicain. Cette référence explicite à la sauvegarde de la nation espagnole représenta finalement un ressort plus puissant pour toucher l’âme des masses que la mise en avant de l’œuvre révolutionnaire. L’affirmation d’un caractère nationaliste dans l’enjeu du conflit jouait sur les vieux réflexes grégaires et touchait aux fibres mêmes du puissant sentiment d’humanité.

La guerre civile engendra une situation paradoxale où les deux camps en présence se proclamaient les seuls défenseurs légitimes de leur patrie, tout en recherchant avidement à bénéficier de l ’aide des puissances étrangères.

Une grande partie de la presse anarcho-syndicaliste joua volontiers de la fibre patriotique, en n’évitant pas, en certains cas, d’encourager le chauvinisme ou des attitudes racistes, tout spécialement à l’endroit des soldats maures de l’armée nationaliste.

En octobre 36, Terra y Libertad offre deux exemples de propagande basée sur le recours au nationalisme

L’hebdomadaire de la FAI met en cause, le l5 octobre, l’Italie par un gros titre résolu : " L’Italie dans notre île de Majorque. Que la Société des Nations en ait honte. Au cri de Vive l’Espagne., les fascistes vendent la nation à l’impérialisme romain, "

Le 29 octobre, ce sont les Maures qui font l’objet d’accusations outrées ". Les maures recrutés par les fascistes s’établissent avec leurs familles en territoire espagnol.

Un correspondant de guerre écrit depuis un des secteurs du Centre que la guerre civile prend des allures de guerre d’invasion. Le chroniqueur a pu confirmer que dans le secteur de Robledo, plusieurs soldats réguliers ont été vus, accompagnés de leurs femmes, s’établir dans les meilleures maisons d’un village occupé. Nous ne luttons donc pas contre une armée traîtresse vendue au fascisme, mais contre une armée d’invasion du territoire. "

La notion de "guerre d’indépendance nationale" fut hautement revendiquée par un éditorial (26 novembre 36) de la Soli, qui établit une comparaison avec la guerre menée, au début du XIXème siècle, contre l’occupant français. " En pleine guerre d’indépendance nationale. (...) La guerre civile espagnole s’est transformée en une guerre d’indépendance nationale. Les généraux de la Monarchie ont livré le sol du pays où ils naquirent aux armées italienne et allemande. Les deux nations sont en train de faire, sur notre territoire,L’expérience de leur matériel de guerre, commença dans la Péninsule Ibérique, sans déclaration préalable, la guerre européenne avec toutes ses terribles conséquences. Cela est la vérité. (…)

Connaissant la réalité du problème qui s’est posé, nous y ferons face et nous triompherons, comme nos aïeux vainquirent dans la Guerre d’Indépendance, lutte cruelle qui dura plus de quatre ans, Alors ; les années étrangères avaient occupé presque la totalité du territoire national et finalement, nous fûmes vainqueurs. [1]

Un refrain analogue était entonné par l’éditorial (mars 37) du Boletin del Sindicato de la Industria Fabril y Textil de Badalona y su Radio CT-FAI " (...) Pour notre part, nous affirmons que, pour ce qui est arrivé, le titre que nous lui donnerons sera celui de Seconde Guerre de l’Indépendance de l’Espagne.

Ceci est le véritable titre que l’on doit appliquer à la lutte engagée entre la crapule internationale et l’authentique peuple espagnol. "

Et ce texte s’achevait, comme cela se faisait parfois, sous la forme de slogans, à la manière des paroles militantes proférées dans les manifestations

" Vive notre Seconde guerre d’indépendance !!

A bas les envahisseurs et les voleurs de notre liberté’’

Plutôt mourir que de vivre esclaves d’une botte étrangère !! ’’ [2]

Le glissement vers des positions classiques de défense de la patrie dans un cadre d’Etat Nation fut très clairement manifesté par le ministre Garcia Oliver, qui s’en remettait à une "puissante armée populaire" pour faire respecter 1’intégrité du sol national.

C’est dans le cadre de déclarations (reprises dans le Bulletin d’Information CNT-AIT-FAI du 3 avril 37) prononcées lors d’une "récente visite" à l’École Populaire de Guerre que 1e ministre anarchiste exposa ces vues traditionnellement nationalistes, non sans avoir évoqué auparavant la question de la discipline : "Vous officiers de l’armée populaire, vous devez observer une discipline de fer. Votre mission est d’assurer la victoire sur les forces fascistes envahisseuses et de maintenir, au lendemain de la victoire, une puissante armée populaire sur laquelle nous puissions compter pour répondre à toute provocation fasciste, ouverte ou déguisée, d’une puissance étrangère et qui sache faire respecter le nom de l’Espagne, depuis longtemps déconsidéré dans les sphères internationales. "

Il vaut la peine de réfléchir sur la trajectoire singulière d’une bonne part du mouvement anarchiste espagnol qui, partant des positions internationalistes et antimilitaristes habituelles au courant libertaire, se retrouva à prôner la défense nationale du pays, par le biais d’une armée régulière. Les énormes carences dans la concrétisation, effective et efficace, de la vieil1e idée de la solidarité prolétarienne internationaliste de la part des travailleurs de l’étranger expliquent, dans une certaine mesure, le repli nationaliste de beaucoup d’anarchistes espagnols. A cet égard, un parallèle historique peut être ébauché avec la situation qui prévalut lors de l’éclatement de la première guerre mondiale, où les motivations de chauvinisme et d’union sacrée l’emportèrent sur les refus longtemps et fièrement proclamés par les mouvements syndicalo-révo1utionnaires de participer à une guerre entre Etats-Nations.

