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II. 4 Les expériences d’écriture collective

Textes précédents

Introduction

Partie I. L’écriture des possibles : l’anarchisme comme opposition au déterminisme

 I.1 Armand Gatti et l’anarchisme : dimensions politique et métaphysique.
 I.2 Ouvrir le champ des possibles contre les déterminismes
 I.3 L’écriture des possibles

Partie II. Une traduction esthétique de l’anarchisme au cinéma, entre visée sociale et expérimentation formelle
 II.1 L’Enclos, une célébration de "l’homme plus grand que l’homme"
 II.2 El otro Cristobal et l’esthétique de la démesure
 ‪II.3 Transcender les barrières du temps et des genres cinématographiques Roger Rouxel et Der Übergang über den Ebro

‪II. 4 Les expériences d’écriture collective‬

Une partie de l’œuvre cinématographique d’Armand Gatti consiste en des expériences
d’écriture collective (très fréquentes par la suite dans sa pratique théâtrale). C’est le cas de
deux séries de films documentaires tournés en vidéo Le lion, sa cage et ses ailes, réalisé en
1976, et La première lettre, réalisé en 1979. Mais le documentaire n’est pas seul concerné par
ce type de démarche : Nous étions tous des noms d’arbres, dernier film du cinéaste tourné en
1981, est une fiction, écrite avec de jeunes militants de l’IRA. Documentaires ou fictionnels,
interprétés (serait-ce par les gens eux-mêmes devenant acteurs de leur propre rôle) ou non, le
point commun de ces expériences est le souci de réaliser des films non pas « sur » mais « avec »
tel ou tel groupe d’individus.

Cette forme d’écriture collective que l’on pourrait aussi qualifier d’« expression multiple »,
soulignant ainsi l’apport de chaque participant dans la création, et l’idée que l’expression finale
est bien plus que la somme de chaque expression individuelle (chacune d’entre elles étant plutôt
multipliée par toutes les autres), Gatti la perçoit comme un moyen de donner l’occasion aux gens
de trouver leur propre langage, à l’opposé du langage des politiciens qu’il qualifie de « pouvoir de remplacement [1] »- politiciens qui ne cessent précisément de parler à leur place.

En ce sens, la démarche est d’emblée libertaire, et revendiquée comme telle ne pas s’exprimer au nom des gens, mais confronter sa propre expression à la leur, de façon à faire émerger l’expression propre d’une communauté - d’un quartier par exemple I [2] . Les films réalisés
dans cette optique, s’ils sont en soi profondément politiques, ne peuvent donc prendre le ton de films « militants » : il ne s’agit pas de se servir des gens pour faire passer un message préétabli.

Comme toujours chez Gatti l’aspect libertaire prend une forme non dogmatique, et les films s’éloignent tous du « film-tract » pour laisser place à une certaine « errance » de l’expression.

II.4 Les expériences d’écriture collective

Le lion, sa cage et ses ailes a été tourné dans la ville cosmopolite de Montbéliard, à l’époque
seconde ville ouvrière de France, où de nombreux immigrés s’étaient installés pour travailler
dans les usines Peugeot.

L’idée du projet s’est construite un peu au gré des circonstances. Au départ, c’est Jean
Hurstel qui invite Armand Gatti à Montbéliard. Il est le directeur du Centre d’Action Culturelle de la ville et a participé trois ans auparavant au tournage du Passage de l’Èbre. Gatti est invité
dans le cadre de l’opération « un artiste, une ville », dont le but est d’établir un contact réel avec
la population [3]. A ce moment-là, Gatti vient de se voir à nouveau refuser l’avance sur recettes
par le CNC pour le scénario des Katangais, qui lui tenait particulièrement à cœur. Assez frustré en tant que cinéaste, il décide de profiter de l’occasion pour réaliser un film. Il est donc porté par un vrai désir de cinéma et d’autonomie, et souhaite travailler le plus possible en-dehors du
système.

Gatti cherche tout-de-même des subventions mais le projet n’intéresse personne [4]. Il se retrouve contraint de travailler avec très peu de moyens et en équipe réduite (ils sont trois, avec son fils Stéphane Gatti et sa compagne Hélène Chatelain), mais s’aperçoit vite des avantages
que cela procure si les ouvriers sont dans un premier temps assez sceptiques devant cette équipe qui ne ressemble en rien à l’image qu’ils se font d’une équipe de cinéma « sérieuse », cela permit dans un second temps d’instaurer plus facilement un climat de confiance et une réelle proximité avec les gens.

