Bandeau
Recherches anarchistes
Slogan du site
Descriptif du site
Chapitre I : Émergence et structuration d’une tendance anarchiste au sein du mouvement ouvrier de Saône-et- Loire. Le temps des « Bandes Noires »[1878-1887]
B) La construction d’une identité politique : un anarchisme « conscient » ? (1882-1884)

Texte précédent :

Chapitre I : Émergence et structuration d’une tendance anarchiste au sein du mouvement ouvrier de Saône-et- Loire. Le temps des « Bandes Noires »(1878-1887)

A) Une lente rupture avec le socialisme : un anarchisme « spontané » ? (1878-1882)

1) La bande noire « anarchiste »

a) La fin des chambres syndicales

Acquitté, Bonnot est de retour à Montceau à la fin de l’année 1882. Dumay et lui vont
relancer la construction et le dévelop 4pement des chambres syndicales. Au cours de l’année 1883,
les membres des chambres se réunissent dans les cafés et chez les cabaretiers [1] où ils développent
une propagande fertile. Marchandeau note d’ailleurs que les patrons de ces établissements sont
souvent les membres les plus actifs du mouvement. On peut citer notamment un certain Portrat,
aubergiste rue du nord à Montceau, qui semble assez proche des milieux libertaires [2]. C’est ainsi que
fin 1883, Marchandeau compte sept chambres syndicales actives à Montceau et dans ses environs.
Elles appartiennent toutes à la Fédération Ouvrière de Saône-et-Loire et semblent toujours
marquées par le possibilisme. En effet, leur but est de faire connaître leurs revendications en
envoyant des délégués auprès de Léonce Chagot :

« A la réunion du 14 octobre 1883, elles demandent que chaque chambre syndicale de Montceau et Blanzy nomme une délégation de trois membres ayant mission de se rendre à la direction des mines de Blanzy pour inviter cette dernière à réintégrer dans leurs chantiers tous les citoyens renvoyés de leur travail à la suite du mouvement insurrectionnel d’août 1882. [3] »

En mai 1884, Dumay, Bonnot et Vitteaux se présentent aux élections municipales
auxquelles ils échouent [4]. Cet échec, combiné à la répression exercée contre les syndicalistes par
Chagot, qui sont traqués par la police des mines et souvent licenciés, amène la désertion
progressive des chambres syndicales. Dumay part définitivement pour Paris à la fin de l’année
1884 [5] , ce qui a pour effet de marginaliser définitivement le « parti modéré » au sein des bandes
noires.

b) Vers une culture politique anarchiste ?

Si Marchandeau parle de la « troisième bande noire : les anarchistes », c’est que ce
sentiment d’appartenance à la sphère libertaire qui était relativement faible jusque là, se développe
au cours des années 1883-1884. Dans son ouvrage, Vivien Bouhey s’interroge sur l’identité
anarchiste, et la lente prise de conscience des individus vis à vis de leurs rapports aux idées
libertaires. Il y explique que les militants ont différents degrés de « culture anarchist6 [6] ». Si des militants comme Jean Grave ou Kropotkine connaissent « sur le bout des doigts leurs classiques
anarchistes », il n’en est pas de même pour les militants de base. Il pense qu’il faut établir une
distinction entre les militants qui s’intéressent à la propagande anarchiste, en ayant accès à des
brochures ou à la presse militante, et ceux qui ne retiennent que la dimension violente des théories
anarchistes. Pour ces derniers, il prend l’exemple des événements d’août 1882 à Montceau-les-
Mines.

Or plusieurs éléments peuvent nous laisser penser, que le degré de culture anarchiste des
membres de la bande noire évolue au cours de ces années. D’abord les compagnons semblent avoir
de plus en plus accès à la propagande. Au Creusot, le compagnon Royer reçoit et distribue les
journaux anarchiste Terre et Liberté et Le Révolté [7] tandis que Michaud se charge de faire de la
propagande auprès des militaires [8] . A Montceau, c’est Cottin qui distribue la propagande aux
compagnons. On peut même penser que certains ont su se forger une solide « culture anarchiste ».
En effet, on retrouve après perquisition de nombreuses brochures de Kropotkine chez le
compagnon Cendrin de Montceau.

