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Chapitre III : "La dispersion des tendances" : Les mouvements anarchistes en Saône-et-Loire (1899-1914)
C) Cohésion ou "dispersion des tendances" ? (1908-1914)

1) Des nouveaux moyens de se regrouper : une cohésion retrouvée ?

a) Le syndicalisme et l’antimilitarisme

Il faut bien comprendre que ce que nous avons développé précédemment, à savoir le développement des idées libertaires au sein de groupements ouverts à tous les ouvriers, est une constante jusqu’à la guerre. Un syndicalisme puissant dynamise l’action antimilitariste en Saône-et-Loire. On peut penser aux nombreuses campagnes de la CGT, notamment celle contre « la loi des trois ans et la réaction militariste » [1] .

Au sein même du syndicat des mineurs de Montceau, un nouveau groupe « anarcho-syndicaliste » est animé, début 1909, par un certain Boudoux [2]. Cette tendance est très proche du « jeune syndicat broutchoutiste » du Pas-de-Calais. Ainsi en décembre 1908, Boudoux et Broutchoux donnent une conférence commune qui rassemble plus de 800 personnes à Montceau [3] . D’autres fois ce sont des figures majeures de la CGT qui viennent tenir conférence en Saône-et-Loire. Ainsi, peu après la conférence « Broutchoux-Boudoux », c’est Victor Griffhuelhes, alors secrétaire général de l’organisation, qui vient faire de la propagande dans le bassin minier [4].

L’anarcho-syndicalisme est réaffirmé comme principal moyen d’action, dans la majorité des numéros du journal anarchiste local Le Cri de Saône-et-Loire . Ainsi, dans la partie régionale, de nombreux compagnons écrivent au journal pour exhorter les ouvriers à se syndiquer :

« Aux métallurgistes chalonnais. -N’avez vous donc rien à réclamer, que vous restez isolés, que vous ne voulez pas comprendre les causes de votre misère ? C’est à croire ! Vous les parias du travail qui gagnez 2fr 50 à 3fr par jour pour nourrir toute une famille, […] Ne voyez vous pas que la liberté de conscience est un leurre, que groupés dans votre syndicat, vous pourrez élargir la griffe qui vous étreint, devenir un peu plus que les bêtes de somme, un peu plus que les machines humaines que vous êtes, que vous pourrez être des êtres pensants ?
Un Métallurgiste. [5] »

De plus le journal reprend de nombreux articles théoriques sur le syndicalisme. On y développe des thèmes comme l’indépendance politique du syndicat ou la nécessité d’un internationalisme ouvrier.

L’antimilitarisme est diffusé par l’intermédiaire d’autres organisations comme les groupes d’études sociales qui continuent la propagande, notamment à travers la campagne « contre les armements » [6]

Enfin, en mars 1908, un certain Dumas, rédacteur à La Guerre Sociale , se rend dans la région pour
une tournée de conférences sur « Le brigandage du Maroc et l’antipatriotisme » avec le soutien de
l’Association Internationale Antimilitariste [7] .

Dès lors, que ce soit au sein des syndicats, des ligues ou des groupes d’études sociales, les
anarchistes ont souhaité « unir leurs forces à celles des autres révolutionnaires. [8] »

b) Du Cri de Saône-et-Loire à la « Fédération Révolutionnaire de Saône-et-Loire ».

En se rapprochant du mouvement ouvrier et des autres révolutionnaires, certains compagnons en
sont même venus à souhaiter la création d’un véritable parti révolutionnaire :

« Ainsi en 1911, après les élections législatives du printemps, alors que le compagnon Grandjouan souhaite que le « Comité antiparlementaire » continue de fonctionner tel quel, il se heurte à Almeyreda qui, soutenu par Gustave Hervé et avec l’accord de Sébastien Faure notamment, tente de le transformer en un vrai parti révolutionnaire avec un programme « pour défendre le peu de libertés publiques et de libertés individuelles contre l’arbitraire et l’oppression du gouvernement ». Entreraient dans ce parti (qui ne voit finalement pas le jour) des socialistes insurrectionnels ayant quitté le PSU, des syndicalistes révolutionnaires et des anarchistes. [9] »

