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03 Chapitre I : Émergence et structuration d’une tendance anarchiste au sein du mouvement ouvrier de Saône-et- Loire. Le temps des « Bandes Noires »[1878-1887]
C) Montée en puissance et recul du mouvement : un anarchisme « organisé » ?(1884-1887)

Texte précédent :

B) La construction d’une identité politique : un anarchisme « conscient » ? (1882-1884)

1) Vengeance et réorganisation (1884-juillet 1885)

a) Un difficile apaisement

L’arrestation de Gueslaff et ses compagnons avait amputé le mouvement d’une bonne partie
de ses forces agissantes mais ne l’avait pas éradiqué. En effet, même si la fréquence des attentats
diminue fortement durant l’année 1885, les anarchistes montrent qu’ils sont toujours présents.
Marchandeau qualifie cette période de « ’’baroud’honneur’’ des derniers membres de la bande
noire » [1] . Pourtant la détente n’est pas évidente. De la dynamite est de nouveau volée à Perrecy et
l’on compte encore deux attentats début janvier 1885, le premier visant le presbytère de Sanvignes
et le second la grande tuilerie de Montchanin [2].

Après l’arrestation des compagnons à la fin de l’année 1884, vient le temps de la vengeance.
Lors des réunions que les rescapés tiennent au début de 1885, ils appellent à être « sans pitié vis à
vis des mouchards et des traitres [3] ». Les anarchistes surveillent les allées et venues autour des
commissariats pour repérer les mouches. Ainsi, de nombreuses scènes de bagarres urbaines
émaillent les premiers mois de 1885, les traitres supposés étant régulièrement rossés. C’est dans ces
conditions qu’un nommé Voisin est passé à tabac en février 1885 aux environs de Montceau. La
note du commissaire spécial précise que l’homme n’a pas osé en rendre compte à la police par peur
des représailles [4] . La vengeance contre Brenin se fait attendre, puisque ce n’est qu’en octobre que les
anarchistes s’en prennent à sa femme via un nouvel attentat. Ainsi, même s’il semble que le déclin
de la propagande par le fait soit irrémédiable, la Saône-et-Loire, et particulièrement le bassin
minier, végète encore longtemps dans une atmosphère de violence.

Pourtant, la propagande écrite connaît un certain renouveau après plusieurs années de marginalité.
Les premiers mois de 1885 voient fleurir de nombreuses affiches sur les murs des villes et des
campagnes de Saône-et-Loire. Si nos informations sur les liens des compagnons avec Monod sont
forcément lacunaires, on sait qu’ils sont en contact pour cette campagne de propagande. Les
compagnons affichent, à plusieurs reprises d’ailleurs, le manifeste créé par les anarchistes
dijonnais : « Pourquoi y a-t-il des anarchistes ? D’où vient la misère ? [5] » ainsi que le « manifeste
international antipatriotique ».

On dénombre des affichages au Creusot, à Montceau mais aussi à Essertenne ou à St-Sernin du
Bois. Si les compagnons ne sont probablement plus qu’au nombre de quelques individus par
village, avec des groupuscules un peu plus importants à Montceau et au Creusot, ils semblent
encore capables de s’organiser pour lancer des actions au niveau du département. L’influence de
cette propagande semble être assez faible, car les affiches sont lacérées par la police dès qu’elles sont découvertes et les commissaires spéciaux rapportent que les ouvriers n’osent pas s’en approcher de peur d’être impliqués par la police. On apprend juste qu’une partie non négligeable de
la propagande est destinée aux militaires [6] . Cela se comprend par la stratégie des milieux anarchistes
de l’époque. Il s’agissait en fait de tenter d’éduquer le soldat, de le mener à la révolte contre
l’autorité pour finalement l’amener à fraterniser avec les ouvriers en cas d’insurrection.