De plus, malgré la répression qui s’abat sur l’ensemble des milieux anarchistes français
depuis le procès des 66 en janvier 1883, les compagnons peuvent toujours compter sur le soutien
des milieux libertaires lyonnais. En effet, en septembre 1884, Vincent Berthoux, rédacteur dans
plusieurs journaux anarchistes, sillonne la Saône-et-Loire et particulièrement le bassin minier où il
tient des réunions dans les cafés et les cabarets :

« Un individu de Lyon est à Montceau-les-Mines... Il parcourt de préférence les hameaux des communes de Montceau et de Sanvignes, et tant dans les maisons particulières ou habitent des anarchistes que dans les cabarets fréquentés par ces derniers, il propage les théories révolutionnaires par de petites conférences qu’il fait devant un nombre de personnes s’élevant parfois jusqu’à vingt. »

c) Prise de conscience et revendication d’une identité anarchiste

La prise de conscience d’un « soi anarchiste [9]. » découle en partie de cette amélioration du
degré de « culture anarchiste « des militants. Ainsi, un rapport d’un des mouchards de la police
nous apprend que l’ouvrier Gateau, ex-membre des chambres syndicales, dirige une fronde de
quelques ouvriers contre les « chefs » du mouvement. Ils dénoncent les « canailles Dumay, Bonnot
et Vitteaut [10] ». Ils les accusent d’avoir perverti le mouvement, notamment en se rapprochant des
socialistes et en participant aux élections municipales. Cette fronde anti-autoritaire est intéressante
à noter dans le sens où l’on voit que l’amélioration de leur culture militante les amène à rejeter toute forme d’autorité. En s’émancipant de l’influence de Dumay dont le charisme ne suffit plus à
maintenir la tutelle, les ouvriers ont fait un grand pas vers les principes anarchistes. Ils avaient lutté
contre le clergé, ils se dressaient maintenant contre les chefs. Ils s’appropriaient le vieil adage
blanquiste repris alors par l’ensemble des milieux anarchistes : « Ni Dieu, Ni Maître ».

Vivifiés par la propagande, les groupuscules clairement anarchisants se développent au delà
du bassin minier. Le « schéma » de création d’un groupe est simple. Quelques individus se groupent
autour d’un militant déjà acquis aux idées anarchistes, qui leur fait découvrir les principes de
l’anarchie par l’intermédiaire de la presse ou des brochures. C’est ainsi que les compagnons Pelletier
et Pierson développent respectivement des groupes à Torcy et à Montchanin [11] . Ils sont en relation
constante avec les groupes du Creusot et de Montceau.

Ces groupuscules anarchistes en formation dans la région ne tardent pas à revendiquer leur
anarchisme. Ils envoient une lettre au Révolté, qui sera publiée à l’automne 1884 [12] . Il s’agit d’une
véritable profession de foi anarchiste. En effet, les rédacteurs de cette lettre expliquent qu’ils ont été
gagnés depuis peu aux idées anarchistes mais qu’ils comptent bien mettre en pratique leurs idéaux :

« Nous sommes nouveaux dans les idées, mais nous avons la bonne volonté, envoyez-nous quelques adresses de groupes, que nous puissions entrer en relation avec eux et nous mettre immédiatement à l’oeuvre. [13] »

Ils expliquent qu’ils ont été durement touchés par la répression ayant suivi l’émeute de 1882,
mais qu’ils « veulent recommencer la guerre ». En effet, il semble que les anarchistes de la région
aient pris conscience de la limite de leurs actions anticléricales passées ; ils se proposent maintenant
de déclencher la « guerre sociale » contre les bourgeois :

« Mais instruits de l’expérience du passé, ce n’est plus à de simples croix et autres morceaux de pierre que nous voulons nous attaquer cette fois ci. Nous comprenons que ces emblèmes d’une religion morte, ne sont plus d’un grand danger pour nous ; écrasons cette infâme bourgeoisie qui nous exploite et leur sert d’appui, et la vielle société corrompue qui nous opprime, attaquée dans
se bases, tombera d’elle-même, entrainant avec elle la pourriture cléricale [...] [14] »

La signature de la lettre, nous permet d’apprendre les noms évocateurs que les groupes ont
choisi. La « guerre sociale » est déclarée :

« Vive la Révolution Sociale, Vive l’Anarchie !