GUERRE ET ANARCHISME

Le projet d’instauration d’une société anarchiste ne comprend pas la guerre comme phase obligée permettant le passage vers le monde nouveau. Cependant la révolution en tant que déclic total ouvrant les portes de la société future a souvent été conçue comme une période, temporellement limitée, d’affrontements et de violences, tel un Grand Soir où, sur la scène historique, les exploités s’attribuent enfin les premiers rôles. Un tel schéma, comme nous l’avons vu, prévoyait habituellement une phase insurrectionnelle courte, puis débouchait sur l’édification d’un nouvel édifice social. Ce plan était souvent, chez les théoriciens anarchistes, circonscrit arbitrairement aux dimensions d’une société, sans guère prendre en compte les rapports de force des relations internationales.

La guerre répugne aux anarchistes dans la mesure même où le phénomène guerrier est essentiellement rattaché au jeu morbide de la rivalité des appétits de puissance des Etats ou à l’expansionnisme économique du système capitaliste. Face à cette logique belliqueuse, l’anarchisme - et en cela il ne se différencie que peu de divers courants de la pensée socialiste classique - oppose le formidable potentiel de la solidarité prolétarienne, la résistance des damnés de toute la terre, comme antidote aux antagonismes des classes dirigeantes. Le raisonnement anarchiste excluerait même la guerre, perçue comme un processus destructeur qui n’est le fait que de minorités privilégiées contre des majorités dominées. puisque les peuples, prenant conscience de leur identité et de leurs intérêts véritables, seraient logiquement amenés à rejeter et à renverser les gouvernements pourvoyeurs des champs de bataille.

Le cas de la guerre civile espagnole ne cadra que fort peu avec les prévisions de l’anarchisme, à commencer par le fait que dans le camp des privilégiés une proportion considérable de peuple - d’ouvriers et de paysans - combattait aux côtés des militaires réactionnaires insurgés.

DÉCALAGES ET CONTRADICTIONS

Alors que les libertaires avaient fourni d’innombrables contingents de réfractaires, d’objecteurs de conscience, d’insoumis ou de déserteurs, la guerre civile renversa les rôles à tel point que le mouvement anarchiste se mit à légitimer, largement, l’active participation à la guerre, en ajoutant volontiers que cette guerre-ci allait être la dernière - la der des de - et rendre les autres impossibles ...

De nombreuses déclarations justifiant cette guerre-là abondent dans la presse anarcho-syndicaliste. Pluma libre (septembre 36) offre un clair exemple du retournement des esprits, dans un texte signé par "Ses" de la caserne générale de la Seconde Division, "Nous et la guerre" :

"Quel contraste ! Quand cet après-midi, les camarades (.,,) prirent le fusil pour aller à Saragosse, des douzaines de pensées défilaient dans mon esprit. Mais, cela est-il possible ? Est-ce qu’il est possible que, nous, hommes qui avons toujours prêché la paix, l’amour et l’harmonie entre tous les êtres humains, nous nous voyions obligés de prendre les armes pour détruire et arracher avec elles des cœurs et des vies pleines de jeunesse, d’illusions et de vie. Cela est-il possible ? Oui, ça l’est. Malheureusement. Cette chose vénéneuse, ce produit de barbarie, ce monstre au visage humain qui s’appelle fascisme. a lancé sur la terre espagnole le cri de guerre pour que les hommes, tous frères enfants d’une même mère peut-être, nous nous dépecions les uns les autres, comme si nous étions des fauves de la jungle.

Il ne nous reste pas d’autre chemin. Nous devons tuer, arracher des vies, détruire et mutiler des corps humains pour défendre la nôtre, celle de nos proches et celle d’un monde nouveau qui veut, qui peut et doit être libre. (...) Que de cruauté. Que de sang juvénile versé pour que le mot liberté soit un fait

Ceux qui comme tel camarade (...) avaient toujours propagé la paix se voient maintenant forcé de recourir à la guerre, parce que la guerre, dans ce cas, c’est la liberté. ( ...)

La guerre, c’est la mort, la mort cruelle et horrible, mais nécessaire maintenant parce qu’elle représente la vie et la liberté. [3]"

Les notions de "légitime défense" et de "violence nécessaire" [4] furent acceptées presque unanimement par les militants anarchistes. L’aval donné à la logique de la destruction amena, parfois, des vues nihilistes ou des déclarations d’adhésion à la cruauté, érigée en système. Le principal journal de l’anarchisme espagnol - Solidaridad Obrera - donna parfois le ton du cynisme vengeur.

Ainsi l’article, au titre sans équivoque, de l’édition du 2 octobre 36

" A la guerre, comme à 1a guerre ! NI SENTIMENTALISME, NI VACILLATIONS.

Celui qui a dit : à la guerre, comme à la guerre, avait raison. Dans la lutte actuelle n’entrent ni sentimentalisme, ni vacillations d’aucune sorte. L’ennemi est cruel et sanguinaire, il bombarde sans pitié des hôpitaux et des populations civiles. I1 faut donc agir avec la fermeté et l’énergie maximales. Celui qui vacille un seul instant sera complètement enfoncé. (.,.) Celui qui vacille est un traître. "

Le gros titre, sur cinq colonnes, barrant tout le haut de la première page de l’édition du 12 novembre 36 est encore plus explicite

" OEIL POUR OEIL ET DENT POUR DENT

Comme représailles au barbarisme fasciste, notre Aviation a bombardé, avec une grande efficacité, Palma de Majorque. "

Un pareil contexte autorisait Tierra y Libertad à affirmer (2I novembre 36) au sujet des "ailes de la victoire" : "Nos avions sont plus puissants que ceux de l’ennemi ; nos pilotes sont des héros, pas des assassins" et Tiempos Nuevos put, plus tard (oct.-nov. 38), insérer un article sur "l ’Armée de l ’Air, gardienne de la Paix."