Or, en Saône-et-Loire, il semble bien que les anarchistes et les autres révolutionnaires aient eu très tôt la volonté de s’unir. En effet, en avril 1908, paraît le premier journal anarchiste du département : Le Cri de Saône-et-Loire. Dès le premier numéro, les rédacteurs affichent la volonté d’ouvrir leur journal à « tous ceux qui sont sincèrement socialistes, syndicalistes, libertaires et anarchistes [10] ». « En résumé, le Cri sera ce que les camarades révolutionnaires le (sic) feront [...] [11] »

Le journal entend en fait regrouper tous les révolutionnaires autour d’un but commun : « En un mot, nous voulons lutter contre la société bourgeoise et changer l’état dont nous souffrons. [12] »

Le Cri de Saône-et-Loire, touché bien vite par les problèmes financiers inhérent à ce genre de publications [13] , fera paraître de manière irrégulière, neuf numéros, avant de s’éteindre en février 1909.

Tout au long de sa publication, le journal affichera nettement deux tendances. Il est d’abord très axé sur le syndicalisme. En effet, l’en-tête du journal porte le logo de la CGT et chaque numéro comprend au moins un article théorique sur le syndicalisme et de nombreuses publications locales exhortant à la syndicalisation des ouvriers. Le journal entretient une bonne relation avec « le jeune syndicat » du Pas-de-Calais animé par Broutchoux. L’anarcho-syndicaliste signe de nombreux articles pour le Cri, et ses querelles avec les socialistes et le « vieux syndicat » de Basly y sont largement reproduites.

Nos sources nous apportent très peu d’informations sur l’activité d’éventuels groupes anarchistes à cette époque. Pourtant, on peut penser que Montceau-les-Mines et Chalon-sur-Saône sont restés les foyers de l’agitation libertaire. En effet, les trois premiers numéros du Cri sont édités à Chalon et les suivants à Montceau-les-Mines. De plus le bilan financier publié dans le numéro 6 semble confirmer cette hypothèse : le Cri est distribué à Montceau, Chalon, Autun, Sanvignes... [14] Enfin, dans un article de ce même numéro, « l’administration » rappelle qu’à l’origine de ce journal est la volonté des anarchistes de « Chalon, d’Autun, du Creusot, de Montceau, de Tournus et de quelques camarades isolés » de se regrouper pour faire de la propagande.

Pourtant, il est assez difficile de savoir qui collabore au Cri, la plupart des articles étant issus d’autres journaux de la presse révolutionnaire,. Les articles rédigés par les compagnons de Saône•et-Loire sont presque tous signés par un pseudonyme : Lemiséreux, Jean Legueux, Antidémocrate... Il n’y a bien que dans le n°6 qu’on relève les noms de L.Billard et J.Blanchon qui semblent être les gérants du journal.

Après plusieurs appels à l’aide [15] , le journal publie un dernier message de détresse : « Y a-t-il encore une poignée de sincères dans ce pays jadis si fécond en militant ? [16]
. ». La parution s’achève après neuf numéros, en février 1909.

Malgré l’échec de leur journal, certains compagnons vont continuer la lutte. En effet, le dernier numéro du Cri nous apprend la création à Montceau-les-Mines d’un « groupe révolutionnaire » qui n’admet que « les camarades libertaires, socialistes antiparlementaires, et syndicalistes vraiment révolutionnaires [17] ».

Il semble dès lors que les éléments les plus radicaux qui participaient à l’élaboration du Cri se soient réunis, au niveau départemental, au sein d’une « fédération révolutionnaire de Saône-et-Loire ». C’est en effet en septembre 1909, que cette nouvelle organisation publie sa « déclaration de principe [18] ».

Le but de cette nouvelle organisation est clair : « l’avènement d’une société exempte de toute autorité ». Pour cela, ils comptent « entrer dans le mouvement syndical » mais seulement pour y soutenir « L’action directe ». Les moyens d’actions seront donc « la grève, le boycottage, l’antimilitarisme, l’antipatriotisme et le sabotage » [19] .