Seul un certain Doyen du Creusot est arrêté à la suite de cette campagne d’affichage, mais le
commissaire spécial explique que les « hommes forts » du mouvement, ceux qui impulsent cette
propagande sont surtout Royer, Michaud et Cottin [7] .

b) Le feu couve sous la cendre

Si les attentats ont ralenti, les projets révolutionnaires sont toujours là. La plupart des réunions
anarchistes qui ont lieu début 1885 ont pour objet la préparation d’une nouvelle émeute. En janvier
1885, une première réunion a lieu chez Vitteaux à Blanzy. Deux compagnons de Paris, dont on
ignore l’identité, sont présents. Ils prônent l’antimilitarisme, l’antiparlementarisme et la
désobéissance. Vitteaux et Cottin se défendent d’être des dynamiteurs mais assurent qu’ils feront la
révolution « les armes à la main » comme « pendant La Révolution » [8] .
Bouhey, dans sa thèse, explique que la Révolution Française garde une portée symbolique et
historique très forte, même pour les anarchistes [9] . Plus près d’eux, c’est l’exemple de la Commune de
Paris, « le formidable élan populaire qui voit le peuple parisien devenir maître de son destin [10] », qui
porte leurs inspirations. Les archives nous montrent d’ailleurs que le 18 mars est régulièrement
commémoré par les anarchistes du bassin minier [11] .
Une nouvelle réunion se tient chez Gateau à Montchanin fin janvier et porte sur la préparation de
l’émeute et la nécessité de se procurer des armes. Pendant un moment, les anarchistes sont séduits
par ce nouveau mode d’action et entreprennent d’organiser l’émeute, à l’échelle de tout le
département [12] .

Désabusés par les effets des dynamitages, les compagnons s’étaient un moment tournés vers un
mode d’action qu’ils avaient déjà utilisé en 1882 : l’émeute-insurrectionnelle. Le fantasme
communément partagé par les milieux libertaires de l’imminence du « grand soir » amène
l’aubergiste anarchiste Portrat à déclarer lors d’une réunion de juin 1885 : « Paris est prêt » [13].

Pourtant, l’émeute tant attendue n’arrive pas et les compagnons se reportent, plus
traditionnellement, sur la chimie. Ainsi, un rapport du mois de mars indique, qu’à force
d’expériences, Cottin et Repou auraient réussi à fabriquer des explosifs par eux-mêmes. Un autre
du mois d’avril indique que Portrat et Cottin se rendaient régulièrement chez Royer pour tenter de
mettre en pratique les expériences proposées par les brochures issues des journaux libertaires. Les
compagnons travaillaient en vain sur un nouveau moyen de terreur : le courrier explosif. [14]

c) Organisation du mouvement à l’échelle départementale

L’époque qui suit le coup de filet de novembre 1884 est paradoxalement le moment où les
anarchistes de la région semblent faire le plus d’effort pour s’organiser. De janvier à juillet 1885, les
compagnons de Saône-et-Loire vont se réunir un peu partout dans le département pour tenter de
s’organiser en une ébauche de fédération. Ainsi dès janvier, un groupe d’anarchistes d’Ecuisse et
Essertenne envoyait une adresse au journal Terre et Liberté pour demander à être mis en contact
avec d’autres groupes de la région [15] . Le 1er février, une grande réunion réunissant près de 120
personnes a lieu à Torcy. C’est un des premiers grands rassemblements où se rejoignent la majorité
des anarchistes et des révolutionnaires du département. Même si l’on peut compter « une bonne
quarantaine de curieux [16] », cette réunion peut être considérée comme une réussite pour un
mouvement qui vient de subir de si importantes pertes. Les hommes du Creusot et de Montceau, à
savoir Cottin, Michaud, Bonnaud et Vitteaux prennent la tête de la réunion et l’on peut dire qu’ils
sont avec Royer, les hommes influents du mouvement. Si en ce qui concerne le Creusot et
Montceau, les « leaders » du mouvement continuent de se rencontrer assez régulièrement, il faut
attendre le 3 mai pour qu’une nouvelle réunion d’envergure départementale se tienne. La réunion a
lieu cette fois à Essertenne, et les anarchistes proposent de faire tourner le lieu de leurs rencontres
futures afin que tous les compagnons puissent se rendre régulièrement à l’une d’elles. On compterait
une soixantaine de personnes à cette réunion, ce qui semble représenter alors le « noyau dur » des
anarchistes de la région.

