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CHAPITRE III : « La dispersion des tendances » : Les mouvements anarchistes en Saône-et-Loire[1899-1914]
A) D’une grève à l’autre : l’agitation permanente (1899-1901)

Texte précédent :

C) La renaissance de la propagande anarchiste sous
l’impulsion de Lucien Weil (1895-1899)

1) Un anarchisme conquérant : des groupes ouverts au mouvement ouvrier

a) Les groupes de Chalon-sur-Saône et Montceau-les-Mines.

La « grève émancipatrice [1] » de juin 1899, et la création du puissant syndicat des mineurs de
Montceau-les-Mines ramenaient l’agitation sociale du côté du bassin minier. Pourtant, malgré le
départ de Lucien Weil en 1897, il semble que le groupe anarchiste de Chalon ait réussi à survivre à
l’absence de son créateur. En effet, jusqu’à ce qu’il quitte Chalon pour Montceau en février 1900,
Guillon avait assuré le développement du groupe avant d’être remplacé par Gros, secrétaire de la
bourse du travail de Chalon. Le groupe, restructuré autour de nombreux ouvriers « métallos »
comme David, Martz ou Souheret, était fort d’une vingtaine de militants et se réunissait deux fois
par semaine à la salle Geudry, un débit de boisson. Selon le commissaire spécial, la population
chalonnaise était « de plus en plus hostile aux idées libertaires » ce qui amènera à une
marginalisation du groupe à partir de 1899, le centre de l’agitation libertaire se déplaçant à nouveau
vers Montceau-les-Mines [2] .

A la fin des années 1890, le seul anarchiste vraiment actif à Montceau était le compagnon
Longueville, colporteur de journaux [3] . La création d’un nouveau groupe anarchiste à Montceau, « La
bibliothèque libertaire », correspond en fait à l’arrivée de Guillon en février 1900. Ex-bras droit de
Lucien Weil, il est devenu un militant de première importance. En effet, il est en correspondance
avec Jean Grave et la majorité des groupes anarchistes des régions de l’est. Arrivé à Montceau, « il fréquente le café Pézerat, lieu de réunion des membres du syndicat rouge créé pendant la grève de juin 1899. Il s’y livre
à une propagande très active, vendant journaux et brochures anarchistes. Les théories qu’il développe séduisent certains ouvriers, surtout les plus jeunes [4] . ». La propagande de Guillon couplée à l’arrivée de Benoit Broutchoux
dans le bassin minier en mai 1900, amène le groupe à faire de nouveaux « adeptes ». Ainsi, durant
l’année 1900, « la bibliothèque libertaire » se réunit tous les samedis soirs à la salle Brosselin. Le
commissaire spécial insiste sur le dynamisme du mouvement qui rassemble chaque semaine une
trentaine de militants et qui compte bientôt des « centaines de sympathisants » [5] à Montceau-les-
Mines.

Le développement de la propagande anarchiste à Montceau arrive à point nommé pour exciter une population déjà très agitée. En effet, malgré la victoire de 1899 et la conquête des municipalités du
bassin minier par les socialistes, la désillusion est accablante pour les ouvriers :

« Le mécontentement est grand au printemps 1900. Les conflits entre la Compagnie et ses
ouvriers se multiplient, portant principalement sur des questions relatives à la discipline : refus de
travailler, rixes, insultes, mouvements d’humeur conduisent à des renvois, des mises à pied ou des
déplacements dans l’entreprise. […] Pour certains ouvriers, les dirigeants du syndicat sont trop timorés et ne défendent par assez les revendications des mineurs. [6] »

C’est dans ces conditions qu’un certain nombre d’ouvriers vont se tourner vers l’anarchisme.

b) Une propagande intense

b1) Une propagande écrite et orale traditionnelle

Outre la propagande de Guillon en faveur du Libertaire et des autres feuilles anarchistes qui
conserve un franc-succès2 [7], c’est surtout la propagande orale à travers les conférences, les débats, et
autres réunions publiques qui connait la faveur des montcelliens, ils s’y rendent alors en masse. En
effet, et sauf exception, les conférences anarchistes, antimilitaristes et les « réunions-débats » entre
socialistes et anarchistes réunissent toujours plusieurs centaines d’individus.
Les libertaires organisent seuls les plus petites conférences où Broutchoux, de Richaud ou Sivasty
sont alors les principaux orateurs. Par exemple, en octobre 1900, Léo Sivasty tient ainsi une série
de conférences à Chalon et Montceau sur l’antimilitarisme [8]
.

