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Recherches anarchistes
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Chapitre II : L’ère du « repli sur soi » : Recul et renaissance du mouvement libertaire en Saône-et-Loire. [1887-1899]
[A) "L’increvable anarchisme" (1887-1893)

Le titre "L’increvable anarchisme" est tiré de MERCIER VEGA Louis, L’increvable anarchisme repris in MAITRON, op.cit., p. 123-TII.

Texte précédent :

C)Montée en puissance et recul du mouvement :
un anarchisme « organisé » ? (1884-1887)

1) Un nouveau « paysage anarchiste »

a) Le déclin du Creusot et de Montceau.

Un rapport assez complet sur « la situation du parti anarchiste au Creusot », daté du 13 Février
1890 [1] , nous permet de dresser un nouveau panorama de l’anarchie en Saône-et-Loire. Si les
anarchistes n’ont pas disparu du département, Montceau et le Creusot perdent leur rôle de « centre
de l’agitation libertaire » de la région. Michaud et Royer sont morts, le petit frère de Michaud et
Cottin ont quitté la région, ce qui amène le commissaire spécial à conclure :

« Il n’existe plus au Creusot de parti anarchiste à proprement dit. Le groupe qui s’était formé il y a quelques années, est aujourd’hui complètement désorganisé suite au départ de presque tous les membres qui le composaient. [2] »

Cette marginalisation du bassin minier, au sein du mouvement anarchiste local, ne semble être que
la conclusion logique de « la gangrène [3] » qui affectait le « parti anarchiste » depuis longtemps déjà.
Ainsi en 1890, un ex-membre de la bande à Patin dénonce les agissements de ce « comité occulte »
en affichant de nombreux placards sur les murs de Montceau : « Avis aux habitants de Montceaules-
Mines – Un des mille services de l’anarchiste Patin [4] ». Il y dénonce les agissements de ces faux-
anarchistes, ces mouchards au service de la mine. De plus un rapport de 1892, nous apprend que
« les individus des bandes noires sont aujourd’hui les agents les plus dévoués de la compagnie des
mines [5] ».

A la fin des années 1880, le bassin minier a perdu son statut de vivier des forces libertaires de la
région. Si le mouvement survit à ce « passage à vide » c’est par l’action d’individus isolés qui
continuent la propagande et donnent un semblant d’animation au mouvement.

b) Des individus isolés

Au Creusot, on se rappelle de Laurent qui avait pris la parole lors de l’enterrement de Michaud. Il
est dans ces années là, un des derniers militants du bassin minier à rester actif [6] . A Chalons-sur-
Saône, un certain Guillemin, colporteur de journaux, profite de son emploi pour continuer à
distribuer les feuilles anarchistes [7]. A Sanvignes enfin, des ex de la bande noire, Martin et
Laugerette, font l’objet d’une surveillance spéciale, même si le commissaire note qu’ils ne sont plus
que « des ivrognes ».
 
Ainsi la plupart des individus qui continuent de militer le font à titre individuel, ils n’ont pas de
contact entre eux et leur propagande reste inefficace.

c) Tournus et Romanèche : nouveaux centres de l’activité anarchiste ?

Pourtant, au début des années 1890, de nouveaux groupuscules attirent l’attention des forces de
police. En effet, on note deux « micro-foyers » anarchistes à Tournus et à Romanèche, où des
individus se réunissent encore. S’ils ne sont pas aussi nombreux et actifs que l’étaient les membres
des bandes noires, ils tentent tout de même de s’organiser.

Ainsi, de 1890 à 1892, les quelques anarchistes de Romanèche se réunissent régulièrement chez les
compagnons Chervet et André. Ils organisent même des « soirées de familles socialistes
communistes », occasion pour eux de faire de la propagande mais surtout de se retrouver entre
compagnons pour « manger, causer, chanter » [8] . Cependant ce groupuscule est éphémère ; au début
de 1893, les compagnons découragés par l’échec de leur propagande sont partis s’installer à Lyon [9] .
Les autres anarchistes qui font preuve d’un semblant d’organisation sont à Tournus. Ainsi du début
des années 1890 jusqu’à la répression des années 1893-94, les libertaires, au nombre d’une demie
douzaine, se réunissent chez un certain Meunier qui semble faire office de chef. L’heure n’est plus à
l’action, la seule décision prise par le groupuscule en 1893 est d’aider les compagnons étrangers à
échapper à la répression. Meunier et sa bande s’organisent pour pouvoir éventuellement accueillir
et cacher des compagnons en fuite [10]
. Une fois de plus, on voit bien l’importance de la notion de
« compagnonnage anarchiste » développée par Bouhey dans sa thèse. Accueillir un compagnon en
fuite est l’occasion pour les libertaires de Tournus de prouver leur engagement anarchiste.