Les Groupes : L’AFFAME

LA DYNAMITE

LA SUPRESSION DES BOURGEOIS [15] »

2) « La guerre sociale »

a) Propagande par le fait : le temps des dynamiteurs

Avec l’émeute de 1882, les anarchistes du bassin minier avaient été les premiers à vivre leur
anarchie par l’action violente. A partir de 1883, la doctrine de la propagande par le fait va prendre
un nouveau visage. Il ne s’agit plus de lancer une nouvelle émeute qui serait vouée à l’échec. Agir à
visage découvert ne permettait aux compagnons que de subir de plein fouet les foudres de la
« justice bourgeoise ». Les années 1883-1884 sont l’apogée de l’attentat à la bombe dans le bassin
minier. L’anticléricalisme est toujours latent : on note régulièrement des destructions de croix et la
chapelle du Magny sera victime de multiples dynamitages en septembre 1884 [16]. Il est facile de se
procurer de la dynamite dans le bassin minier, et par deux fois les anarchistes récupèrent deux
énormes cargaisons. En effet, le 9 juin 1884, près de deux cents cartouches sont soustraites d’un
chargement destiné au mines de Blanzy et dans la nuit du 14 au 15 juillet, Jacob et Serprix
dérobent un précieux butin à Perrecy [17] . De son côté, Royer, l’armurier anarchiste, se charge
d’équiper les groupes en armes à feu [18] . L’utilisation de la dynamite couplée à la fabrication de
bombes artisanales, dont les recettes étaient proposées dans la presse anarchiste, permettent aux
ouvriers de passer à l’action. Ce sont donc des groupes politisés, armés, équipés et organisés qui
vont terroriser le bassin minier pendant des années. Sur les seules années 1883-1884, apogée des
attentats, on trouve en moyenne deux à trois rapports par mois concernant une explosion, un
attentat, un sabotage [19] ... Mais comme l’affirmait la lettre envoyée au Révolté en septembre 1884, ce
n’est plus seulement des monuments qui vont être visés, les compagnons vont s’attaquer
directement à toutes personnes qu’ils jugent complices de leurs malheurs.

b) La lutte contre les traîtres

« Que tout mouvement révolutionnaire – voire même de simple opposition -soit contaminé par
cette vermine, c’est inévitable. Plus les gouvernements sont combattus, plus ils ont recours aux
moyens louches pour se maintenir. Savoir ce qui se passe chez leurs adversaires et tenter des
diversions parmi eux, c’est tout indiqué. [20] »

La lutte contre le mouchard a toujours été d’une importance majeure pour une organisation qui
voulait conserver sa clandestinité. On se rappelle d’ailleurs que les membres de la première bande
noire de 1879 n’hésitaient déjà pas à user de la violence contre les traîtres à la solde de la
compagnie ou de la police [21] . Les anarchistes vont utiliser la dynamite à plusieurs occasions pour tenter de faire taire les « mouches ». A plusieurs reprises en 1883, on s’en prend à d’autres mineurs
qui auraient trahi. Le 23 février à Montceau, une explosion de dynamite souffle la fenêtre de la
maison du mineur Saunier. Le 23 avril, c’est chez le mineur Ménager à Mont-Saint-Vincent que le
nouvel attentat a lie1 [22] . Entre ces deux attentats servant d’exemple, on peut compter encore près de
4 ou 5 attentats contre d’autres « traitres ». Il est difficile de dire si les bombes sont posées pour
tuer ou pour terroriser, toujours est-il qu’aucun mort n’est à déplorer du côté des victimes. On peut
penser que les anarchistes voulaient surtout impressionner par leurs facultés à frapper souvent et à
divers endroits de la région et ainsi décourager de nouvelles vocations de mouchards. La
motivation de ces attentats n’est qu’une hypothèse, cependant les nombreux rapports du lieutenant
Mouthe semble corroborer la thèse de « l’attentat terreur ».

c) Mort aux bourgeois !