Les libertaires prennent également la parole lors de conférences organisées conjointement avec la
jeunesse socialiste. Ainsi, lorsque les orateurs Urbain Gohier et Albert Tanger viennent dans le
bassin minier en juillet 1900 pour tenir une série de conférences sur « l’antimilitarisme » et « les
lois scélérates », les interventions des anarchistes sont toujours garantes d’une radicalité de parole
appréciée. Broutchoux déclare ainsi lors d’une de ses prises de position : « Les soldats ne doivent
pas mettre leurs crosses en l’air mais fusiller ceux qui les commandent ! ». Les libertaires sont
souvent soutenus par l’auditoire malgré la contradiction apportée à leurs déclarations par les
orateurs socialistes.

Enfin, des conférenciers originaux comme l’anarchiste Séraphine Pajaud, en tournée dans tout le
bassin minier en mars 1900, portent la réflexion sur des sujets encore marginaux dans le bassin
minier. L’oratrice aborde ainsi des thèmes novateurs comme la limitation des naissances, l’amourlibre
ou encore la place de la femme dans la société. Cette incursion féminine, dans un monde
ouvrier très masculin est à noter, car les conférences de Séraphine Pajaud réunissent à Autun, au
Creusot et à Montceau près de 250 personnes, soit à peu près le même nombre que pour un autre conférencier [9] .

b2) Une propagande originale : la chanson anarchiste

« Chantée dans les manifestations de rue, composée « sur le tas » lors d’une lutte ou d’une grève,
interprétée avec ardeur dans telle ou telle réunion militante, la chanson émaille, à proprement
parler, toute la vie du mouvement libertaire dont elle ponctue les moments forts. Hymnes, chants,
poésies, monologues sont là tout à la fois pour cristalliser les espoirs des compagnons dans un
avenir meilleur, justifier aux yeux du monde les raisons de la lutte, fournir les armes des combats
futurs, renforcer les convictions et l’adhésion des tièdes, exalter le sacrifice de ceux qui sont tombés et montrer à ceux qui restent l’exemple à suivre. [...] [10] »

Selon Manfredonia, la chanson est une véritable « arme » pour les militants anarchistes, et les
libertaires du bassin minier n’ont pas hésité à s’en servir. En mai 1900, Lequin dit « Poilou »,
chantait déjà dans les débits de boissons de Chalon et de Montchanin afin de récolter des fonds
pour soutenir les compagnons de Chalon en grève [11]. Broutchoux, qui arrive dans le bassin minier à
cette époque va contribuer au développement de ce type de propagande. Il est lui même auteur de
chanson anarchiste. Avec Lequin et Douheret, ils chantent les compositions de Broutchoux sur les
marchés, dans les cafés et autres débits de boissons de Montceau et de Chalon [12] . Ce dernier y vend
ses chansons, afin d’enrichir la bibliothèque du groupe. C’est aussi l’occasion pour les militants de
promouvoir la presse anarchiste, dont Le journal du peuple de Sébastien Faure, auprès des
passants [13] .

Les archives départementales de Saône-et-Loire ne nous ont permis de retrouver qu’un imprimé
d’une chanson intitulée La marche des révolutionnaires, chanson anonyme selon Manfredonia et
composée aux alentours de 1892. Pourtant Broutchoux semble bien avoir vendu ses propres
chansons, car nos sources mentionnent souvent sa Carmagnole de Montceau6 [14] .