« La Fédération révolutionnaire, donc, est un groupement qui fait appel à tous les éléments
révolutionnaires du département.
Elle crie à tous les exploités, en même temps que son cri de détresse, son espoir en la revanche
prolétarienne, en la révolte vengeresse et libératrice.
Secouant la torpeur des résignes et des lâches, elle veut unir dans un même but tous les exploités,
tous ceux qui souffrent et qui peinent, tous les prolétaires en blouse, en bourgeron ou en redingote,
et leur faire entrevoir la possibilité d’une société de plus de justice et de liberté. [20] »

Ainsi, la fédération affirme nettement son orientation syndicaliste-révolutionnaire. Pourtant, l’organisation reprend des thèmes issus de toutes les franges du mouvement anarchiste. D’abord, le thème du « réveil de l’ouvrier résigné » est très largement développé par les anarchistes-individualistes, tel Libertad :

« Je hais, dis-je, tous ceux qui, cédant à autrui, par peur, par résignation, une part de leur puissance d’homme, non seulement s’écrasent mais m’écrasent, moi, ceux que j’aime, du poids de leur concours affreux ou de leur inertie idiote. […] Par-dessus tous mes désirs, j’ai celui de vous voir secouer votre résignation dans un réveil terrible de vie. […] Vivons ! La résignation, c’est la mort. La Révolte, c’est la vie. [21] »

De plus, cette déclaration de principe fait explicitement référence à la vieille internationale anti•autoritaire bakouninienne : « Elle fait sien le cri passé jadis par la Fédération Jurasienne : « Ouvrier prend la machine ! Prend la terre paysan ! [22] ». Si la « déclaration de principe » de la fédération nous permet de comprendre quels étaient ses objectifs, il est assez difficile de savoir quelles actions elle a réellement pu mettre en place. En effet, le reste de nos sources est quasiment muet sur cette période. Les commissaires spéciaux se sont surtout concentrés sur le suivi des nombreuses conférences antimilitaristes, socialistes, syndicalistes, anarchistes données dans le département. A plusieurs reprises, les autorités font d’ailleurs remarquer au préfet, qu’il faudrait plus de commissaires spéciaux pour pouvoir suivre les activités de tous ces groupes [23] .

En tous les cas, l’activité anarchiste ne semble plus beaucoup inquiéter les autorités à cette époque et l’on ne peut que faire des suppositions quant à l’activité de la fédération. Pourtant, le dernier numéro du Cri semblait assez optimiste concernant le groupe de Montceau : « Il se propose d’entreprendre dans le courant de l’année, si c’est possible, une tournée de conférences révolutionnaires et syndicalistes dans toute la région. [24] » De plus cette idée de « fédération révolutionnaire » semble, selon Maitron, s’être développée au niveau national [25] .

c) Des groupes anarchistes affiliés à la « fédération anarchiste »

En 1907, avait lieu à Amsterdam, un congrès international anarchiste à l’initiative des « compagnons belges et hollandais [26] ». Le congrès fut boudé par la plupart des anarchistes français, pourtant une poignée de militants dont Benoit Broutchoux se rendirent à Amsterdam. Cette réunion des anarchistes européens, voit la création d’une éphémère internationale anarchiste. Pour les anarchistes français, ce congrès pose une énième fois le problème de l’organisation. Si beaucoup de compagnons restent hostiles à toute proposition, certains se rassemblent au sein de l’Alliance communiste anarchiste à partir de 1910 [27]. Ce groupement prendra bientôt le nom de « Fédération Communiste Anarchiste [28] ». En 1913, la fébrile FCA parvient à réunir la majorité des « personnalités anarchistes » le temps d’un congrès. Elle s’auto-dissout et nait alors la « Fédération Communiste Révolutionnaire Anarchiste [29] » qui regroupe une plus large part des anarchistes français. Ce processus de création d’une fédération nationale est laborieux, pourtant à la veille de la Grande Guerre, « le mouvement anarchiste français réussissait à s’organiser [30] ».