Les autres cibles des dynamiteurs sont plus « classiques » : il s’agit de représentants de l’état,
ou de personnages proches des patrons. Il semblerait ici que le but à atteindre soit bien
« l’assassinat de bourgeois » et non la simple terreur. Pour preuve, l’acharnement que la bande va
développer contre certaines personnalités proches de Chagot. L’ingénieur Michalovski, par
exemple, voit sa maison attaquée à la dynamite par trois fois les 12 mai, 5 juin et 30 octobre 1883.
Il échappe à chaque fois de justesse à la mort bien que les bombes aient été posées de manière à
faire exploser sa chambre à coucher [23].

Après une légère accalmie au début de l’année 1884, les attentats reprennent de plus belle
en été. Le 13 août 1884, c’est au tour de l’ingénieur Chevalier de voir sa maison dynamitée mais
cette fois encore, les anarchistes ratent leur cible :

« M. Chevalier a reçu quelques égratignures et contusions sans gravité provenant de la projection
des matériaux [... [24] ] »

Le lendemain, c’est cette fois aux représentants de l’état qu’on s’attaque par l’intermédiaire du maire
de Sanvignes, Grelin, jugé trop zélé envers Léonce Chagot :

« Une bouteille contenant des matières explosives a été lancée à travers une porte vitrée dans la maison d’habitation de M Grelin [...] [25] »

C’est enfin, au « chien léchant le fouet » qu’on décide de s’en prendre. Il s’agit de la figure de
« l’ouvrier dévoyé », dépeinte maintes fois par l’anarchiste individualiste Albert Libertad :

« Tu es le volontaire valet, le domestique aimable, le laquais, le larbin, le chien léchant le fouet,
rampant devant la poigne du maître. Tu es le sergot, le geôlier et le mouchard. Tu es l’employé fidèle, le serviteur dévoué, le paysan sobre, l’ouvrier résigné de ton propres esclavage. Tu es toi-
même ton bourreau. De quoi te plains-tu ? [26] »

La personnification locale de cet « homme à genoux » n’est autre que Bornet, le garde chasse de
Chagot. Mais une fois encore, il échappe de justesse à la tentative d’assassinat des anarchistes, le
27 septembre 1884. Le Révolté salue cette initiative, mais regrette que ce ne soit pas Chagot lui-
même qu’on ait pris pour cible :

« Montceau-les-Mines : Une cartouche de dynamite a éclaté dans la maison d’un garde particulier
de Chagot. Voilà qui vaut mieux que les croix et les chapelles. Quand ça sera dans la maison de
Chagot, ça sera tout à fait bien.
L’émotion produite par cet acte n’était pas calmée, qu’une nouvelle explosion avait lieu à Ciry-le-
Noble, dans la maison d’un débitant, témoin à charge dans le procès de Montceau, et aussi mal
noté que lui chez les travailleurs.
Allons, Allons, ça commence à marcher. [27] »

Il faut en fait attendre le deuxième attentat contre Etienney le 7 novembre 1884 pour voir le sang
couler. Le jeune Gueslaff, tombé dans le piège de l’agent provocateur Brenin, fait feu et blesse trois
policiers qui tentaient de l’interpeller.

3) Un mouvement gangréné

a) Désoeuvrement et opportunisme

Si nous avons insisté sur la construction progressive d’une culture politique anarchiste au fil
des différentes bandes noires, il nous apparaît nécessaire de relativiser cette influence, ou du moins
de compléter notre argumentation. En effet, parmi les anarchistes qui composent cette troisième
bande noire, peu d’entre eux semblent posséder les capacités nécessaires pour se forger une culture
politique. Si des hommes comme Cendrin lisent régulièrement la presse anarchiste et de
nombreuses brochures de propagande, d’autres sont illettrés. Par exemple, Hériot, chef de groupe à
Montceau, doit faire la lecture à ses compagnons [28] .