Forts de leur nombre, les anarchistes peuvent envisager de nouveaux projets. C’est ainsi que la
proposition de Michaud de lancer une souscription pour l’achat d’une petite presse pour la
propagande est acceptée. Cette réunion est aussi l’occasion « d’éduquer » les ouvriers, et l’on aurait
distribué quelques numéros de l’Insurgé ainsi que plusieurs brochures aux compagnons [17] .

Durant les mois de mai et juin, les anarchistes se réunissent encore par trois fois, ils
s’organisent en « groupe » de quatre ou cinq membres. A partir d’une liste établie par le
commissaire spécial, on peut penser qu’il existe des micro-foyers anarchistes à Essertenne, Ecuisse,
Blanzy, et Montchanin qui possèdent tous un groupe. Les foyers principaux restent bien sûr le
Creusot et Montceau-les-Mines avec respectivement deux et cinq groupes.
L’organisation progressant, les individus deviennent plus hardis, ainsi les rapports de police
indiquent que les anarchistes se rendent de plus en plus souvent armés aux réunions et que
beaucoup seraient prêts à en découdre avec les forces de l’ordre [18] .

d) La réunion du 5 Juillet : la venue de Monod en Saône-et-Loire

La réunion du 5 Juillet [19] est l’aboutissement de la logique entreprise depuis le début de l’année 1885
par les compagnons. Les groupes de toute la Saône-et-Loire se réunissent, et c’est au nombre de 75
environ qu’ils viennent écouter Monod tenir une conférence en plein bois près de la Croix du Mats.
Monod intervient aussi bien sur le fond que la forme. La première partie de son intervention est
consacrée à la propagande pure, mais il explique ensuite aux compagnons les limites de leur mode
d’organisation. En effet, il est extrêmement facile pour la police d’infiltrer des mouchards dans ces
réunions géantes qui regroupent des dizaines de compagnons. Monod donne alors plusieurs
conseils aux ouvriers pour éviter la répression, comme utiliser des pseudonymes ou se réunir
seulement en petit comité privé. Cette réunion est d’une importance majeure car elle signe la
disparition progressive de ce type de rencontre. En effet, les ouvriers vont suivre les conseils de
Monod, le compagnon dijonnais qui les soutient depuis les balbutiements du mouvement au début
des années 1880 [20] , et changer de stratégie.

2) Changement de stratégie et crise identitaire (juillet 1885 – décembre 1885)

a) Réorganisation du mouvement

Après la venue de Monod, les hommes les plus influents du mouvement tiennent une réunion à
Montcenis le 19 Juillet. Il est décidé de mettre en pratique les conseils de Monod pour lutter contre
la répression [21] . On ne verra alors plus de réunions comme celles du printemps 1885 avant le mois de
novembre, alors que le mouvement connait une crise majeure menaçant son existence même. Dès
lors, il semble que le mouvement retourne à des lieux de sociabilité plus traditionnels tels que les
bars et les cafés. On privilégie également les rencontres en petit comité chez un des « cadres » du
mouvement. C’est ainsi qu’au cours des mois d’août et de septembre, on voit plusieurs fois les
anarchistes se réunir chez Viennet au Bois-du-Verne ou chez Vitteaux à Blanzy [22] . Après l’épreuve de
force de l’année 1884 et les réunions en grand nombre dans les bois, le mouvement connaît les
prémices du « repli sur soi [23] » qu’il subira plus tard au niveau national. Ce recul s’était d’abord
traduit par la réorganisation des réunions qui se tenaient dorénavant dans l’intimité du foyer d’un
compagnon. Il se concrétisait par l’abandon définitif de la « propagande par le fait » par les
anarchistes de Saône-et-Loire. Pourtant, on note encore quelques lettres de menaces envoyées par
le « comité anarchiste de Montceau » à la femme Brenin ou à un certain Garnier « exploiteur et
amis des curés », mais qui resteront sans suite :