Ainsi, au cours des années 1912-1913, les anarchistes de Saône-et-Loire semblent avoir suivi le mouvement national et adhéré au processus de création d’une fédération anarchiste. En 1912, les anarchistes du département participent à l’agitation en faveur du soldat Rousset. En Janvier, février 1912, des placards de la FCA sont apposés à Autun, St-Firmin, Epinac, Montceau, le Creusot [31] :

« L’armée assassine ! Peuple songe à tes enfants ! Sauvons Rousset ! »

« On veut assassiner Rousset. Les anarchistes feront tout pour s’y opposer. Sauvons le ! »

« Pour les laisser enterrer à vingt ans femmes vous feriez mieux de ne plus faire d’enfant. Vive
l’anarchie ! Vive Rousset ! [32] »

Rousset, « qu’un vol avait conduit aux Bataillons d’Afrique [33] », avait dénoncé un gradé pour le meurtre d’un autre soldat. Les militaires firent tout pour compromettre Rousset au cours de l’enquête concernant le meurtre. L’agitation en faveur de Rousset fut l’occasion pour les anarchistes d’attaquer une fois de plus le militarisme. De plus par l’intermédiaire de Rousset, ils défendaient la figure du « juste [34] ».

En effet, les anarchistes avaient souvent affirmé leur soif de vérité. Ainsi, c’est en ces termes que Sébastien Faure expliquait déjà son soutien à Dreyfus :

« D’excellents camarades peuvent estimer que je fais fausse route. Nul n’est tenu de me suivre.
[...]Mais quand j’aperçois la vérité, je marche vers elle sans m’inquiéter de savoir si nous serons
100000 ou si je serai seul. Je sais Dreyfus innocent[...]. Je veux démasquer ceux-ci [les bourreaux
de Dreyfus] et soulever contre eux la réprobation universelle. Ce faisant, j’agis en
révolutionnaire. [35] »

A partir de 1913, ce sont probablement les groupes de Tournus et d’Epinac qui sont les plus dynamiques2. En tout cas, ils participent activement aux campagnes de propagande de la FCA et placardent l’affiche « Les anarchistes au peuple [36] ». Par cette campagne, la FCA veut lutter contre le discrédit qui touche le milieu anarchiste. Elle affirme son internationalisme et son antimilitarisme et appelle le peuple à se joindre aux libertaires pour empêcher la guerre à tout prix [37] .

Nos sources ne nous permettent pas vraiment de réaliser la force du mouvement anarchiste de Saône-et-Loire à la veille de la guerre. Certes, nous l’avons démontré, le mouvement survit au sein des syndicats, et de nombreuses organisations, anarchistes ou non. Pourtant, il est difficile d’évaluer le nombre de militants actifs dans le département. De plus, ce mouvement est touché par ce que Maitron appelle « la dispersion des tendances », c’est à dire que la propagande anarchiste de la Belle-époque se diversifie au point d’éclater en de multiples « chapelles ». Nous allons maintenant voir comment cette dispersion se traduit au niveau du département.

2) Propagande : la « dispersion des tendances » ?

a) Une tendance anarcho-individualiste au sein du Cri de Saône-et-Loire.

Nous avons déjà largement insisté sur le rôle du syndicalisme dans la survie du mouvement anarchiste du département. Pourtant, les anarchistes de Saône-et-Loire se sont également intéressés à toutes les nouvelles formes de propagande qui proposaient de « changer l’individu » avant de « changer la société ». En effet, de nombreux articles du Cri de Saône-et-Loire envisage la propagande sous cet angle novateur. Ainsi, un article ironise sur la célébration de la Révolution Française par les ouvriers. L’auteur constate que la fameuse prise de la Bastille n’a pas apporté l’ère de liberté espérée :

« Du berceau à la bière, tu passes par l’école, l’atelier, la caserne et encore l’atelier, tu meurs selon tes formules, éternel jouet de l’autorité sous toutes ses formes : père, prêtre, patron, gouvernant, gallonard.
Est-ce cela ta liberté ? La Bastille n’est pas rasée. La Liberté est encore à venir 1Le Cri de Saône-et-Loire- n°4 – juillet 1908. »

Il explique que la révolution à accomplir pour accéder à la liberté est d’abord individuelle, il s’agit d’un combat perpétuel contre sa propre « bastille » :