De la même façon, tourner en vidéo n’est pas un choix au départ mais Gatti se rend vite compte de l’importance de la vidéo dans cette expérience d’écriture collective : par rapport au cinéma, elle permet une plus grande maîtrise des participants sur leur film, puisqu’ils peuvent regarder au fur et à mesure ce qui vient d’être filmé.

Ce n’est ni du cinéma, ni en fait de la télévision, mais c’est la possibilité de faire exister un langage, que nous n’aurions pas eue avec la télévision. Et pas plus avec le cinéma, car il n’a pas de vocation populaire, il est élitaire : tu envoies ta pellicule au laboratoire, et les gens ne voient rien, tandis que là, ils ont le regard, immédiatement, sur ce qu’ils sont en train de faire. [5]

Pour appeler la population à participer, Armand Gatti placarde une affiche dans la ville avec écrit simplement :« un film, le votre ». Ce sont les ouvriers immigrés qui témoignent le plus d’enthousiasme, et l’intérêt du cinéaste se tourne naturellement vers la question de l’immigration. Gatti n’est donc pas arrivé sur les lieux avec un propos pré-construit, il l’a forgé au contraire en
fonction des circonstances et des propositions des uns et des autres. C’est là un des éléments de l’aspect « non-autoritaire » du film, pour reprendre une expression qui fut appliquée aux pièces de théâtre de Gatti dans ces années là [6] .

Le film est tourné en cinq mois et monté en trois ans [7], et c’est au cours du montage que Gatti et ses coéquipiers décident de le diviser en huit parties, avec un prologue, un épilogue, six films correspondant aux différentes nationalités qui ont participé il y a donc un film polonais, marocain, espagnol, géorgien, yougoslave et italien. Chacun des six films s’approprie la
nationalité de ses participants (le film espagnol, par exemple, s’auto-désignant ainsi :« Oncle Salvador, film espagnol »), plutôt que celle du cinéaste ou du pays de production. Cette structure permet de mettre en valeurs la multiplicité des points de vue et des langages qui se créent en
fonction des différentes cultures.

La démarche libertaire du cinéaste se manifeste par l’absence de propagande et par l’absence d’une vision unifiée de la figure de l’ouvrier. Les ouvriers filmés ne sont pas là pour servir un discours mais pour y participer vraiment, ce qui permet de laisser transparaître aussi leurs contradictions.

Elle apparaît également dans le type de fonctionnement du tournage, qu’on peut qualifier d’autogestionnaire puisqu’il offre la possibilité aux participants de devenir créateurs, de la même façon que l’anarchisme incite les gens à devenir acteurs de leur propre vie. S’il y a un aspect militant, il réside dans une éthique du tournage, dans le fonctionnement collectif lui-même, et
non dans un discours asséné. Dans la façon dont l’équipe de tournage s’adapte à chaque individu ou communauté, en fonction de leurs propres modes de fonctionnement, ce qu’expriment bien les propos d’Hélène Chatelain

Si on essaie de théoriser un peu, on avait soit une série de discussions - sans tournage - qui conduisait à une proposition de scénario (les marocains, les italiens), soit des discussions à propos de tournages spontanés sans scénario de départ. [8]

Pas de méthode décidée a priori le cinéaste doit trouver celle qui convient le mieux au
type d’échange qu’il parvient à établir.

Un autre aspect important de la démarche du cinéaste est le refus d’une approche socio-
logisante, qui contribuerait finalement à enfermer les gens dans leur statut social. Il ne s’agit
pas de leur « donner » la parole pour capter une expression immédiate, celle de leur condition
d’exploités, mais d’entamer un dialogue qui aboutisse à la constitution d’un langage. Ce qui
nécessite un réel travail en commun, où les capacités créatrices du filmé sont investies. D’où
l’absence de scènes type reportage, de système d’interviews classiques ou de scènes où la caméra
suivrait à distance la vie quotidienne des protagonistes. Le lion se différencie d’une approche
documentaire type cinéma direct en intégrant de nombreux éléments de fiction tout au long
des films : les ouvriers s’expriment à travers différentes formes d’art, allant de la musique à
la sculpture, avec notamment les affiches que chaque communauté réalise en fonction de son
scénario. Gatti ne s’intéresse pas tant au quotidien des ouvriers qu’à leur imaginaire et à leur
façon d’appréhender leur situation et notamment leur situation d"exilés, ce qui explique l’intérêt
porté aux mythes et au rapport des individus à leur culture d’origine :

Au départ de chaque scénario, il y a non pas la réalité - même si c’est de la vie quotidienne qu’il traite, même si tous ses personnages sont bien vivants - mais déjà des images. Des histoires, des récits, des on-dit, des inter-dits, des représentations, des mythes. Le lion navigue à mille lieues du naturalisme. On ne sort pas de la fiction. La réalité c’est déjà des images. L’homme aux prises avec la réalité est un homme aux prises avec des mythes contradictoires. [9]