2) Le rôle des réseaux dans la survie du mouvement

a) Les liens avec Lyon et Dijon.

Si nous pensons que la contribution de Vivien Bouhey à l’étude du mouvement libertaire est si
innovante par rapport à l’historiographie traditionnelle de l’anarchie, c’est que sa notion de
« réseau » nous est fondamentale pour comprendre la survie du mouvement en Saône-et-Loire.
En effet, ce ne sont pas seulement les quelques individus isolés et les groupuscules de Tournus et
de Romanèche qui permettent au mouvement de rester ancré dans le département, mais plutôt les
liens qui rapprochent les derniers militants de la région avec les autres libertaires français.

Ainsi des compagnons lyonnais semblent venir régulièrement dans la région pour visiter leurs
amis de Tournus [11], tandis que des anarchistes de Dijon descendent régulièrement chez Laurent au
Creusot pour se « rendre compte de l’état des esprits ». En 1893, c’est même Sébastien Faure, futur
fondateur du Libertaire, qui rend visite à Guillemin à Chalon. Le commissaire note cependant que
ses visites restent stériles et que ces rencontres ont plus un caractère amical que militant [12] .
Cependant, c’est ici encore l’idée de « compagnonnage anarchiste » qui prime. En effet, même si la
propagande n’est pas tournée vers l’action, ces rencontres sont pour les anarchistes de la région
l’occasion d’échanger, de confronter leurs idées, et enfin consolider leurs liens avec les autres
anarchistes français. Le compagnonnage est alors l’affirmation d’une « identité anarchiste » [13] .

b) La participation aux congrès anarchistes

Les congrès, parfois décriés au sein même du mouvement, connaissent un regain d’intérêt de la part
des anarchistes à la fin des années 1880 [14] . Cette forme de concertation à l’échelle régionale ou
nationale est l’occasion pour les compagnons « de faire la connaissance les uns des autres ou à
d’anciens amis de la première heure de se retrouver » [15] . C’est dans cette idée que les anarchistes du
département vont participer à plusieurs évènements de ce type. Ainsi, Laurent accompagné de
Monod part dans le Jura en avril 1891 pour assister à un congrès des régions de l’est [16] . C’est à la
suite de celui-ci que Monod, accompagné cette fois ci de Pierson, un compagnon de Montchanin,
parcourt la Saône-et-Loire et les autres départements de l’est pour faire de la propagande. L’enjeu
de cette campagne était de donner un caractère révolutionnaire à la journée d’action du 1er mai [17].
De même en 1892, le compagnon Guillemin de Chalon-sur-Saône, se rend à Lyon pour un congrès
régional se tenant les 16 et 17 janvier 1892 [18] .

3) Une vaine propagande ?

a) L’enjeu d’un 1er mai révolutionnaire

La participation à la journée d’action du 1er mai au côté des travailleurs a toujours suscité des
débats au sein du mouvement anarchiste. Marcel Massard explique :

« la manifestation du 1er mai, qui avait à l’origine suscité l’enthousiasme des anarchistes parce
qu’ils pensaient y trouver l’occasion de la transformer en émeute pré-révolutionnaire, ne leur
inspire ’’peu à peu que de l’indifférence et du dégoût’’ [19] »

En fait les deux seuls 1er mai qui resteront dans la mémoire collective du mouvement anarchiste
sont ceux ayant connus des débordements. Il s’agit du 1er mai 1890 à Vienne et du 1er mai 1891 à
Clichy étudiés par Maitron.
Au point de vue théorique la non participation à la journée du 1er mai pouvait s’expliquer :

« par son origine marxiste mais aussi par son caractère : grève à date fixe, allure pacifique,
légalitaire et officielle des pétitions présentées, périodicité de la manifestation qui semble une
réhabilitation du suffrage universel, participation collective à la manifestation qui détruit toute
spontanéité et toute initiative individuelle, en raison enfin de l’absurdité même de l’objectif
poursuivi : obtention des huit heures [20] »

C’est ce point de vue que défend Sébastien Faure, et il encourage tous les compagnons à prendre
parti contre la manifestation. C’est d’ailleurs à l’initiative de Faure que les compagnons des régions
de l’est se réunissent en janvier 1892. Pourtant, ce point de vue n’était pas partagé par tous les
libertaires. C’est ainsi que les militants groupés autour du Révolté proposent, en guise de réponse
aux « Fauristes » d’encourager un « autre premier mai », un premier mai révolutionnaire [21] .