« L’ennemi le plus âpre à combattre est en toi, il est ancré en ton cerveau. Il est Un. Mais il a divers masques : il est le préjugé Dieu, le préjugé Patrie, le préjugé Famille, le préjugé Autorité, la sainte bastille Autorité devant laquelle se plient tous les corps et tous les cerveaux [38] »

Cette nouvelle façon d’envisager le changement social correspond à l’idéal type de « l’anarchisme éducationnisme-réalisateur » proposé dans la typologie de Manfredonia [39]. C’est à dire que dans cette façon d’envisager le militantisme, le compagnon croit « qu’à l’origine de tout changement social radical, il y a l’action consciente des individus [40] ». Pour développer ces théories, le Cri de Saône-et-Loire se repose notamment sur la propagande anarcho-individualiste. En effet, de nombreux articles sont empruntés à Libertad ou Mauricius [41] , dont « La bastille autorité » publié par le premier dans l’Anarchie en 1906 [42] . D’ailleurs la sympathie des compagnons de Saône-et-Loire pour les individualistes semble évidente. En effet, à la mort de Libertad en novembre 1908, le journal, par l’intermédiaire de Blanchon, prend position pour défendre l’individualiste :

« Profiter de la mort d’un homme qui fut toujours un bon camarade quoiqu’un peu original pour faire croire qu’il était un policier, parce qu’anarchiste, voilà ce qui s’appelle commettre une saleté ou une lâcheté [...] [43] »

Ce petit encart rédigé par Blanchon est fondamental car il nous permet de supposer l’existence d’une influence anarcho-individualiste qui se développait en parallèle à l’anarcho-syndicalisme. En effet, un peu plus loin dans l’article, Blanchon s’élève contre ce que Libertad appelait « Le culte de la charogne » :

« Il est mort, tant pis ; nous le regrettons quand même car c’est un camarade et un bon militant qui disparaît. [44] »

« Tant pis », cette simple expression est éloquente. En effet, Blanchon défend la mémoire de Libertad, mais ne l’érige pas en modèle, il ne s’agit pas de lui vouer un « culte ». Et réagir ainsi, c’est bien évidemment se positionner contre ce que Libertad dénonçait comme le « culte de la
charogne » :

« Le culte des morts a, dès les premières heures, entravé la marche en avant des hommes. Il est le « péché originel », le poids mort, le boulet que traîne l’humanité.[...] Si les hommes veulent vivre, qu’ils n’aient plus le respect des morts, qu’ils abandonnent le culte de la charogne. Les morts barrent aux vivants la route du progrès [45] . »

La prise de position de Blanchon est d’autant plus audacieuse qu’à cette époque, de nombreuses
figures importantes de l’anarchisme comme Jean Grave accusaient Libertad d’être un mouchard.

b) La « dispersion des tendances »

La volonté d’émanciper l’individu de toute autorité se traduit par le développement de nouveaux
thèmes de propagande comme le néo-malthusianisme, le féminisme, l’amour-libre ou encore l’anti•alcoolisme. Mauricius, individualiste, résumait ainsi l’engagement des anarchistes :

« Nous sommes des anarchistes, c’est à dire des hommes qui veulent vivre sans opprimer les autres et sans en être opprimés eux-mêmes, et ce mot, anarchie, exprime suffisamment toute l’évolution de nos cerveaux, tout le terme de nos mentalités, toute la direction de nos désirs [46] »

Le thème de l’alcoolisme est largement développé dans les colonnes du Cri. En effet, pour certains anarchistes, l’alcool est un véritable « fléau » pour les ouvriers. Cette dépendance est d’abord vue comme une aliénation qui maintient l’individu dans un état de résignation :

« Parmi les maux qu’engendre la société dans laquelle nous gémissons depuis si longtemps ; parmi les divers piliers qui soutiennent cet édifice capitaliste qui exploite et tue les prolétaires, il en est un qui est particulièrement monstrueux par son caractère abrutissant, engendrant la résignation dans la misère, la lâcheté et l’indifférence devant l’exploitation et l’esclavage dont nous sommes les victimes ! C’est l’alcoolisme [47] »