De plus, c’est souvent la répression qui crée le dynamiteur. En effet, ce sont la plupart du
temps des jeunes gens, célibataires, en quête de vengeance après un licenciement qui décident de
passer à l’action. C’est ce que note d’ailleurs le préfet :

« […] les tout jeunes gens de 16 à 21 ans forment à peu près exclusivement la partie active et entreprenante de ces bandes... On peut affirmer d’une façon à peu près certaine que tous les attentats commis sont l’oeuvre de ces derniers. [29] »

L’autre problème des anarchistes réside dans le fait que leurs groupements semblent
gangrénés par des opportunistes qui se retrouvent souvent à la tête des mouvements. On peut
d’abord penser au rôle ambigu tenu par Dumay et ses lieutenants, dénoncé par Gâteau3 [30] . Mais le
plus préoccupant, est peut-être le cas de Royer, à la tête des anarchistes du Creusot, qui est à la fois
suspect pour Gâteau [31] , qui fait part de ses doutes à un mouchard, mais aussi pour le commissaire
spécial qui dresse un portrait peu flatteur de l’homme :

« Il ne fréquente personne, reste toujours chez lui, et ne se montre en rien, mais ayant quelques petits moyens, il fait agir les autres. Il y a trois ans, avant les premiers évènements de Montceau, il a vendu dans cette localité, et aux environs, plus de deux cents revolvers. […] Il spécule sur la vente de ses armes [32] »

Dès lors on peut s’interroger sur la sincérité de certains compagnons, qui semblent être
parfois plus tournés vers leurs profits personnels que vers l’accomplissement d’un idéal politique.
Entre acte de désespoir des dynamiteurs et opportunisme de certains « cadres », on est amené à
nuancer la prise de conscience du « soi anarchiste » évoquée précédemment.

b) Le rôle des mouchards

Depuis la création du mouvement anarchiste, les groupes n’ont eu de cesse d’être infiltrés
par des mouchards au service de la police. Jean Grave, dans ses mémoires, insiste sur le rôle qu’ont
eu les « mouches » dans la déliquescence du mouvement anarchiste :

« C’est pour s’être montré trop tolérant à cette clique d’individualistes mêlés de policiers que le
mouvement anarchiste a été inondé de ces anarchistes à âme de bourgeois – dans la pire acception
du mot – et que tant de pauvres diables ont été victimes de leurs sophismes, que le mouvement a
été amputé d’une foule de bonnes volontés qui furent dévoyées [33] »

Jean-Marc Berlière, dans son ouvrage sur le monde des polices, insiste sur l’importance de
cette « surveillance interne » qui vient compléter la « surveillance externe » exercée par les
membres de la police politique. Si les rapports des commissaires spéciaux sont parfois si riches de détails, « c’est qu’en fait, ces connaissances s’appuient sur les rapports d’agents secrets, d’informateurs, mouchards ou correspondants [34] [...] ».

Les forces de l’ordre du bassin minier, s’appuyant sur ces traditions séculaires, n’avaient pas
hésité à s’adjoindre les services de ces « mouches ». En effet, dès 1879, « l’indicateur Siméon »
donnait des informations sur la première bande noire à la gendarmerie de Montceau. Si l’épisode de
terreur des attentats contribue à faire taire les mouchards, dès les lendemains de l’arrestation de
Gueslaff, le commissaire spécial du Creusot réussit à faire infiltrer son « agent secret » dans ce
qu’il reste des bandes noires : « mon agent secret a toute la confiance du comité anarchiste [35] ».