Dans le film géorgien, la séquence où l’un des participants présente son scénario sculpté
relatant l’histoire de la Géorgie est particulièrement parlante à cet égard : c’est une séquence
assez longue, avec de nombreux gros plans sur différents détails de la sculpture, dans laquelle on
voit bien que le film insiste davantage sur les capacités créatrices des gens que sur leur situation d’exploités. On retrouve là une problématique constante dans l’œuvre d’Armand Gatti : la
volonté de mettre en valeur ce qui contribue à faire l’homme « plus grand que l’homme » et non ce qui le rabaisse. Tous les films et pièces de théâtre sont précisément une tentative pour tenter d’y accéder.

Le documentaire fonctionne ici à l’opposé de la reconstitution qui consisterait à demander aux acteurs de rejouer leur propre rôle d’ouvrier émigré. On les invite au contraire à utiliser la fiction (leurs propres représentations) : le film devient un documentaire sur leur imaginaire, et la façon dont s’entrecroisent imaginaire collectif et imaginaires individuels. Très loin du dogme de l’objectivité [10], Gatti ne cesse de combiner sa voix à celles des autres participants dans une
création polyphonique, et en assume la subjectivité fondamentale. La dimension anti-autoritaire passe aussi par là : le statut du cinéaste qui n’apporte pas un discours unique sur le réel, mais une vision poétique assumée comme telle et se confrontant à d’autres visions poétiques, et la
prépondérance de l’individu. Car chez Gatti l’expérience collective ne sert pas à produire un discours unifié qui devrait représenter, en l’occurrence, la « Classe Ouvrière », elle prend aussi en compte les contradictions. Ce qu’Hélène Chatelain résume en affirmant que cette expérience
leur a fait prendre conscience du fait qu’« un ouvrier est multiple » :

[ ... ] pour nous, aller à Montbéliard c’était avant tout aller au-devant de toutes les mythologies ouvrières. C’était, sept ans après 68, prendre le temps de creuser le problème de la classe ouvrière. On avait tous distribué des tracts à l’entrée des usines. Et on voulait se poser cette simple question : un O.S métallurgiste, de quoi c’est fait ? Montbéliard pouvait donner une réponse. A cause de Peugeot. La ville est Peugeot. Elle offre en concentré, très visibles, nus, non médiatisés, tous les mécanismes industriels. On avait tous les trois un vieux compte à régler avec cette question. Et effectivement, Montbéliard a débloqué en nous pas mal de freins. Nous le savions un peu déjà mais le cadeau spécifique de Montbéliard c’est que les ouvriers sont multiples, un ouvrier est multiple. [11]

La démarche des trois cinéastes, démarrant l’expérience avec des questionnements plutôt que
des certitudes, a permis à cette multiplicité de se révéler - ce qui n’aurait pas été possible dans
le cadre d’un film plus strictement militant, dont l’objectif aurait pu être d’asséner un discours pré-construit sur la lutte des classes, et auquel cas les immigrés n’auraient guère pu figurer qu’à titre de représentants.

Cette façon d’aborder la question des classes sociales, qui rompt avec une vision marxiste
unifiante et réductrice, a forcément des conséquences esthétiques fortes. En particulier, le
sentiment de tous les possibles que le montage final ne peut qu’évoquer. Ce sont par exemple les
trente-deux scénarios du film marocain, dont le premier seul a été réalisé et se divise : d’un côté
les travailleurs, de l’autre les chômeurs. Ce sont les multiples idées qui n’ont pu être intégrées
au film, tout le travail de dialogue et d’échanges en amont. Le film ne fonctionne pas en ligne
droite, selon un discours démonstratif : le choix de diviser le film en huit parties n’est venu que
tardivement, au moment du montage, dans le souci justement de « ne pas asservir » par un
discours surplombant ces six aventures FARCIER Jean-Paul, « Entretien avec Hélène Chatelain « < Le Lion, sa cage et ses ailes ») », op.cit., p. 47.. L’intérêt finalement n’est pas tant porté sur les scènes
en elles-mêmes que sur la démarche globale.

On pourrait parler d’une esthétique du fragmentaire : les scénarios entremêlent différents
récits, sans se soumettre nécessairement à une chronologie des événements. Les films se présentent
comme des succession de scènes souvent assez courtes et de statut divers, où l’on passe assez
rapidement d’un personnage à l’autre, de scènes du quotidien à des scènes où des personnages
s’adressent directement à la caméra, en passant donc par différents niveaux entre le pris sur le vif
et le totalement mis en scène. Cette structure un peu éclatée du montage permet aussi de laisser
transparaître les différents points de vue, et d’essayer d’appréhender la réalité montbéliardaise
sous différents angles.