« Vous vous êtes condamnés, la sentence s’exécutera, vous qui avez joui de la fortune et de toutes ces faveurs, sans avoir pitié des prolétaires. La dynamite aura raison de cette injustice et de tous ces mangeurs de chairs humaines 4 [24] »

Si on note une dernière explosion au mois d’août 1885 à Sanvignes, il s’agirait d’une initiative
purement individuelle. D’après les rapports du mouchard, Cottin aurait été furieux de ne pas avoir
été mis au courant de l’attentat. Une réunion suivant l’événement a lieu fin août à Montceau et il est
décidé de condamner « l’action individuelle » et d’exclure tout membre qui s’y adonnerait. Pour les
« cadres » du « parti », il est clair que le temps de la violence doit se terminer. Pourtant, des
individus continuaient la lutte en dehors de l’embryon de structure dont s’étaient dotés les
anarchistes du département. Or, cette minorité ne doit pas être exclue de notre étude, car comme
l’avançait déjà Maitron, il n’est pas besoin à cette époque de « directives ou d’organisation », jugées
autoritaires pour « agir en anarchiste ».

b) Des nouveaux moyens et des nouveaux thèmes de propagande

Si le développement de la propagande écrite, via la presse, les affiches et les brochures confirme la
tendance déjà présente depuis le début de l’année, l’essor est considérable grâce aux liens
réaffirmés avec les compagnons dijonnais. En effet, de retour à Dijon, Monod va organiser la
distribution de la propagande vers la Saône-et-Loire. Il envoie ainsi régulièrement des centaines de
placards anarchistes aux compagnons [25] . L’envoi le plus important a lieu début septembre ; les
compagnons reçoivent des centaines d’exemplaires du « Manifeste électoral de 1885 [26] ». Il donne
lieu durant septembre et octobre à des campagnes d’affichage dans divers points du département.
On signale l’affichage de ce manifeste au Creusot, à Montceau, à Chalon et Tournus. Deux
individus, Dignet et Lescailles, semblent servir d’intermédiaires entre Dijon et Autun où ils
remettent les colis de Monod à Cottin ou à un autre « leader » [27] . Si les efforts de propagande
s’accentuent grâce à l’amitié des dijonnais avec les compagnons de Saône-et-Loire, leur rencontre
avec Monod est également le choc entre deux « façons d’être anarchiste ». Nous l’avons vu, les
compagnons du bassin minier ont longtemps été anarchistes « spontanément », c’est à dire qu’ils ont
fait le choix des « méthodes » anarchistes sans pour autant en connaître précisément l’idéologie.
Même si cette culture militante s’était améliorée depuis les débuts du mouvement, l’anarchisme des
compagnons restait très peu doctrinaire et très ouvert vers les autres milieux socialistes. Or, le
manifeste envoyé par Monod aux compagnons, signé des « groupes de la région de l’est », émane
vraisemblablement de Dijon même, ou peut-être des compagnons lyonnais qui étaient alors bien
plus politisés que leurs compagnons de Saône-et-Loire. En effet, le contenu de l’affiche affirme
clairement plusieurs doctrines importantes du mouvement, tel que le mutuellisme proudhonien, en
insistant sur la valeur du travail, ou encore la reprise individuelle et l’anti-électoralisme. Tout ces
thèmes sont assez novateurs pour la Saône-et-Loire quand on se rend compte qu’un homme comme
Vitteaux, qui se trouve toujours dans les « cadres » du mouvement en 1885, s’était déjà présenté
aux élections aux temps des chambres syndicales en 1883.