L’évolution vers une attitude d’inflexible dureté et 1’acceptation entière du principe des représailles est bien illustrée par un article signé du dirigeant anarchiste catalan, Alejandro Gilabert Gilabert, figurant dans La Noche du 19 mars 37 et intitulé "Trop humains" :

"Les bombes que l’aviation fasciste fit tomber mardi l16 mars] sur Barcelone auraient pu provoquer une mortalité terrible. Sept morts et trente-quatre blessés, c’est un bilan tragique. Et pourquoi ces vies ont-elles été sacrifiées ? Quel but poursuivaient les aviateurs qui lancèrent leurs bombes sur la population civile ? Leurs objectifs n’étaient pas militaires. Le bombardement de mardi obéi à la vieille tactique militaire allemande, qui consiste à terroriser les populations civiles.

Cette méthode terroriste doit nous faire méditer un peu. L’humanisme de nos idées et de notre conduite est interprété par les fascistes comme une raison de lâcheté et d’impuissance. Jusqu’à maintenant, nous avons été trop humains. Il faut penser aux représailles, et si celles-ci ne sont pas très humaines, la guerre ne l’est pas non plus. Nous acceptons la guerre par instinct de conservation, par sécurité propre et par dignité. ies représailles sont aussi une méthode de guerre. ... )

Il est naturel que nous, nous ne puissions agir de la même manière que les 580 fascistes, mais dans les villes occupées par eux, il y a beaucoup d’objectifs militaires à exécuter, Parfois, pour des raisons sentimentales et par crainte de causer des victimes plus ou moins innocentes, ces objectifs n’ont pas été accomplis. (...)

Les représailles sont une puissante nécessité qui s’impose d’elle-même. Il n’y a pas de passivité qui soit justifiable. (...)

L’initiative doit toujours être nôtre, sans crainte de pécher en étant peu humains. Dans la guerre, c’est une erreur de convertir l’humanisme en une religion. N’y-a-t-il rien de plus inhumain que la guerre elle-même ? ( ... )

Ce serait un suicide absurde que d’employer des bons conseils pour convaincre les fascistes, qui ne doivent pas être convaincus, mais vaincus. A la guerre comme à la guerre ! Il ne peut y avoir d’autre dilemme ".

Reconnaitre la justesse de la guerre suppose l’obligation de se pourvoir en armement. Dans le camp républicain, une restructuration de plusieurs industries en vue de fabriquer des armes fut entreprise, mais le volume de cette production reconvertie était insuffisant ; aussi, outre l’aide en matériel de guerre apportée par l’URSS, il fut aussi nécessaire de se fournir, discrètement en armes auprès de marchands/trafiquants internationaux.

En matière de commerce et d’approvisionnement en armements, un décalage sensible subsistait chez beaucoup d’anarchistes entre la traditionnelle opprobre jetée sur les marchands d’armes et le besoin impérieux de se fournir en matériel guerrier, La mort, survenue à Monte-Carlo vers la fin novembre 36, de Basil Zaharoff, roi des armements, offrit l’occasion de percevoir clairement un tel décalage avec la réaction de la presse anarchiste. La Veu de Catalunya (29 novembre) commenta ainsi ce décès :

" ( ... ) D’une certaine manière, Zaharoff était déshumanisé, aucun sentiment d’humanité ne put jamais freiner son infâme négoce, qui s’appuie sur la mort et la misère des hommes."

Sous le titre "Un ennemi de moins", Sembrador (27 décembre) salua la disparition de ce magnat du trafic des engins de mort : " Un grand ennemi du Peuple est crevé, l’ennemi numéro l, Sir Basil Zaharoff, aujourd’hui roi du pétrole, du charbon, de la mécanique, etcétéra.

Il était le roi des rois, le roi de la mort, lui, l’individu qui a commencé avec les armements, Toute sa vie il le fit, comme une crapule, spéculant toujours avec les instruments de destruction. (..,)

C’était l’un des nombreux qui tirent leur fortune des étrangers, des innocents qui croient lutter pour la patrie et meurent pour les industriels et les marchands comme Zaharoff. C’est vraiment dommage que des Sirs comme ce Zaharoff terminent leurs jours dans un lit seigneurial blanc et doux ... [Fin]

CRITIQUES DE CIRCONSTANCE ADRESSÉES AU PACIFISME

La légitimation de la guerre comme moyen pour atteindre la société du communisme libertaire eut pour effet logique le développement d’une critique de circonstance à l’endroit du pacifisme et de la non-violence.

Cette critique fut étroitement liée au contexte historique, dans la mesure où la virulence de la mise en cause du pacifisme a été directement proportionnée à l’état de la situation militaire du camp républicain ; c’est dire que les reproches adressés au pacifisme furent plus vifs et nombreux au début du conflit que vers 1938, où les échecs militaires successifs avaient refroidi les charges contre le pacifisme. A remarquer que la presse anarchiste se contenta surtout d’exprimer des justifications de la guerre plutôt que de présenter une réelle argumentation à l’endroit des principes et des méthodes de la non-violence.

Le Dr Félix Mart1 Ibanez, davantage porté sur le débat général des idées que la plupart des journalistes anarchistes, tint quant à lui à poser la question de la résistance à la guerre dans le long article (Mi Revista, 1en février 37) "Message aux idéalistes, l’objection de conscience devant la révolution".

Soulevant une problématique d’éthique politique et d’engagement, l’infatigable docteur acceptait l’idée de se salir les mains au vu des enjeux et des promesses mêmes de la révolution, et parallèlement, il invitait les individus rétifs à la violence à se joindre. à leur manière pacifiste au travail antifasciste et rénovateur.

" (...) Laissons de côté tous ceux qui se retranchent derrière une fausse objection de conscience, qui n’est rien d’autre que peur ou égoïsme, et référons-nous aux idéalistes purs et aux pacifistes authentiques, qui oscillent dans un éternel conflit spirituel entre leur répugnance à la violence et leur désir de servir loyalement le prolétariat. (...) la violence dans les révolutions n’est rien d’autre qu’un des fleuves par lesquels coulent les eaux révolutionnaires. C’est une nécessité historique, douloureuse, mais inexorablement nécessaire, comme l’est le coup de bistouri qui, en ouvrant la tumeur intoxiquée, permet de guérir le patient. La Révolution n’aime pas la violence et elle n’en fait pas un objectif. C’est simplement un recours historique pour réaliser d’autres finalités plus hautes. Si, en tant qu’hommes dotés d’un sentiment d’humanité, nous haïssons la violence, du moins nous savons tous la disculper quand elle est suscitée comme une réponse historique à l’autre violence de l’ennemi. Avec la différence que, si celle-ci est la violence barbare et stérile au service du clergé et du capitalisme, la révolutionnaire est la violence douloureuse, mais justiciaire et dotée d’une impétuosité créatrice qui la signifie et la disculpe.