Les compagnons de Saône-et-Loire, dans la lignée de leurs amis de Dijon, semblent s’être
majoritairement engagés dans cette lutte proposée par Le Révolté. C’est ainsi que les compagnons
Laurent et Pierson, à la suite des congrès de 1891 évoqués précédemment, parcourent le
département pour tenter de créer l’agitation. Les anarchistes ont su faire entendre leur point de vue,
ainsi un rapport de la gendarmerie d’Epinac nous apprend que « des ex de la bande noire » ont
proposé aux mineurs qui se préparaient à chômer, le premier mai 1890, une radicalisation avec
sabotage et émeute [22]
. Malgré cela, les précautions prises par les autorités ont toujours suffit à éviter
tout débordement dans le département au cours des années 1890.

b) Une propagande discrète et informelle

S’il est assez difficile de se faire une idée de l’audience de la presse anarchiste en Saône-et-Loire à cette époque, c’est que les archives de police nous apportent très peu d’informations. En effet, il
faudra attendre les séries de perquisitions de 1893-1894 pour se rendre compte du nombre de
militants qui sont encore lecteurs de la presse libertaire. Toujours est-il que les rapports des
commissaires spéciaux nous permettent d’affirmer qu’ils existent toujours un public pour cette
presse anarchiste. D’abord car en juillet 1893, les autorités saisissent un colis en gare de Mâcon
contenant plus d’une centaine d’exemplaires du Révolté ainsi que de nombreuses brochures [23]. De
plus, un rapport en provenance de Paray-le-Monial affirme qu’il existe « depuis longtemps à
Chauffailles » un dépôt de journaux anarchistes et révolutionnaires tels que « Le Père Peinard, La
Révolte
ou L’Insurgé chez l’aubergiste Lavenier » [24] . Ainsi, on met en avant le rôle important des
lieux de sociabilité comme le café ou l’estaminet pour la propagande, on se rappelle notamment de
l’importance de l’aubergiste Portrat en tant qu’intermédiaire entre les compagnons, au temps des
bandes noires.

Les autres formes de propagandes sont dites, par Bouhey, « informelles et spontanées ». Il s’agit
notamment de tout ce que les autorités comprennent sous le terme de « cris séditieux ». La police
verbalise énormément de cas dans ces années là. Perpétuel appel à la révolte, provocation continue
contre l’autorité, cette propagande, qui par elle même n’apporte rien au mouvement, permet aux
compagnons d’affirmer leur identité. C’est ainsi qu’un certain Lassimone, interrogé pour ses « cris
séditieux proférés sur la voie publique » à Perrecy-les-Forges en 1891, répond aux policiers :

« J’ai bien le droit de crier « Vive la révolution sociale ». Je le crierais encore et ce n’est pas vous qui m’en empêcherez, dans quelques temps nous crierons bien autre chose... [25] »

D’autres « cris séditieux » tiennent plus de la provocation. On retiendra le cas de cet inconnu qui
crie à la gare de Montchanin en mars 1892 [26] : « Vive l’anarchie ! Vive la dynamite ! », « C’est moi
qui ait posé la bombe ! », « Mort aux gendarmes ! ».

D’autres fois encore, il s’agit plus d’errements dus à la boisson comme à Sanvignes, où le
compagnon Martin est pris à plusieurs reprises en état d’ébriété sur la voie publique à crier « Vive
Ravachol ! », « Vive l’anarchie ! », « Mort aux bourgeois ! ».

Les « cris séditieux », la relative faiblesse de la presse libertaire, ainsi que l’échec de la propagande
en faveur d’un premier mai révolutionnaire laisse à penser que les anarchistes de Saône-et-Loire
ont du mal à « séduire » de nouveaux compagnons à cette époque. La propagande de la fin des
années 1880 jusqu’à la répression des années 1893-94 est ce que Bouhey appelle une propagande
« du repli sur-soi », il s’agit plutôt d’affirmer son identité anarchiste que de faire du prosélytisme.

Suite :

B) Le temps de la répression (1893-1894)