En effet, la Carmagnole, chanson de révolte par excellence, a été maintes et maintes fois reprise
par les différentes familles socialistes, avec de nombreuses variations. Elle a d’ailleurs toujours eu
les faveurs des travailleurs du bassin minier [15] . Ainsi, c’est en ces termes que l’Amanach du Père
Peinard
soulignait l’importance de cette chanson pour les anarchistes :

« Elle est vieille, bougrement vieillotte, la Carmagnole, mais elle ne rancit pas pour cela : elle a toujours une allure rouspéteuse, parce qu’elle est un
reflet de la vie du populo et exprime ses aspirations, avec les nuances du moment. Loin d’être figée dans un moule à gaufres, kif-kif les calottes des marchands d’injustice, elle varie avec les époques, et c’est ce qui fait sa constante
jeunesse [...] [16] »

Quand il s’agit de créer l’agitation, la chanson devient l’arme principale des compagnons. Les
anarchistes s’en servent souvent pour troubler les réunions publiques de leurs contradicteurs. Par
exemple, Broutchoux et ses acolytes entonnent la Carmagnole de Montceau lors de la conférence
d’Urbain Gohier et d’Albert Tanger, lorsque les interventions ne leur conviennent pas2 [17] . Ils chantent
également à tue-tête lors des émeutes et autres bagarres avec les jaunes ou les forces de l’ordre. Ainsi, c’est en ses termes que le commissaire spécial décrit l’agitation lors de l’émeute du 5 août :

« Un groupe d’une quinzaine d’individus, chantant à tue-tête des chansons révolutionnaires
anarchistes, poussant des cris de « Vive l’anarchie ! » [...]cherchait à exciter la foule [18] ».

Enfin, la chanson était une fois de plus l’occasion pour les anarchistes d’affirmer leur identité. Pour
Manfredonia la chanson est bien sûr une « puissance mobilisatrice », ainsi qu’un « moyen
d’agitation et d’éducation » comme nous l’avons vu. C’est aussi un formidable « ciment identitaire »
qui permet de rapprocher toutes les familles anarchistes par la création d’un « imaginaire
commun. » En ce début de siècle, l’archétype de l’anarchiste français est représenté par la figure du
Père Peinard :

« personnage dans lequel n’importe quel « prolo » pouvait se reconnaître. A travers lui, ce
n’étaient plus des révoltés indomptés, êtres somme toute exceptionnels, qui parlaient, mais bien le
« populo » lui-même, c’est-à-dire « monsieur tout le monde ». Ce qui le caractérisait le mieux
était, par conséquent, l’usage d’un langage franc et direct, celui de tous les jours, contrastant
ouvertement avec la rhétorique abstraite et fumeuse, utilisée par les politiciens ou les intellectuels,
pour berner les masses. [19] »

Cette description archétypale n’est d’ailleurs pas sans rappeler le style de Benoit Broutchoux lors de
ses prises de paroles : « Broutchoux est très intelligent, paraît-il. Il a bonne langue, la réplique
aisée, et ne se laisse pas facilement démonter. [20] »

c) Un rapprochement avec les socialistes ?

Depuis son arrivée à Montceau, Guillon avait été accepté par les syndicalistes du café Pézérat où
ses théories anarchistes trouvaient un public intéressé par ses idées. Le commissaire spécial de
Chalon prédisait déjà : « Les anarchistes et les socialistes feront cause commune contre
l’autorité [21]
 ». Ce rapprochement avec le reste du mouvement ouvrier semble inévitable. Les
anarchistes de Montceau vont souvent travailler de concert avec la jeunesse socialiste et les syndicalistes, tandis que Louis Gros, « chef » des anarchistes de Chalon, dirige alors la bourse du
travail de la ville [22] . Socialistes et anarchistes vont travailler ensemble à la tenue de réunions pour
organiser le mouvement ouvrier. Cependant, les socialistes sont conscients de l’influence croissante
des libertaires sur les travailleurs, ce qui les amène parfois à prendre leurs distances, comme après
cette réunion du 29 Mai :

« Le groupe de la jeunesse socialiste révolutionnaire de Montceau n’entend par aucune façon
patronner les actes du citoyen Broutchoux et se désintéresse complètement de ce qu’il pourra faire
ou dire [23] »

Pourtant, lorsque que Broutchoux est arrêté après les événements de Juin à Chalon, ils sont les
premiers à protester :

« Protestation – Le groupe de la jeunesse socialiste révolutionnaire de Montceau-les-Mines, épris
des principes de Justice, de Liberté et Vérité, décide en réunion, de protester énergiquement contre
l’arrestation arbitraire du citoyen Broutchoux, quoique ne partageant pas absolument ses vues et
ses idées. Dit qu’il est du devoir et pour l’apaisement des esprits que le citoyen Broutchoux soit
immédiatement remis en liberté, liberté qu’on lui ravie à propos d’un crime imaginaire […] Vive la liberté ! [24]

Le journal L’Union Républicaine, publie même des entrefilets concernant les réunions-débats
proposées par les libertaires : « Bibliothèque d’éducation libertaire -[…] Ordre du jour : Les
bastilles féodales et les bastilles républicaines ».
Si la relation entre socialistes et anarchistes restait ambigüe, ils pouvaient toutefois se retrouver en
réunion autour de thèmes fédérateurs ou dans la rue autour de combats communs.