« Nous sommes pacifistes disent certains - et nous préférons cela à tout, plutôt que la guerre ». C’est faux et dangereux. Nous, les révolutionnaires, n’aimons la Paix et nous la défendrons maintenant et toujours, mais c’est au nom de cette Paix que nous allons, actuellement, à la guerre. Le triomphe du fascisme serait le commencement de la guerre mondiale. Aujourd’hui, ils rêvent à la Méditerranée et elle serait le théâtre de futurs et horribles conflits.

Se croiser les bras à présent et se refuser à la guerre civile, ce serait allumer la guerre mondiale et laisser en plus s’effondrer la civilisation hispanique.

Allons à la Paix à travers l’orgie de sang de la guerre [sic]. Nous haïssons la guerre, mais nous l’acceptons virilement, en sachant qu’avec elle nous achetons, à quel prix de douleur ou de mort que ce soit, la future Paix. Vous qui êtes pacifistes, vous ne pouvez accepter l’odieuse Paix que le fascisme offre. Une paix sabotée et établie sur la force brutale des baïonnettes, sous lesquelles s’agitera, en préparant des guerres futures, tout le commerce caché et tragique des marchands de la mort. ( ... )

A vous, la violence vous déplaît, La Révolution est loin de votre activité pour tout ce qu’elle signifie de violence. Eh bien, aidez la Révolution au moyen d’un autre type d’apport non-violent ! Vous avez de beaux précédents : le mouvement hindouiste de Vivekananda (...) et aussi Gandhi. (.,.) Récoltez l’exemple ! Debout, idéalistes, pacifistes, tous ceux qui jusqu’à présent avez vu votre effort paralysé par l’objection de conscience ! Formez une Confédération des serviteurs de la Paix, des travailleurs du front et de l’arrière ! Organisez-vous en toute discipline ! Constituez une gigantesque armée des serviteurs pacifistes de la Révolution, qui vont recueillir et s’occuper des blessés, soigner les enfants, aider aux évacuations, organiser tous les travaux de l’arrière et tous les secours au front ! En cela, vous ne faites rien d’autre que de remplacer le sentier idéaliste de la méditation que jusqu’à présent vous avez parcouru par le sentier de l’action, âpre et pénible, mais fécond et profondément humaniste ! Tous en avant ! Formons la ronde de la Paix, dans laquelle l’épaule rude des lutteurs poing et fusil pour la cause - touche les bras des hommes et des femmes au service dévoué de l’aide pacifiste : Alerte, donc, camarades ! Effacez l’objection de conscience ! Libre passage à 1a Révolution ".

A relever que F. Marti Ibanez prit cependant part en été 38, avec la délégation de l’Alliance Juvénile Antifasciste espagnole au "Second Congrès Mondial des Jeunesses pour la Paix", qui se déroula à New-York [5].

En tant que "publication bimensuelle individualiste", Iniciales s’attaqua (1er avril 37), sous la plume de Léon Drovar, au problème de "la non-violence et le cas espagnol", en mettant en avant une présentation passablement émasculée du potentiel des techniques d’action non-violente pour n’en retenir, en fait, que l’idée de résistance passive, assimilée à la capitulation.

" Quelques anarchistes hollandais se demandent si, dans la lutte d’Espagne, il n’aurait pas été mieux que les antifascistes espagnols aient opposé une résistance passive aux ambitions des militaires soulevés contre la volonté du peuple ibérique, qui désire être plus libre, au lieu de la résistance [6] armée qu’on leur a opposée.

N’en aurait-il pas résulté - se demandent-ils moins de douleurs et de dommages ? Qu’auraient pu faire les nationalistes et leurs mercenaires contre tout un peuple qui refuse de participer à la vie sociale fasciste et d’assurer son fonctionnement ? Certes, il n’y aurait pas d’arme plus formidable que celle-la et, cependant, l’interrogation est infantile, parce que s’il existait ce peuple capable d’adopter une telle attitude, les fascistes n’existeraient pas, étant donné que ceux-ci sont couvés par l’inculture populaire, ( ... ) Et la résistance à la violation contre des hordes hystériques et sauvages ne peut pas s’organiser d’une autre façon que par la violence ; ( ... )

Nous, en sentant profondément l’anarchisme et le naturisme, nous cultivons la non-violence qui réunit la joie et la non-peine - mais pas au point d’offrir l’autre joue, si nous pouvons offrir les poings. Car, nous savons distinguer entre résistance passive et résignation.

Comme individualistes que nous sommes, nous ne nous sommes jamais ralliés à des mouvements violents tendant à imposer au peuple espagnol des normes de vie contraires à son sentiment, avec des révolutions sporadiques à termes fixes comme si la mentalité d’un peuple pouvait varier au moyen d’un ordre.

Mais le cas actuel est différent ; il s’agit d’une guerre civile et d’invasion, dans laquelle on nous attaque avec acharnement, alors nous devons nous défendre.

Dans la précipitation des évènements et face aux urgences créées par le soulèvement militaire, le débat fondamental, d’ordre éthique, sur la fin et les moyens à mettre en œuvre pour se rapprocher du but proclamé, ne put être entamé en Espagne. C’est à l’étranger, dans les milieux pacifistes/non-violents, qu’il convient d’aller chercher des éléments de réponse dans cette discussion essentielle sur les moyens.