Aux mouchards employés par la police s’ajoutent ceux de la compagnie des mines. En effet,
la lecture des ouvrages de Beaubernard et Marchandeau nous apprend l’existence d’une police
politique privée au service de la mine. Il s’agit de la « bande à Patin », du nom du contre-maître qui
s’occupait de la faire fonctionner. D’après Beaubernard, c’est après les événements de 1882 que
Léonce Chagot aurait décidé d’utiliser ce nouveau moyen de coercition pour ramener l’ordre dans
son domaine [36] .

Surveillés, infiltrés, Maitron nous explique que les compagnons les plus en vue sont
« suivis pas à pas ». « On voyage en leur compagnie, on participe aux conversations amicales qu’ils
peuvent avoir [37] [...] ». Le mouvement de Saône-et-Loire n’échappe pas à la règle. Insaisissable
pendant près de deux ans, le commissaire Thévénin en charge à Montceau-les-Mines depuis 1883
va s’assurer le soutien d’un agent particulier pour faire tomber la bande.
 
c) L’agent provocateur

« D’un côté, la tentation des policiers peut être grande d’intervenir en donnant un coup de pouce
aux événements pour justifier une répression, démanteler un groupe ou simplement justifier leur
existence. Mais le danger principal vient des informateurs. La frontières est ténue qui sépare information et provocation : pour gagner la confiance des autres militants et celle de la police qui
l’emploie, un informateur peut être tenté de prouver son zèle en poussant à des actions violentes
qu’il dénonce ensuite pour démontrer le danger potentiel représenté par le groupe auquel il
appartient et ainsi, par ricochet sa propre importance. [38] »

Échouant à mettre la main sur les anarchistes, Thévenin va mettre en place un stratagème pour les
faire tomber. Il recrute le mineur Brenin à qui il promet 3000 francs s’il l’aide à tendre un piège à la
bande. Thévenin souhaite en fait faire provoquer un nouvel attentat pour pouvoir prendre les
dynamiteurs en flagrant délit. En septembre 1884, Brenin infiltre progressivement les anarchistes ; il
se lie avec le groupe d’Hériot :

« D:Comment vous y êtes-vous pris pour gagner la confiance des mineurs ?

R : Je leur montrais que j’étais un homme d’action et que je n’avais pas peur des gendarmes en
tirant des coups de fusils en plein village. Je les emmenais au cabaret et, après boire, je leur tenais
des discours révolutionnaires, en ayant bien soin de vider mon verre sous la table. Je tenais à
conserver mon sang-froid pour surprendre les secrets des fédérations ouvrières. [39] »

C’est en ces termes que Brenin explique sa besogne à l’avocat général au cours du second
procès de Montceau. La démarche du commissaire porte bientôt ses fruits. On se rappelle que le 15
octobre, l’attentat contre Etienney avait échoué. Brenin, de plus en plus proche d’Hériot, est mis au
secret par celui-ci. Il apprend que c’est Gueslaff, un jeune ouvrier, qui avait fait le coup. C’est ainsi
qu’il incite ce dernier à réitérer son geste. Le 7 novembre 1884, le jeune homme est pris en flagrant
délit. Il blesse trois gendarmes avant d’être finalement arrêté. Se sachant trahi, il dénonce tous ses
compagnons. Le rôle de Brenin, agent provocateur, est donc déterminant dans la chute des
anarchistes.

Le second procès des bandes noires s’ouvrira à Chalon le 25 mai 1885. Albert Bataille nous
explique que tout le monde est au courant de la provocation policière : « Je m’explique
immédiatement en mettant en lumière le point qui dominera les débats : il est certain, il est confessé
par le Parquet lui-même que les mineurs de Montceau sont tombés dans un guet-apens de police [40] ».

Le banc des accusés est rempli d’une trentaine de personnes. Les mineurs les plus compromis
comme Gueslaff et Hériot sont voués respectivement à 10 et 20 ans de travaux forcés [41] . Brenin,
abandonné par Thévenin, devenu fou, est condamné à 5 ans de la même peine.

Texte suivant :

C)Montée en puissance et recul du mouvement : un anarchisme « organisé » ? (1884-1887)