La lutte anti-alcoolique des anarchistes est également à rapprocher du néo-malthusianisme dans sa dimension parfois eugéniste : « [...] non seulement il [l’alcool] détruit l’idiot qui l’absorbe, mais ce qui est pire il l’atteint dans sa progéniture nous préparant ainsi des générations de mal-foutus, candidats pour hôpitaux ou maisons de fous parce que rachitiques tuberculeux ou estropiés de cervelle. [48] »

Au début du XXème siècle, certains anarchistes, à l’instar de Paul Robin, ont rejoint le combat « néo-malthusien » [49]. Pour eux, la limitation des naissances était nécessaire si l’on voulait que les générations futures aient les moyens du changement social. On peut penser que certains compagnons de Saône-et-Loire ont été séduits par ces théories, le Cri étant ouvert à cette propagande [50] . En septembre, le journal publie notamment un poème de Charles d’Avray intitulé « Procréation consciente » où on retrouve de nombreux thèmes comme la limitation des naissances, la nécessaire régénération de l’homme ou encore l’amour libre. Le chansonnier anarchiste viendra d’ailleurs quelques temps après, donner une « conférence chantée » à Montceau-les-Mines [51] .

Nous pourrions étudier encore plus en détail les thèmes abordés par le Cri de Saône-et-Loire tant le journal est riche de sa diversité. Pourtant, le but n’est pas ici de faire un catalogue, mais de démontrer qu’il existe en Saône-et-Loire d’autres formes d’anarchisme que l’anarcho-syndicalisme. Certes, le syndicalisme reste le moteur du mouvement ouvrier en Saône-et-Loire et à fortiori à Montceau-les-Mines [52] , mais les anarchistes, groupés aux autres révolutionnaires au sein du Cri de Saône-et-Loire, ont réussi à développer d’autres propagandes qui rendent comptent de « la dispersion » que connaît le mouvement à l’échelle nationale. Le mouvement anarchiste de Saône-et-Loire, s’il gagne en cohésion grâce à la publication de ce journal, subit également la « dispersion des tendances [53] » suggérée par Maitron.

c) A la croisée de deux manières d’envisager le changement social : l’apport de la typologie « Manfredonienne »

Dans son ouvrage Anarchisme et changement social [54] , Manfredonia offre au chercheur un nouvel outil heuristique en proposant une nouvelle typologie de l’anarchisme. En effet, pour Manfredonia l’approche historiographique traditionnelle de l’anarchie qui consiste à se focaliser surs les conflits idéologiques entre les compagnons est décevante :

« Confrontés à la grande diversité de ses formes d’expression, les historiens ont souvent adopté une approche descriptive ou classificatoire de ce mouvement. Cela les a conduits à ranger les manifestations de l’anarchisme en courants et tendances plus ou moins homogènes définis à partir de critères purement idéologiques ou à mettre en avant l’influence exercée par tel ou tel penseur […] avec des résultats il faut bien le dire, des plus décevants. [55] »

Pour lui, la typologie traditionnelle qui consiste à distinguer les anarchistes communistes, syndicalistes et individualistes contribue de fait à accentuer la théorie de la « dispersion des tendances » de Maitron.

On a souvent ironisé sur le fait que « l’anarchisme avait autant de courants que de militants » [56] . Afin de mieux comprendre la cohésion de ce mouvement apparemment hétéroclite, l’auteur a décidé de s’intéresser aux pratiques des militants afin de proposer sa nouvelle typologie. Dès lors, pour Manfredonia, trois « idéaux types » se dégagent dans la manière d’envisager le changement social : « l’insurrectionnel », « le syndicaliste », « l’éducationniste-réalisateur » [57].

L’utilisation de cet outil conceptuel pour comprendre l’anarchisme en Saône-et-Loire à partir du début du XXème siècle, prouve son efficacité. En effet, selon nous, la manière d’envisager le changement social des compagnons du département est à la croisée des idéaux-types syndicalistes et éducationniste. Pour prouver cela, dressons rapidement les contours de ses deux portraits brossés par Manfredonia [58].