A cet égard, le mouvement de l’Internationale des Résistants à la Guerre (I.R.G., fondée en 1921) fut particulièrement interpellé par le conflit civil espagnol. Organisation laïque, l’I.R.G. était préoccupée par les injustices sociales et regroupait diverses sensibilités socialisantes ou libertaires. Aussi, l’I.R.G. se sentit très proche des aspirations du camp républicain. Toutefois, comment pouvait-on venir en aide au camp républicain, sans renier ses convictions de résistance à la guerre ?

La controverse fut vive et lors de la Conférence Internationale de 1937, à Copenhague, les délégués furent informés que "ce dilemme terrible avait fait perdre des membres aussi ardents que Fenner Brockway, le Premier Président, et aussi Olga Misar, le membre du Conseil pour l’Autriche. Cependant, il apparait qu’une majorité écrasante est restée fidèle à son engagement envers la résistance à la guerre." [7] L’I.R.G. agit néanmoins par le biais de l’aide humanitaire. Un comité de secours fut créé, qui s’occupa de distribution de nourriture, de vêtements et de médicaments, de la collection d’informations au sujet de parents ou d’amis se trouvant dans l’autre camp, d’encouragement à des négociations pour l’échange de prisonniers, de la mise sur pied d’un home pour des enfants réfugiés à Prats-de-Mollo dans les Pyrénées, etc. "Bien entendu, la plus grande partie de cette aide allait aux Républicains, bien qu’en théorie au moins, 1’1RG était prête à fournir de l’argent et du matériel aux cas valables des deux côtés." les leçons de la guerre d’Espagne, dans une optique pacifiste, sont tirées, avec quelque désabusement, par David C. Lukowitz : "D’un point de vue pacifiste, la politique de rester libre de tout engagement militaire était sage.

Certainement, l’histoire fournit des quantités d’exemples qui montrent qu’une guerre civile égale, en tragédie et en méchanceté toute lutte entre nations. En fait, il y a des preuves qui suggèrent qu’une guerre civile, puisqu’elle a généralement une base idéologique, est souvent plus infernale. A la grande honte de l’espèce humaine, nous sommes souvent plus mé chants quand nous luttons pour un principe, que ce soit Dieu, le capitalisme ou le matérialisme dialectique. Tout ceci semble confirmé par l’expérience de la Guerre Civile Espagnole. Des connaissances récentes sur le sujet, libérées maintenant des passions politiques des années trente, montrent, de façon convaincante que les deux côtés se sont conduits avec barbarité et cruauté, employant la torture et perpétrant des atrocités. Si les forces nationalistes, sous le Général Franco, apparaissent plus perverses, c’est largement à cause du fait qu’étant victorieuses, plus d’opposants politiques sont tombés dans leurs mains, offrant ainsi plus d’occasions pour la sauvagerie. Les pacifistes avaient aussi une tendance à exagérer les vertus prétendues du régime républicain. Mais encore une fois, une étude plus posée montre que la coalition républicaine de libéraux, de socialistes, de communistes, d’anarchistes et de syndicalistes s’est souvent mal conduite, même entre eux, et que la torture, la cruauté et l’assassinat politique ne leur étaient pas inconnus dans la poursuite de leurs objectifs politiques. "

Et cet article se termine par des considérations de philosophie non-violente à portée générale
"Ce que tout ceci signifie c’est que, tandis que les pacifistes pourraient être tentés de soutenir la guerre civile afin d’obtenir la justice sociale, il est décidément difficile de voir au plus chaud de la bataille où la justice se trouve. Les héros d’une époque deviennent souvent les gredins d’une autre ère ; la laideur de la lutte des classes n’est pas toujours immédiatement perceptible des slogans émotifs et un idéalisme passionné peuvent temporairement voiler le jugement. La guerre civile et la lutte des classes peuvent paraître attrayantes et séduisantes, mais, en fin de compte, elles apparaissent comme n’ayant joliment rien à faire avec le pacifisme. "

La France fut certainement le pays qui fut le plus concerné par le conflit espagnol, de par sa longue frontière pyrénéenne et de par leur riche passé commun.

Dans les années 1930, i1 existait en France une série de mouvements pacifistes regroupant diverses tendances, telles que des chrétiens, des socialistes des libertaires, des anciens combattants, des féministes, des néo-malthusiens (en faveur du contrôle des naissances et opposés à la surpopulation), des "hommes (et des femmes) de bonne volonté", ...

Un Comité d’Action pour la Paix en Espagne se mit à publier, à partir de février 37, un bulletin intitulé, en bonne logique, La Paix en Espagne. Rassemblant diverses sensibilités pacifistes (Chrétiens, hommes politique de gauche, intellectuels humanistes, ...) [8], ce Comité formula un plan de paix, articulé en trois étapes. D’abord, il était envisagé un "appel à l’armistice’’. "lancé par Genève ou par l’ensemble des puissances médiatrices. La parole n’est pas au canon. La parole est à la raison. CESSEZ LE FEU ! " ..-. ) "Puis, médiation de la Société des Nations ou des Puissances membres ou non-membres de la Société des Nations, invitées par la France et la Grande-Bretagne à coopérer avec elles. Examen et solution des problèmes d’extrême urgence notamment de l’assistance à la population, du rétablissement et du maintien de l’ordre et de la paix civile. Puis, Plébiscite : consultation du peuple espagnol. Après des épreuves aussi tragiques, et en raison même de ces épreuves, les vingt millions d’Espagnols ont le droit et le devoir de dire à nouveau la volonté du peuple … Au-dessus de la guerre civile comme de la guerre étrangère, es peuples doivent librement disposer d’eux-mêmes. " (No l, février 37)

Ce programme très ambitieux visait à sensibiliser 1 ’opinion publique française et européenne aux graves dangers pour la paix du monde tout entier que charriait le conflit espagnol. Appuyant son action sur l’autorité supra-gouvernementale prêtée à la Société des Nations, sur les intentions apaisantes accordées aux puissances démocratiques et sur la croyance que les peuple : animés par la raison, sont naturellement pour la paix, ce Comité Pacifiste ne parvînt donc. et de loin pas, à concrétiser ses objectifs généreux. Un tel mouvement pacifiste est révélateur de la grande confiance qui était alors placé dans le Droit International et dans la récente Société des Nations pour ramener les gouvernements et les hommes à la mesure.