2) Les anarchistes, fer-de-lance de l’agitation ouvrière ?

a) Radicaliser le mouvement ouvrier

Dans son rapport de novembre 1900, le commissaire spécial note la radicalisation du mouvement
ouvrier à Montceau sous l’influence des anarchistes : « je dois faire remarquer que les discours des
membres de la jeunesse socialiste égalent en violences et en ignominies ceux des anarchistes. [25] »

Le constat est le même pour Chalon : « dans chaque syndicat, dans chaque groupe politique, se
trouve un anarchiste [26] ».

Ils se rendent aux réunions publiques des socialistes qu’ils perturbent. Ainsi le 19 mai, Broutchoux
se pose en contradicteur à l’ensemble des orateurs de la jeunesse socialiste présents : Chalmandrier,
Chalot, Bardet ou Goujon. L’anarchiste se distingue par son discours violent et sans concession,
prônant la propagande par le fait. Le résultat ne se fait pas attendre, des syndicalistes comme
Daligand lui assurent son soutien, et la majorité de la salle, séduite, conclut l’intervention de
Broutchoux aux cris de « Vive l’Anarchie ! Vive les libertaires ! [27] ». Quelques semaines plus tard, il
impose son style à une nouvelle réunion en refusant de constituer un bureau car selon lui « il n’y a
besoin de maitre nulle part [28] ». Il s’agissait d’appliquer les préceptes de l’anarchie dès à présent et par
la même occasion de prouver qu’il était possible de vivre « sans dieu ni maitre ».

Finalement, les anarchistes vont au devant des ouvriers, ils exposent leurs idées dans des réunions
qui réunissent beaucoup plus d’individus que ne le pourrait une simple réunion anarchiste. Ils sont
présents dans la rue grâce à leurs chansons, dans les syndicats, dans les réunions publiques. De
Richaud a même pris l’habitude de prendre la parole lors des enterrements civils.

Les « leaders » du mouvement ouvrier comme Chalot, secrétaire du syndicat des mineurs de
Montceau, veulent prendre leurs distances vis à vis des libertaires :

« Camarades, c’est à nous seuls qu’il appartient de juger lorsque le moment sera venu de nous
mettre en grève. Il ne faut pas qu’une poignée d’individus vienne mettre le désordre parmi nous et
contrecarrer nos projets. Du reste, il ne faut pas écouter les libertaires qui sont des mouchards et
des gens payés par la police. [29] »

Pourtant, on peut penser que la masse des ouvriers reste favorable aux libertaires. En effet, lorsque
la gendarmerie essaie d’arrêter une deuxième fois Broutchoux à la fin octobre, une émeute
spontanée éclate entre des ouvriers et les forces de l’ordre. Les ouvriers ne sont pas prêts à livrer le
compagnon Broutchoux, et les autorités notent même qu’un d’entre eux aurait donné son vélo à l’anarchiste pour lui permettre de s’enfuir [30]. Frédéric Lagrange parle alors d’une « menace
anarchiste [31] »sur « l’unité politique du monde ouvrier », au cours de l’année 1900.

b) Une constante agitation

Dans tous les espaces de la vie publique, les anarchistes étaient garants d’une agitation
permanente : en chantant dans la rue, en perturbant les réunions, en exhortant les ouvriers à l’action
directe. Ils n’hésitent pas non plus à se moquer des traditions et à les récupérer. Ils décident alors de
détourner le fameux banquet républicain du 14 Juillet :

« Des camarades ayant pris l’initiative de banqueter le 14 Juillet, nous prévenons les copains qui
en pincent pour cette combinaison, qu’ils peuvent se faire inscrire chez Jean Laprêt, rue de la
Cantine et chez Benoit Lequin, rue du nord, Montceau-ville. On en parlera également à la réunion.
Prix du banquet : 3 francs par personne. Pour le groupe : F. Guillon. [32] »

En effet, le jour dit, Broutchoux se rend au banquet républicain organisé par la municipalité
socialiste pour prendre la parole et perturber le discours des orateurs [33] . Les anarchistes proposent
donc aux ouvriers montcelliens un banquet alternatif, dont le menu humoristique propose aussi bien
« une soupe pénitentiaire » qu’une « morue des couvents » [34] .