Ces nouvelles thématiques amènent les compagnons à s’approprier de nouvelles formes de
propagande. Depuis le mois de septembre, les efforts des camarades de Montceau et du Creusot
portaient sur la confection d’un liquide capable de détruire les bulletins de vote dans l’urne afin de
saboter les élections [28] .

c) La défection des anarchistes du Creusot

Début octobre 1885, un évènement amène le mouvement anarchiste de Saône-et-Loire vers sa
ruine. Cottin et Royer, probablement les deux hommes les plus importants du mouvement depuis
son émergence, appellent à voter pour la liste républicaine du Creusot [29] . La rupture est alors
consommée entre Montceau et le Creusot qui avaient été pendant plus de cinq ans les deux foyers
de l’anarchisme en Saône-et-Loire. D’un côté, les montcelliens dénoncent les traitres du Creusot, de
l’autre, Cottin explique : « il faut se séparer d’eux[les montcelliens], ils sont devenus trop
compromettants [30] ». Bien sûr, plusieurs théories peuvent nous permettre de tenter de comprendre ce
retournement de situation. Si les montcelliens, par colère ou par raison, dénoncent la corruption de
Cottin et Royer par les radicaux [31] , les causes de cette défection sont, semble-t-il, plus complexes.

Depuis le début, des militants comme Cendrin, disposant d’une bonne culture politique, avaient
échoué à s’imposer parmi les « cadres » du mouvement. L’anarchisme en Saône-et-Loire ne pouvait
pas compter sur la ferveur militante d’un Monod ou d’un Bordat, qui avaient réussi à implanter
durablement les idéaux anarchistes à Dijon et à Lyon. Ici, ce sont des hommes assez proches des
autres familles socialistes qui ont pris très tôt les rênes du mouvement. On peut penser notamment
à Bonnot, Vitteaux et même Cottin qui avaient été très actifs dans les chambres syndicales de
Dumay. A ses individus s’ajoutent, tous les opportunistes et autres mouchards qui gangrénaient le
mouvement depuis des années [32] . Dans ce contexte, le renouveau des relations avec Monod, qui
apporte aux anarchistes de Saône-et-Loire toute sa culture militante, semble être le révélateur de
divergences qui existaient depuis des années au sein du mouvement. Ainsi à partir de novembre
1885, le « parti anarchiste » n’existe plus au Creusot, les principaux membres se sont ralliés aux
radicaux ou ont abandonné le mouvement, dégoutés par la trahison de leurs « chefs » [33] . Cette
défection porte un rude coup au mouvement et annonce un recul général des idées anarchistes dans
le département.

3) Un mouvement à l’agonie (novembre 1885- 1887)

a) Une poignée de militants

« L’hémorragie des militants [34] » libertaire constatée par Bouhey à partir de 1894 est beaucoup plus
précoce dans notre contexte local. En effet, si au niveau national, la propagande par le fait est loin
d’avoir atteint son apogée, elle est déjà bel et bien terminée dans le bassin minier. En 1886, les
milieux libertaires du département ont déjà connu deux grosses vagues de répression avec les
procès de 1882 et 1885. De plus, la défection d’une bonne partie des « cadres » en 1885 et la
faiblesse de la culture militante anarchiste discrédite durablement le mouvement. Des années plus
tard, lors d’une altercation entre Broutchoux et un membre de la jeunesse socialiste, on reprochera
encore à ce militant anarcho-syndicaliste de n’être « qu’un mouchard comme ceux de 82 [35]
Réprimée, infiltrée, discréditée, c’est une « poignée de militants » qui maintient le mouvement en
sursis et plusieurs éléments nous permettent de l’affirmer. D’abord, la masse de rapport concernant
les anarchistes pour les années 1886-87 est négligeable par rapport à l’abondance d’information
dont nous disposions pour l’année 1885. Ensuite, des rapports réguliers des commissaires spéciaux
au préfet déclarent que le mouvement est calme et qu’il n’y a rien à craindre de la part des
libertaires [36] . Enfin, on dispose d’une note recensant les abonnés au journal La Révolte en 1886, qui
ne sont alors qu’une dizaine sur tout le département [37] . Pourtant ce n’est pas le socialisme qui recule
dans le bassin minier, mais seulement le mouvement libertaire, car à la même époque on dénombre
de nombreux abonnés aux journaux socialistes-révolutionnaires, comme Le Cri du peuple guesdiste,
largement diffusé à Montceau-les-Mines [38] .