GUERRE ET/OU RÉVOLUTION

Un dilemme central agita, tout au long du conflit, le camp républicain, celui de la guerre et de la révolution. Fallait-il mener en même temps ces deux opérations ou convenait-il d’accorder la priorité à l’un des deux termes ?

Historiquement ce binôme contradictoire tourna à 1’avantage de la guerre au détriment de la transformation sociale, mais avant que les champs de bataille n’aient eu réglé définitivement cette alternative, la question fut abondamment traitée dans la presse.

Du côté des partis du centre, de la gauche modérée et des communistes, l’opinion soutenue était qu’il s’agissait avant tout de gagner la guerre afin de pouvoir ensuite, le cas échéant, entreprendre, non pas à proprement parler une révolution, mais des réformes en profondeur.
Par contre, le point de vue défendu par les tendances révolutionnaires- anarchistes, socialistes de gauche, POUMistes - était inverse et insistait sur la nécessité de mener de front la révolution sociale et la guerre. Cette argumentation se fondait sur les circonstances mêmes de la réplique prolétarienne, qui avait été la première à s’opposer au pronunciamento et soulignait le caractère de prolongation exacerbée de la lutte des classes au travers de la guerre civile. Pour les tendances révolutionnaires, il importait de mettre, sans tarder, à profit l’ébullition des esprits et d’utiliser le pouvoir des armes afin d’exercer une pression sur les milieux réticents aux changements et afin d’infléchir, au besoin par la force, leur résistance. La crainte y était latente que si la révolution était reprise après la fin de la guerre, un tel renvoi pourrait bien être irréversible, dans la mesure où une révolution ne peut se congeler et être placée en état d’hibernation et que, d’autre part, le retour à une situation de normalité, qui ne manquerait pas de suivre la fin du conflit, ne favoriserait guère une reprise sur une large échelle des expériences révolutionnaires. En regardant de plus près les positions présentes à l’intérieur des sphères anarcho-syndicalistes, on s’aperçoit de divergences quant à l’opportunité de mener tout â fait simultanément révolution et guerre.

Si, sur le fond, l’ensemble du courant libertaire est bien sûr pro-révolutionnaire, des désaccords sont exprimés quant à la possibilité de transposer les principes et les pratiques révolutionnaires dans la conduite de la guerre et des opérations militaires. Telles furent les réticences présentées dans certains journaux de casernes ou du front.

Cette position affirmant la nécessité d’une séparation fut clairement résumée par Linea de Fuego (10 décembre 36) dans l’article "Responsabilité", signé par le nommé Coblas :
" (...) Les individus ont eu la vertu de confondre les principes doctrinaux de la révolution avec la guerre et il s’impose que cette confusion soit dissipée. Ce n’est pas que nous niions que l’on peut faire la guerre et la révolution, mais, par contre, nous disons que chaque chose doit se faire séparément.

La guerre est la négation de toutes nos aspirations. Dans la guerre, on poursuit l’homme comme un fauve, en essayant toujours par tous les moyens de lui faire le plus de mal. Dans la révolution, l’on atteint l’homme par la fraternité et par l’amour.
L’une et l’autre sont incompatibles.

Faisons la guerre à sa manière et à sa manière aussi la révolution." [9]

La majorité des textes de la presse anarchiste mettent l’accent sur le caractère inséparable et complémentaire de la lutte militaire et du changement social. L’argument pour 1’interpénétration de ces deux composantes, mais au bénéfice et dans l’esprit résolu de la révolution, fut synthétisé avec vigueur dans l’éditorial du quotidien Acracia, du 22 janvier 37, intitulé "La sophistication des termes"

"Nous ne faisons pas la guerre pour faire la guerre. Si notre mouvement devait être encadré dans un qualificatif fermé, ce qualificatif ne serait pas celui de guerre, mais celui de la révolution, ( …)
Tant proclamer que le terme de guerre est synonyme de révolution nous a conduit à doter cette guerre de tous ces compliments belliqueux, qui nous furent toujours odieux : l’armée régulière et la discipline. ...)

Nous, nous affirmons que toutes les guerres sont néfastes. Si nous avions la conviction que nous sommes en train de faire la guerre, nous serions les premiers déserteurs. C’est que la guerre n’éclate jamais au bénéfice de ceux qui la font et souffrent de ses ravages. ( ... )
Nous, nous luttons contre le privilège et non pas pour la nation. Pour la liberté et non pour la patrie. Pour l’anarchie et non pour la République, Nous exposons notre vie pour le bénéfice collectif et non pour une caste retranchée dans 1’ impunité. ( ... )

Nous ne faisons pas la guerre. La guerre se fait toujours sur le compte d’un deuxième et entre des frères, pauvres d’esprit. Nous, nous faisons la révolution pour tous les êtres humains et contre les castes survivantes du parasitisme et de l’égotisme. "

L’hebdomadaire Ideas, qui entendait éviter les compromis de la collaboration politico-gouvernementale, alla très loin dans l’affirmation de son volontarisme révolutionnaire en prétendant qu’il fallait supprimer le mot de guerre, pour ne plus parler que de défense de la révolution.