Les anarchistes sont régulièrement condamnés pour l’agitation qu’ils créent dans les rues. Début
octobre, les compagnons Breynaud et Mathey « troublent l’ordre public » aux cris de « Vive
l’anarchie ! Vive la commune ! A bas la patrie ! A bas les pandores ! » [35] De nombreux incidents de
ce genre ont lieu à la sortie des débits de boissons. L’alcool aidant, des bagarres éclatent et les
protagonistes sont souvent des anarchistes. Dans la nuit du 9 au 10 octobre, une rixe éclate entre
une dizaine d’anarchistes qui chantaient l’internationale et les leaders du syndicat jaune, deux coups
de feu sont même tirés lors de cet affrontement [36] .

Ce climat d’agitation permanente et de violences quotidiennes va se transformer par deux fois en
violentes émeutes, où les libertaires vont jouer un rôle de premier plan.

c) Vers l’émeute permanente : du 2 Juin au 5 août

Le 2 Juin 1900, les ouvriers chalonnais en grève, manifestent dans les rues de la ville. La
manifestation va rapidement dégénérer en émeute et le commissaire spécial note d’ailleurs que le
groupe anarchiste de Chalon a été acteur, promoteur et organisateur de celle ci [37]

Au cours de la journée, trois manifestants sont tués par les forces de l’ordre. Le 4 Juin, Broutchoux
se rend aux obsèques de l’un d’entre eux, le jeune Brouillard, âgé de 16 ans. Sur la tombe du jeune
homme, Broutchoux prononce un violent réquisitoire contre l’autorité :

« Les larmes de crocodile versées par les politiciens que vous venez d’entendre sont fausses ; le
camarade Brouillard est mort assassiné par les gendarmes, samedi soir, mais il vaut mieux qu’il
soit mort aujourd’hui, car, dans deux ou trois ans, il aurait été appelé comme ses pères à devenir lui
aussi assassin.
Nous demandons la supression des curés, des propriétaires, de tous les politiciens, du
gouvernement et de toute la racaille qui nous exploitent et nous font des boniments. Je ne puis
comprendre qu’ils invoquent le torchon tricolore que vous voyez là devant vous pour se couvrir de
leurs actes [38] »

A partir de cet incident du 2 Juin à Chalon, la violence ne va cesser d’augmenter dans le bassin
minier. Broutchoux, arrêté dans un premier temps pour « injures et diffamation envers l’armée,
provocation au vol, au meurtre, au pillage et à l’incendie », est à priori relâché par soucis des
autorités de calmer la situation [39] . Tout au long de l’été, les anarchistes prônent la grève générale, qui
est rejetée par la Fédération Départementale des syndicats malgré les grèves qui se multiplient au
Creusot, à Montchanin et à Perrecy-les-mines. La conférence des socialistes tenue le 1er août, salle
Pézérat, est l’occasion pour les anarchistes et les socialistes de régler leurs comptes. Broutchoux
exhorte les ouvriers présents à passer à l’action et à se mettre en grève, lui et ses compagnons
conspuent la tiédeur des dirigeants syndicaux qui ne se sentent pas prêts à engager un conflit de
cette envergure. Les débats sont d’une telle violence qu’on en vient même aux mains :

« A ce moment, les anarchistes ont fait rage. L’anarchiste De Richaud a apostrophé Chalot. Celui-
ci l’a défié et menacé. De Richaud a alors grimpé sur l’estrade et il a eu une violente altercation
avec Chalot et Goujon. Pendant ce temps, dans la salle, les anarchistes et les socialistes ont
échangé des bourrades et des horions.[...] [40] »

Le 5 août, doit se tenir une réunion du syndicat jaune, salle Perraut, à Montceau. Malgré l’appel au
calme passé par la municipalité dans l’Union Républicaine du jour, cette réunion est vue comme
une provocation. Un véritable affrontement va éclater entre les membres des deux syndicats. Vers
une heure de l’après midi, les jaunes commencent leur entrée dans la salle Perraut. A 13h30, 800
manifestants encerclent la salle, une demi-heure plus tard ils sont près de 3000 [41] .