Pourtant, certains militants n’ont pas abandonné la propagande, les compagnons de Montceau
utilisent le réseau d’amitié qu’ils ont tissé avec les autres anarchistes des régions de l’est. Dans une
lettre, il sollicite le compagnon lyonnais Bordat, pour lui demander de venir faire une conférence à
Montceau. Par ailleurs, certains compagnons continuent de distribuer la presse anarchiste, un
certain Benoit, colporteur de journaux, distribuerait discrètement : Ni Dieu, Ni Maitre ; Le forçat
du travail
et La Lutte. C’est cette poignée de militants entreprenants qui va permettre au
mouvement de survivre. La dynamite s’est tue, c’est maintenant dans l’ombre et le secret que les
compagnons vont continuer de propager leurs idées.

b) Des actions isolées

Après 1885, les quelques tentatives de propagande viennent surtout d’anarchistes extérieurs au
département. Il s’agit des compagnons que Bouhey désigne sous le terme « d’anarchistes gyrovagues », c’est à dire des militants nomades qui permettent aux groupes d’entretenir des liens
entres eux. On a vu comment le mouvement à l’agonie tentait de faire appel à un homme comme
Bordat pour redynamiser la propagande anarchiste dans la région. Nos sources mentionnent
également un certain « Wisner » ou « Werner »qui s’avèrerait être un compagnon américain qui
aurait séjourné en Belgique, en Angleterre et à Lyon avant de venir dans le bassin minier courant
1886 pour « se renseigner sur les différents qui peuvent exister entre patrons et ouvriers et recruter
des partisans pour les idées anarchistes » [39] .

Il faut ensuite attendre début 1887 pour noter un semblant d’activité, avec une série de lettres de
menaces adressées aux gendarmes et à des « mouchards » par l’anarchiste Billardey, membre des
bandes noires, déjà arrêté en 1884. Cependant, ces lettres, « orthographiées de manière
fantaisiste [40] », n’inquiètent pas beaucoup les forces de l’ordre et Billardey est arrêté en mars 1887.
Enfin, un des derniers faits notables est un affrontement entre ouvriers et forces de l’ordre qui a lieu
sur le chantier du canal du centre, près de Montchanin en juillet 1887. Les gendarmes, venus
interrompre une rixe entre ouvriers, interpellent un homme. « Un agitateur » nommé Prévost
exhorte ces camarades à la révolte aux cris de « Tuons les gendarmes ! Ils n’emporteront pas notre
camarade ! ». La colère des ouvriers se focalise alors sur les forces de l’ordre. Cinq personnes sont
arrêtées le lendemain pour « outrages, rébellions et voies de fait envers la gendarmerie ».

Cependant, ces actions restent très marginales et n’ont aucun impact sur la faible vivacité du
mouvement.

c) la fin des bandes noires

Le 25 juillet 1887 mourrait Michaud, dernier « cadre » majeur du mouvement anarchiste de Saôneet-
Loire [41] . Sa mort signe la fin d’une époque, car avec lui, meurt le dernier homme influent de la
génération des « bandes noires ». La maladie qui le ronge depuis les débuts de l’année 1887 est
l’occasion pour les derniers anarchistes de réaffirmer les liens de compagnonnages entre militants.
En effet, comme le rappelle Bouhey, être anarchiste à cette époque, c’est d’abord être un
compagnon et un ami [42] . Ainsi les anarchistes de Montceau ont pris l’habitude de venir rendre visite à
leur ami : « huit anarchistes de Montceau sont venus voir Michaud, mourant [43] ».

Les obsèques de Michaud sont l’occasion pour les anarchistes de prendre la parole. La contribution
d’Emmanuel Fureix dans l’Histoire des gauches, insiste sur l’importance de l’enterrement dans la
tradition de la gauche : « Les funérailles de la gauche participent, comme le banquet, de la politique
informelle, volontiers théâtrale, où le verbe se fait acte, qui se met en place dans les années
1820 [44] ».