La question du statut du cinéaste et de celui de la caméra est aussi essentielle. Le cinéaste
s’efface en tant qu’individu il n’apparait pas à l’image et n’intervient jamais à la première
personne. Il se manifeste en revanche en tant que poète à travers le commentaire en voix off,
entièrement écrit par Armand Gatti, et où l’on retrouve son style propre. L’absence d’individua-
lisation du commentaire et le fait qu’il soit pris en charge successivement par différentes voix,
masculines et féminines, servent la dimension à la fois collective et poétique du film.
La présence de la caméra est très sensible dans l’ensemble de la série les scènes sont
tournées en caméra portée et la caméra est assez mobile, en particulier dans les scènes de fêtes ou d’évènements collectifs. On n’est donc pas du tout dans un type de documentaire où la caméra
filmerait à distance en cherchant à faire oublier sa présence : ici la caméra semble au contraire
faire corps avec les situations filmées. Son influence sur ces situations est d’ailleurs totalement
assumée, comme l’indiquent les nombreuses adresses à la caméra (les discours régulièrement
récités face à elle, les moments comme dans le prologue notamment où des ouvriers font signe à
la caméra, ou le passage, dans le film polonais, où l’un des protagonistes prend directement à
parti l’équipe technique pour pointer les limites du noir et blanc, incapable de rendre compte
des couleurs des fêtes polonaises).

Une forme d’expression multiple nait de la confrontation entre la vision poétique propre
à Armand Gatti et la forme d’expression trouvée par chaque communauté. Cette démarche
correspond à la volonté de Gatti de trouver un langage adapté à un quartier ou à une communauté,
et qui sera déterminante dans ses expériences collectives ultérieures dans le domaine du théâtre
notamment. C’est l’idée que chaque expression multiplie celle des autres dans un mouvement
réciproque : on sent bien dans Le lion que les participants se sont imprégnés de la poésie de
Gatti, et qu’en retour cette poésie se nourrit des prises de parole et des idées des ouvriers.

Cette importance du multiple, Jean-Paul Fragier l’évoque ainsi, à propos de l’œuvre de Gatti
dans son ensemble :

Les pièces de Gatti, qu’il les destine en priorité au théâtre, au cinéma ou à la télévision, se déploient toujours comme si celui qui en tire les ficelles était assis devant une régie de télévision, face à de nombreux moniteurs de contrôle, lui offrant de choisir entre plusieurs propositions de spectacles ; et que, face à cet éventail de choix, le choix le plus fréquent soit de ne pas choisir, de feindre plutôt de ne pas choisir, de donner tout en bloc, presque tout à la fois. Et si l’on se résout à suivre, une fois, une piste, on prend bien garde de rappeler constamment qu’il en existe d’autres, là, tout près. [12]

La structure éclatée du Lion, sa cage et ses ailes, les jeux d’échos entre les différents films qui
le composent et l’évocation d’idées qui ont été finalement écartées (mais demeurent justement à
l’état de possibilités dans le montage final) vont dans ce sens.

Il en résulte le sentiment que l’essentiel ne tient pas tant dans ce montage final que dans l’expérience humaine, et que spectateurs nous n’en percevons qu’une infime partie.

Le prologue du Lion, sa cage et ses ailes s’ouvre sur une séquence poétique présentant chacune des nationalités. La voix off les énumère :« Montbéliard, ville espagnole. Ville arménienne, etc. », sur un plan chaque fois différent d’oiseau. Entre chacun de ces plans, d’autres représentant la communauté citée, en privilégiant sa culture propre : les fêtes polonaises, les parties de foot portugaises, le géorgien présentant des portraits des grands hommes de son pays, ... Ce système d’énumération met tout de suite l’accent non seulement sur le cosmopolitisme de la ville mais aussi sur l’idée de multiplicité. Les plans sur les oiseaux, qui ressortent sur un arrière-plan flou, atténuant tout caractère « naturaliste », présentent déjà la métaphore des « ailes » représentant les immigrés (qui s’affrontent au lion « Peugeot » dans la cage qu’est Montbéliard). Entre ces plans d’oiseaux, jamais identiques (ce sont les multiples facettes de ces « ailes »), des bribes sans aucune vocation didactique : à part le géorgien qui tient un discours directement adressé à la caméra, ce sont surtout des moments de vie collective, dont le montage (les changements d’axes) et les mouvements de caméra semblent relayer la dynamique. La caméra, par cette mobilité, semble participer à ces situations plutôt que les enregistrer à distance. Les commentaires en voix off tout au long des huit films créent également le sentiment d’une instance narrative en osmose avec la situation filmée : bien qu’ils aient tous été écrits par Armand Gatti [13] , le fait que le vidéaste ne se manifeste jamais en tant que tel et l’alternance des voix qui le lisent créent aussi le sentiment d’une expression collective, d’une poésie transcendant les divergences. Et le propos du Lion, sa cage et ses ailes semble se jouer dans ce rapport entre la multiplicité fondamentale, et l’unité dans la multiplicité qui se fait jour à travers le film : la voix du commentaire contenant toutes les autres, elle en est en quelque sorte le produit.