« Les anarchistes disent toujours qu’ils n’approuvent pas les manifestations, qu’ils s’en
désintéressent, etc., ce qui n’empêche nullement qu’on peut être sûr de les y rencontrer, tout prêts à
profiter de la moindre circonstance pour faire du tapage [42] ».

Les libertaires sont bien présents en ce 5 août. Ils ne sont qu’une vingtaine et pourtant ce sont eux
qui déchainent la colère de la foule par leurs harangues, leurs chants et autres « vociférations » :

« On remarque un groupe d’une vingtaine d’individus hurlant sans discontinuer des chansons
révolutionnaires et anarchistes. Ce sont les anarchistes de Montceau ayant à leur tête Broutchoux, De Richaud, Douhéret et Boucherat. [43] »

Ainsi, la foule entonne La Carmagnole et l’Internationale tout l’après midi. Quand les jaunes
sortent enfin de leur réunion, la violence se déchaine contre eux. Les forces de l’ordre sont
submergées, les jaunes reçoivent des jets de pierres et sont copieusement rossés par les anarchistes
et certains membres du syndicat rouge. Des troubles auront lieu toute la soirée, de nombreux jaunes
seront agressés par les montcelliens alors qu’ils rentraient chez eux. La majeure partie des
anarchistes sont arrêtés au cours de cette journée. Douhéret et Broutchoux ont même réussi à
coincer le commissaire spécial Müller pour le « brutaliser ». Broutchoux, secouru par une foule
d’une centaine de personnes, parvient seul à s’enfuir [44] .

3) Les anarchistes marginalisés : un dynamisme brisé

a) Les arrestations après l’émeute du 5 août

L’émeute du 5 août marque l’apogée de l’agitation ouvrière, mais le mouvement anarchiste est
durement frappé par la répression qui s’en suit. Dès le 19 août, par l’intermédiaire de De Richaud,
le groupe affiche dans la ville un placard intitulé : « Protestation [45] » où il dénonce le rôle modérateur
des socialistes et des syndicalistes dans la journée du 5 août. De nombreux militants sont arrêtés :
c’est le cas de Douhéret interpelé pour avoir violenté le commissaire Müller et avoir aidé
Broutchoux à s’enfuir [46] . Bricka, Boucherat, Bidault, Barbier sont également arrêtés pour divers
motifs tels que : cris séditieux, incitation à l’émeute [47] etc. La plupart d’entre eux seront relâchés à la
fin septembre. Broutchoux, en fuite depuis l’émeute du 5 août, réapparait à Montceau en octobre
1900, il assiste même à une réunion des jeunesses socialistes où il essaie de se rapprocher d’eux.
Pourtant, dès le lendemain, la gendarmerie tente de l’interpeller [48]. Broutchoux parvient une nouvelle
fois à fuir grâce au soutien de ses compagnons et de la population montcelienne. Les compagnons
Barry et Panay sont d’ailleurs arrêtés pour l’avoir aider à s’échapper [49] . Broutchoux sera finalement
arrêté à Toul en décembre alors qu’il venait d’être incorporé comme jeune soldat de la classe 1899 [50] .
Les anarchistes sont alors privés de leur charismatique compagnon qui donnait au groupe de
Montceau son dynamisme. De plus, Guillon qui avait jusque là animé le groupe avec Broutchoux
n’apparait plus dans nos sources. On peut penser que l’ex-bras droit de Weil avait quitté la ville au
cours de l’année.