C’est l’occasion de « se montrer, de contester, dans l’espace public », ainsi les autorités craignent
des débordements lors des obsèques de Michaud [45] . Pourtant à la suite d’une erreur sur l’heure des
obsèques, la démonstration de force des derniers anarchistes n’a pas lieu : « sans cela, une
soixantaine d’entre eux y auraient assisté, et ils auraient probablement fait quelques
manifestations [46] ».

Au final, c’est une cinquantaine de personnes qui assistent à l’enterrement de Michaud. Un certain
Laurent prend la parole et fait l’éloge du défunt, en insistant sur son engagement au sein de la libre-
pensée. Le sous-préfet explique que Laurent n’aurait « pas osé parler de politique à cause de la
présence de la police » [47].

Si le compagnon Laurent ne fait pas d’apologie de l’anarchie, il est intéressant de constater que la
majeure partie des anarchistes du bassin minier était également membre des sociétés de libre-
pensée réaffirmant une fois encore l’engagement très fort des ouvriers de la région contre le
cléricalisme.

Conclusion du premier chapitre

Depuis l’émergence d’une tendance anarchiste au sein du mouvement ouvrier de Saône-et-Loire, les
libertaires avaient eu du mal à se différencier des socialistes. En effet, depuis la grève de 1878
jusqu’aux dynamitages de 1884, il semble que ce qui distingue principalement les anarchistes des
autres chapelles socialistes soit le penchant pour l’action sous toutes ses formes. Un homme comme
Dumay essaie de structurer le mouvement ouvrier en chambre syndicale, mais avec l’échec de ces
organisations à s’imposer auprès pour les ouvriers, beaucoup d’entre eux sont séduits par la
propagande libertaire qui appelle à l’action directe. Si le mouvement s’effondre progressivement
après le deuxième procès des bandes noires, c’est non seulement parce qu’il est discrédité et amputé
d’une bonne partie de ces militants, mais c’est surtout que l’action violente proposée par les
libertaires ne porte pas ses fruits. On peut penser qu’à partir du moment où les anarchistes rejettent
la propagande par le fait, leurs doctrines deviennent bien moins séduisantes pour des ouvriers qui
veulent changer les choses immédiatement. L’attrait de l’anarchisme à travers son penchant violent
résidait surtout dans ce besoin d’action que pouvaient ressentir des jeunes hommes miséreux et
désabusé comme Gueslaff. C’est probablement en partie pour cela que les militants se détournent
progressivement du mouvement après 1885. Il est d’ailleurs intéressant de mettre cette évolution en
parallèle avec l’évolution du mouvement au niveau national, car on peut y voir l’annonce de la crise
que connaîtra le mouvement en général après la répression des attentats des années 1890 et
l’abandon définitif de la propagande par le fait.

Finalement, le leitmotiv de cette première partie semble être la faiblesse de « l’identité anarchiste »
des compagnons. Des hommes comme Cendrin ou Michaud qui sont très politisés et semblent
assez cultivés, ont conscience d’appartenir à la famille anarchiste, mais ils sont finalement très peu
nombreux. La masse des militants anarchistes de Saône-et-Loire est composée de miséreux, peu
cultivés, principalement séduits par l’action violente.

Malgré cette précision qui vaut pour toute la période, nous avons distingué trois phases du
mouvement : la spontanéité, la prise de conscience et la tentative d’organisation. Un « anarchisme
spontané » car selon la presse libertaire, c’est spontanément que les masses ont utilisé les moyens
de l’anarchie pour se révolter. C’est sur ce postulat que Maitron s’était d’ailleurs appuyé pour définir
l’acte anarchiste, ce qui l’amène à inclure les événements qui ont secoué le bassin minier dans son
histoire du Mouvement anarchiste en France. Un anarchisme plus conscient par la volonté de se
rapprocher des autres libertaires, en envoyant une adresse au Révolté et en tissant des liens avec les
compagnons des régions de l’est : Monod et Bordat. Enfin, un anarchisme qui tentait de se doter
d’une forme originale d’organisation, à travers la tentative éphémère de fédérer l’ensemble des
groupes du département.

Texte suivant :

A) "L’increvable anarchisme" (1887-1893)

A) "L’increvable anarchisme" (1887-1893)