La pédagogue Floreal 0cana précisa (8 avril 37) ce distinguo linguistico-psychologique dans l’éditorial [10]

"Orientations révolutionnaires"
"(... ) Durant des mois et des mois, dans les porte-paroles des organisations révolutionnaires les plus désintéressées et conséquentes, quotidiennement, l’on répétait que le problème est de gagner la guerre, qu’en perdant la guerre, nous perdrons la Révolution, que la guerre exige tous les sacrifices et "concessions", qu’il ne faut plus penser qu’à la guerre. Le mot guerre apparaissait et apparaît encore bien qu’ajouté au vocable révolution - chaque jour dans les colonnes d’un même quotidien, hebdomadaire, etc. , imprimé des centaines de fois.
Demandez au maçon, au tisserand, au charpentier, au paysan, au mineur, à tous ceux qui consciemment se battent contre le fascisme dans les tranchées s’ils sont en guerre ou en Révolution, s’ils empoignent le fusil pour guerroyer ou pour des fins essentiellement humaines. La plupart vous répondront qu’ils sont antimilitaristes, antiguerriers, qu’ils haïssent la guerre, qu’ils luttent pour la Révolution, que pour elle et seulement pour elle, ils abandonnent le lieu de travail, le foyer, leurs enfants, leur compagne, versent leur sang et sont disposés à offrir leur vie.

Bien que les partis politiques et leurs chefs s’efforcent de tuer cet esprit révolutionnaire, en créant la psychologie de guerre qui incite les foules à faire la guerre pour la guerre, nous, nous ne pouvons les suivre sur ce mauvais chemin. Notre devoir est de cultiver la psychologie révolutionnaire. Ce labeur exige la suppression du mot guerre cela fait des mois que IDEAS l’a supprimé de ses travaux de rédaction - dans la propagande révolutionnaire, en tant que produit de la civilisation capitaliste-autoritaire que nous liquidons. (... )

Les politiciens profitent de présenter aux esprits simples [la guerre et la révolution] comme deux problèmes distincts qu’il faut résoudre séparément. Ils connaissent l’histoire et savent que ce que le peuple ne conquiert pas durant la période violente, il ne l’obtiendra que difficilement après. La Révolution se fera ensuite, s’exclament les politiciens de toutes les couleurs. Que d’hypocrisie et de méchanceté.

Il faut changer le vieux et abrutissant lexique pour le nouveau et salutaire que réclame la biologie sociale, bien qu’à certains cela paraisse puéril [11]" .

ANARCHISME ET VIOLENCE

La guerre est la période historique où la violence, érigée en système, se trouve célébrée comme une vertu. Comment, dans un pareil contexte vouloir instaurer des relations sociales fraternelles, de respect et de tolérance, soit l’idéal implicite de la société libertaire ?
Par le moyen de la guerre et par le recours à la force, la possibilité était offerte d’agir afin de modifier, en un court délai, le cadre structurel de la société. Dans une semblable perspective, la guerre put accélérer le déclenchement du processus révolutionnaire, mais en entrainant comme corollaire, le développement considérable d’une répression à l’encontre des ennemis du nouveau régime.

Aussi, la révolution voyait son devenir subordonné à la victoire militaire, alors même que la guerre avait pour effet de limiter singulièrement l’avance et l’étendue de la révolution.
Le moment historique dans lequel s’est déroulée la révolution espagnole, c’est-à-dire le cadre d’une guerre civile internationalisée, empêchait une transformation équilibrée, harmonieuse, ou, à tout le moins, un changement de l’édifice social ne provoquant pas trop de "casse" humaine.

En acceptant la guerre, en raison du poids des circonstances historiques du pronunciamento, puis comme moyen pour résoudre le problème social, les anarchistes ne se rendirent, la plupart du temps, pas véritablement compte qu’ainsi, ils se plaçaient sur le terrain de la force brute, de la violence tous azimuts, qui est en fait le terrain cultivé et exalté par une idéologie politique comme le fascisme.

La logique inhérente à la guerre civile avait pour conséquence que les antagonismes devenaient mécaniquement et grossièrement bilatéraux, avec l ’obligation pour les anarcho-syndicalistes d’instaurer de nombreux jeux d’alliances et de combinaisons paradoxales ou contre-nature en regard des principes libertaires.

La presse anarchiste traita quelquefois, du problème fondamental de l’emploi de la violence. Dans l’examen de cette question épineuse, le penseur italien Errico Malatesta (1853-1932) était volontiers pris comme référence, à cause de sa position médiane d’acceptation circonstanciée et limitée de la violence et également en raison de ses mises en garde à l’endroit de la violence, qui cesserait d’être un simple moyen pour devenir une fin en soi.
Un article de Il Risveglio Anarchico - (Le Réveil Anarchiste), très probablement le journal anarchiste de Genève dirigé par Luigi Bertoni , repris par le Boletin de Informacion CNT-FAI (7 octobre 36) et partiellement par Guerra di classe (24 octobre 36) reflète bien les contradictions vécues par le mouvement libertaire entre, d’une part, un vieux fond d’idéalisme et, d’autre part une impudence quant au choix des moyens pour mener la guerre sur les fronts et la répression à l’arrière.

"LA VIOLENCE...) Le problème de la violence est un problème très grave et nous éprouvons une certaine répugnance à en parler mais il s’est nouvellement mis en vue avec la révolution espagnole.

Établissons avant tout que l’état de guerre est la destruction de tout principe moral, c’est pourquoi moraliser sur la guerre est une absurdité. Il s’agit de vaincre et l’on ne vainc qu’en faisant le plus grand nombre de cadavres et de destructions. Et cependant, malgré tout, nous sommes de l’avis de Malatesta, qui considère nécessaire de contenir la violence dans les limites de la nécessité, mais en éliminant tout sentimentalisme.

Un autre problème délicat, c’est celui du nettoyage qu’il faut faire dans les localités où fut vaincu le fascisme. Voir des suspects partout peut donner lieu à ce que se commettent de déplorables erreurs. Mais, d’autre part, il est nécessaire de ne pas oublier ce que l’on vit à Paris en 1871, une fois la Commune vaincue.

Tous les dénommés « neutres » se changèrent en espions et formaient partie des pelotons d’exécutions. Nous n’abhorrons aucune phrase plus que celle-là « avec nous ou contre nous », parce qu’elle sert de fondement à la tyrannie ; mais, durant une guerre civile, il faut la mettre en pratique, surtout quand l’ennemi nous donne l’exemple, comme ce qui arrive dans notre cas.