L’idéal-type « syndicaliste » repose en partie sur la croyance en la nécessite de l’action autonome des classes ouvrières. Le syndicaliste doit bannir le politique et se concentrer sur la lutte économique. On cherche à valoriser l’action réformatrice qui peut être vu comme un moyen d’éduquer le prolétariat directement sur le terrain des luttes. Le moyen d’action principal reste ici la grève générale.

L’idéal-type « éducationniste » repose sur l’idée que l’individu est à la base du changement social. Il insiste sur « la servitude volontaire » et croit en la perfectibilité de l’homme. L’éducation du prolétariat, la révolution « intérieure » de l’individu, permettrait la formation d’un « homme nouveau » capable d’amener la révolution. Pour cela, il s’agit de vivre en anarchiste dès maintenant, ce qui permettrait aux compagnons de prouver aux masses que leur idéal n’est pas qu’une simple utopie.

Ce résumé bref et partiel de la typologie « manfredonienne » permet juste d’en dresser les grandes lignes afin de la confronter avec notre étude du mouvement en Saône-et-Loire. En effet, ses deux moyens d’envisager le changement social sont omniprésents dans la propagande des compagnons du département.

La « dispersion des tendances » suggérée par Maitron, à travers la diversité des thématiques abordées par la propagande anarchiste est fortement à nuancer si on utilise la typologie « manfredonienne ».

Anti-alcoolisme, néo-malthusianisme, liberté sexuelle etc., ne sont qu’un ensemble de thèmes qu’on peut regrouper sous la vision « éducationniste » du changement social proposé par Manfredonia. De plus, de nombreux articles du Cri nous permettent d’affirmer la pertinence de cette nouvelle typologie. En effet, on insiste souvent sur le manque d’« éducation du prolétariat [59] », qui amène justement les anarchistes à aborder les thèmes précédemment évoqués :

« Alcoolisme, procréation illimitée et patriotisme, voilà les trois piliers sur lesquelles repose toute
la société capitaliste [60] »

Dans cet ordre d’idée, le cinquième numéro du Cri propose une sorte « d’histoire didactique » [61] . Au cours de l’histoire « le père Simplice », qui en est le protagoniste, apprend d’abord qu’un pompier a été décoré pour avoir « sauvé des gens ». Le lendemain son voisin lui raconte que c’est un officier
qui vient d’être décoré. Le père Simplice en vient donc à cette conclusion :

« J’ai bien fait de ne pas demander de médaille, pensait-il, puisque les hommes qui tuent les gens
portent les pareilles que ceux qui les sauvent, je craindrais trop que l’on me prenne pour un
assassin. [62] »

En parallèle de cette vision « éducationniste » du changement social, il existe une forte tradition « syndicaliste » et ce depuis le début du siècle. Broutchoux qui combattait les leaders syndicaux montcelliens en 1900, souhaitait déjà se rapprocher des ouvriers. Son implication au sein du « jeune syndicat » du Pas-de-Calais à partir de 1903 est la suite logique de cette démarche, et l’on peut penser que ses anciens « disciples » restés en Saône-et-Loire l’ont majoritairement suivi. Cette hypothèse semble confirmée par les liens qu’entretient Broutchoux avec le Cri. De plus, cette tradition syndicale est évidente, d’abord par le nombre d’articles consacrés au syndicalisme au sein du journal, puis par la déclaration de principe de la « Fédération Révolutionnaire de Saône-et-Loire ».

Dès lors, une combinaison entre « l’éducationnisme » et le « syndicalisme » permet de dégager la vision commune du changement social que pouvait avoir les anarchistes du département malgré leur appartenance à diverses « tendances » de l’anarchisme. Cette synthèse des deux « idéaux-type » manfredoniens est évidente pour la Saône-et-Loire et l’article « A propos de syndicalisme [63] » semble en être le paradigme.