Il reste bien sûr des anarchistes à Montceau et à Chalon et cela peut paraître illogique de focaliser
notre attention sur les « leaders » du mouvement alors que l’anarchisme nie toute autorité et glorifie
l’acte individuel. Pourtant c’est un fait, et on l’a déjà vu après le départ Lucien Weil de Chalon, dès
lors que le groupe est privé du ou des compagnons qui le dynamisaient, son rôle devient marginal.
Si les compagnons De Richaud et Sivasty maintiennent le mouvement en vie, en donnant ou en
participant à des conférences, les anarchistes perdent indéniablement de l’influence sur le
mouvement ouvrier. Pourtant, en novembre 1900, le commissaire spécial souhaite :

« attirer à nouveau l’attention sur l’extension, tant à Montceau-les-Mines qu’à Chalon, de ce mouvement, sur son organisation, sur les militants qui le dirigent et sur les ressources dont ils disposent... On compte à Montceau une vingtaine d’anarchistes classés, les plus militants... On peut estimer à 150 environ les individus professant des idées libertaires. [51] »

Même si l’on peut penser que le commissaire surestime quelque peu la force des anarchistes de
Chalon et de Montceau en cette fin d’année 1900, il est certain que les anarchistes bénéficient
toujours d’une certaine sympathie de la part de la population. La principale faiblesse du mouvement
réside dans le fait que les groupes semblent se couper des socialistes, qui bon gré mal gré, leur
avaient permis une meilleure diffusion de leurs idées.

b) les anarchistes en marge des grèves de 1901 :

Le 21 Janvier 1901, le mécontentement des mineurs montcelliens déclenche une nouvelle grève
générale dans le bassin minier. Cette longue grève qui ne prend fin que le 10 mai est un échec
majeur pour les ouvriers et le syndicat. Le rôle des anarchistes reste marginal dans ce conflit.
Pourtant, on peut penser que les autorités ont préféré rester prudentes vis à vis de ces permanents agitateurs. Ainsi, dès le mois de février, le procureur de Dijon insiste sur la nécessité d’arrêter les meneurs anarchistes, afin éviter tout débordement [52] . Mais les anarchistes n’ont qu’un rôle de figuration durant ce conflit dirigé par le puissant syndicat des mineurs. Pendant les manifestations et les réunions, les libertaires montcelliens se distinguent, en tentant toujours d’exciter la foule. Ils arborent des drapeaux noirs et des banderoles portant les inscriptions : « Ni Dieu, Ni Maitre ! » et « Vive l’anarchie ! ». A Chalon, les anarchistes semblent avoir rapidement été mis hors d’état de nuire, puisque Gros et Rionnet sont arrêtés dés le 17 Février. Enfin, on peut penser que les compagnons ont tenté sans succès d’influer sur le cours de la grève, comme le prouve l’exemple de Panay début février. L’anarchiste prend la parole lors d’une réunion du syndicat et prône la violence, le sabotage et la révolution immédiate comme aurait pu le faire Broutchoux. Mais il ne possède pas le charisme de son ami et les anarchistes sont rapidement écartés des débats. A partir de là, les libertaires semblent avoir continué leurs actions en marge du mouvement. Ainsi c’est seuls qu’ils manifesteront le dimanche 17 Mars en l’honneur de la Commune. A la fin du mois, Douhéret est à nouveau arrêté pour « provocation des militaires à la désobéissance » [53] .

Ainsi, les anarchistes ont échoué à radicaliser un conflit qu’ils appelaient de leurs vœux depuis maintenant des mois. Leur rôle reste marginal pendant ces évènements mais, paradoxalement, il semble que les ouvriers leur font porter une grosse partie de la responsabilité de l’échec de la grève. Beaucoup d’ouvriers se détournent de l’anarchie après ce conflit, d’autres quitteront le bassin minier en compagnie de Broutchoux en novembre 1901 pour partir s’installer dans le Pas-de-Calais.

L’échec de la grève de 1901 marque la fin durable de l’anarchisme « organisé [54]
 » en Saône-et-Loire, les compagnons fidèles à leurs idées devront alors militer au sein d’autres structures. Certains rentreront dans les syndicats, d’autres pourront rejoindre les socialistes et concentrer leur lutte contre le militarisme. Pourtant, les compagnons partis dans le Pas-de-Calais continueront de soutenir ceux de Saône-et-Loire. Un lien durable perdurera entre eux jusqu’à la guerre, comme on pourra le voir à travers le soutien qu’offrira Broutchoux au journal Le Cri de Saône-et-Loire en 1908-1909.

Suite :

B) "Un monde éclaté" : l’anarchisme en crise ? (1901-1908)