Il n’y a rien de plus odieux que les perquisitions policières mais face à un infâme complot contre la liberté des Espagnols, pour peu qu’il ne réussisse pas et que, pour le vaincre, il y eut à faire des centaines de victimes, il est naturel que l’on se résolve à tout pour découvrir les valeurs et les armes indispensables pour obtenir une victoire définitive. ( ... )

Personne ne condamne le terrorisme ; pour étouffer toute tentative d’émancipation prolétarienne, il n’existe plus de distinction entre moyens licites ou illicites. Cela est la terrible vérité.

Les antifascistes, d’un point de vue guerrier, n’ont qu’à s’inspirer dans l’efficacité majeure ou mineure de leurs mesures et non pas dans un honneur ou un déshonneur qui n’a rien à voir ici. (,,.)

En conclusion, il est impossible de réaliser une société de libres et d’égaux dans le très anormal temps de guerre ; mais il n’est pas nécessaire de sortir ce prétexte pour la déclarer aussi impossible dans l’avenir et revendiquer déjà une future dictature de parti et, pendant ce temps, économiser des armes et des forces pour cette raison, avec le danger d’être tous renversés" .

La violence fut assez souvent présentée comme une "chirurgie fatale" à cause de la "résistance du capitalisme" et permettant enfin au nouveau monde d’accoucher. Tierra y Libertad (19 décembre 36) exprima explicitement cette conviction dans l’article "Violence"
" (...) Notre violence doit aller jusqu’où elle est nécessaire pour dérruire tout vestige du vieux régime. Notre époque de guerre ne peut se baser exclusivement sur des principes anarchistes. La guerre n’est et ne peut pas être anarchiste. C’est le moyen forcé que, anarchistes et non-anarchistes, nous utilisons pour arriver au régime de la non-violence.

N’oublions pas, cependant, qu’en intervenant dans l’opération sanglante dans laquelle nait le monde nouveau, nous sommes toujours anarchistes. " [12]

Le malaise et les ambiguïtés incontournables, perceptibles dans les propos des anarcho-syndicalistes espagnols face à la question de la violence, se remarquèrent aussi dans la poursuite de la mise en cause de 1’Etat, en tant qu’ institution principalement génératrice de la violence, alors même que des anarchistes participaient aux gouvernements en qualité de ministres ... En fait, les références traditionnelles, les habituelles diatribes anti-étatiques ne parvenaient que très imparfaitement à masquer le vaste décalage entre la pratique résolument guerrière et la répétition du credo humanitaire. [13]

Au fil des mois et des échecs militaires, une morosité et un néo-scepticisme s’exprimèrent envers la sacralisation de la violence. Ici et là, on pouvait lire des phrases du genre : "dans ces temps de tension maximale des nerfs, la violence semble fréquemment se rendre maître de 1’homme et le culte qui lui est rendu semble une normé faite loi." [14]

L’équilibre délicat prôné par Malatesta entre les nécessités et les limites de 1 ’usage de la violence ne fut pas réalisable dans le cas du conflit espagnol, d’autant que ce penseur insistait, parallèlement, sur la notion cardinale de l’amour, comme élément catalyseur de la révolution. Alba Roja (2 janvier 37) crut utile de rappeler les "paroles du maitre" sous la forme d’une mise en garde constituée par un court texte, à portée générale, de Malatesta et intitulé "La révolution par l’amour"

" (... ) Nous devons être toujours résolus et énergiques, mais en essayant de n’excéder jamais la limite marquée par la nécessité, Nous devons faire comme le chirurgien qui coupe quand c’est nécessaire, mais qui évite d’infliger des souffrances inutiles.

EN RESUME, NOUS DEVONS ETRE INSPIRES PAR LE SENTIMENT D’AMOUR ENVERS LES HOMMES, ENVERS TOUS LES HOMMES.

Il nous semble que ce sentiment d’amour est le fond moral, 1’âme de notre programme. Il nous semble que c’est seulement en concevant la révolution comme la grande allégresse humaine, comme la libération et la fraternisation de tous les hommes, quels qu’aient été la classe ou le parti auquel ils appartenaient, que notre idéal pourra se réaliser.

La révolte brutale doit se produire indubitablement ; mais si elle n’avait pas le contre-poids des révolutionnaires qui œuvrent pour un idéal, elle se dévorerait elle-même.

La haine ne produit pas l’amour. Par la haine, on ne rénove pas l’amour. La révolution de la haine, ou fera tout rater, ou il en résultera une nouvelle oppression qui pourrait peut-être s’appeler anarchiste, comme les gouvernements de notre temps s’appellent libéraux, mais qui ne cesserait pas pour autant d’être une oppression et de produire tous les effets des oppressions politiques. "

Ces réflexions idéalistes et quelque peu prophétiques d’un Malatesta offrent l’occasion d’apprécier l’écart énorme entre le projet de passage vers la société régénérée et le chaos sanguinaire de ce chemin, décalage terrible qui pouvait faire confesser à un dirigeant tel que Diego Abad de Santillân : "C’est la tragédie de ma vie qu’il faille me débattre dans la guerre et ses conséquences. J’ai toujours été pacifiste ! " [15]

Pour ne pas avoir médité davantage sur les dangers et les incohérences de la violence révolutionnaire, les anarchistes furent finalement les victimes des mécanismes destructeurs et inhumains qu’ils avaient contribué à mettre en marche.

La violence, qui s’inscrit dans la dynamique de la dictature, rendait hypothétique leur plan de société émancipée et elle entraînait l’organisation interne du mouvement libertaire vers des modes autoritaires et vers la centra1isation. C’est dire qu’une victoire militaire républicaine aurait d’abord signifié le triomphe de la force et que 1a tâche aurait pu être particulièrement ardue et longue afin de déconditiormer des mentalités et des structures. qui s’étaient, durant des années, façonnées dans et par la violence.