En effet, l’article reprend à la fois les thématiques du « syndicaliste » comme la nécessite de l’action autonome des classes ouvrières mais aussi celle de « l’éducationniste » :

« Le syndicalisme, en effet, à côté de ce qu’on pourrait appeler l’œuvre d’émancipation matérielle
de l’exploité, a une œuvre non moins importante à remplir, et c’est justement là que le syndicat
prend toute sa valeur sociale, c’est l’éducation intellectuelle de la masse, et je crois que ce serait
négliger la partie la plus impérieuse de ses devoirs, si le syndicat manquait à l’œuvre d’éducation
intellectuelle et sociale.

La Révolution, qu’on le croit bien ne se fera pas avec des êtres ignares, des abrutis ou alcooliques,
des suiveurs d’individus, des êtres encore imbus de préjugés de toutes sortes : non ! La Révolution
sera l’oeuvre d’individus conscients, éduqués, débarrassés de tous les préjugés de religion,
patriotisme, autorité, etc. […] [64] »

Ainsi, l’implication des anarchistes dans des propagandes qui semblent parfois n’avoir rien en commun amenait Maitron à parler de « dispersion des tendances ». Pourtant l’apport de la typologie de Manfredonia nous amène à relativiser cette « dispersion ». En effet, c’est d’une même vision du changement social, à mi chemin entre l’idéal-type « éducationniste » et « syndicaliste » que vient cette cohésion du mouvement. Dès lors, cette typologie nous permet de mieux comprendre comment des anarchistes aux tendances si diverses ont réussi à s’entendre et même à se rapprocher des autres révolutionnaires pour créer leur journal en 1908, puis une fédération révolutionnaire départementale en 1909.

Conclusion du troisième chapitre

Au tournant du siècle, le groupe anarchiste de Chalon, créé par Lucien Weil en 1895 continuait d’exister bien après son départ. Pourtant, dès 1900, l’action anarchiste se recentre sur Montceau-les-Mines avec l’arrivée du charismatique Benoit Broutchoux. La propagande et l’agitation incessante menées par les libertaires contribuent pour beaucoup à la radicalisation du mouvement ouvrier. En opposition aussi bien avec les leaders syndicaux que socialistes, les anarchistes trouvent pourtant une oreille attentive auprès des ouvriers montcelliens, encore sous l’émotion de leur récente victoire contre les patrons lors de la grève de 1899. Après un été explosif aussi bien à Chalon-sur-Saône qu’à Montceau-les-Mines, l’émeute du 5 août est l’apogée de l’agitation anarchiste.

Si les groupes continuent de fonctionner ensuite jusqu’en 1901, la traque de Broutchoux et le fait qu’il se trouve en prison lors de la grève de 1901, amène les anarchistes à perdre en audience. Ils avaient excité les ouvriers durant toute l’année 1900, mais au moment du bras de fer entre le syndicat et la compagnie, les anarchistes, privés de leur homme d’action, ne pèsent d’aucun poids sur le mouvement. Après l’échec de cette grève, les anarchistes seront durablement marginalisés dans le bassin minier. Jusqu’en 1908, on possède très peu de sources les concernant. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce manque d’information. D’abord, les anarchistes ne sont plus une menace, on peut dès lors penser que la police politique préférait surveiller les syndicalistes et autres socialistes. Ensuite, les libertaires ne se sont probablement plus rassemblés dans des groupes
purement anarchistes comme ils le faisaient traditionnellement. Ils se sont alors rapprochés du mouvement ouvrier en militant au sein des syndicats, en reprenant des thèmes fédérateurs de toute l’extrême gauche comme par exemple l’antimilitarisme.

En 1908-1909, les anarchistes fédérés à l’ensemble des révolutionnaires de la région se lancent dans la création d’un journal : le Cri de Saône-et-Loire et d’une « fédération révolutionnaire » régionale. Largement ouverts à toutes les tendances de l’anarchisme, il semble que les militants aient réussi à s’entendre autour d’une même vision du changement social, à mi chemin entre les deux idéaux-types « syndicaliste » et « éducationniste » proposés par Manfredonia.

Avec la mort du journal début 1909, on perd notre principale source. Pourtant il semble que les compagnons aient continué à militer avec cette volonté unificatrice en rejoignant les premières ébauches de fédération anarchiste française comme la FCA ou la FCAR.