Après la séquence des oiseaux, le lion nous est présenté par un travelling avant sur l’usine Peugeot. Le commentaire de la voix off qui débute à la fin de la séquence précédente fait le lien, formellement et par son discours : l’usine est ce qui relie entre eux les différents moments de la première séquence. Et, plus fondamentalement, l’émigration « < ce pays étrange, d’aucune langue, d’aucune frontière ») présente une certaine universalité de l’expérience à travers les différentes cultures. La poésie est ce qui parvient à exprimer cette vision transcendante.

Suit un gros plan sur les mains d’un musicien que l’on entend jouer, et la musique continue hors¬champ durant les plans suivants. La musique, expression populaire des différentes communautés - et ce plan dans lequel on ne voit pas le visage du musicien va dans ce sens - jouera un rôle important tout au long des films. Avec le commentaire très littéraire, elle apporte son lyrisme aux images documentaires.

Après quoi l’on voit défiler les visages d’ouvriers anonymes, que la caméra filme en travelling latéral vers la gauche, direction qui est souvent associée au passé, et correspond bien à l’état d’esprit des immigrés demeurés par la pensée dans leur pays et langage d’origine. Ce travelling ne traduit pas en tout cas d’élan commun vers un objectif clair. Certains des hommes s’adressent directement à la caméra, levant le poing en signe de révolte, mais ce sont des expressions individuelles et isolées. Le plan suivant qui opère un rapide travelling latéral de la gauche vers la droite sur un autocar, devant lequel plus personne ne se trouve, semble confirmer cette impression.

Dans le plan suivant, la caméra filme de face une foule d’hommes qui arrivent à sa hauteur puis la dépassent. La musique diminue pour laisser place à une voix féminine, qui présente le film comme une réalisation collective pensée et écrite par ces ouvriers immigrés : elle explicite cette volonté de Gatti de trouver le langage propre à un quartier ou une communauté [14] . Le prologue semble exprimer une unité poétique par-delà la multiplicité des participants et des expressions, qui se manifeste entre autres à travers la métaphore du titre.

Pour expliquer cette métaphore, la parole est laissée à Jackie du groupe polonais, présentant les sculptures qu’il a réalisées à partir d’elle. Le cadrage se fait en fonction de ces objets créés par l’ouvrier, privilégiant les gros plans sur les mains qui les manipulent et les ont façonnés. Ainsi toute l’attention est-elle portée moins sur l’individu que sur sa création. Ce qui manifeste un élément important de la démarche de Gatti : il ne se situe pas du tout dans une curiosité de type psychologique ou sociologique vis-à-vis de ces travailleurs immigrés. D’où l’absence d’interview-types et la grande liberté accordée à la créativité de chacun. L’intérêt n’est pas tant porté sur ce que « sont » ces travailleurs (et qui se caractérise plutôt par l’ambivalence et la contradiction), qu’à ce qu’ils se révèlent capables de faire.

Le film italien, Montbéliard est un verre, s’ouvre avec la présentation, en voix off, d’une proposition non retenue : celle de le commencer à partir d’oppositions culinaires entre italiens
de différentes régions. Cette manière de laisser paraître ce que le film aurait pu être, cela même
qui a été abandonné, est représentatif de la démarche, où l’expérience en elle-même compte
finalement davantage que le résultat.

Après cette première séquence, l’image récurrente du dessin représentant les « ailes » introduit
le plan sur l’un des italiens (celui qui est un peu le « personnage » principal de ce film) s’adressant
à la caméra. Ce type d’images créées par les ouvriers introduit aussi la poésie par l’imaginaire
un peu abstrait des immigrés qu’elles incarnent. Ceux-ci nous apparaissent donc à la fois par
leur présence physique, leur posture devant la caméra, leur voix et leurs expressions, et par leurs
propres images et représentations, telles qu’elles sont médiatisées par le dessin ou la sculpture.

Le plan suivant où l’italien raconte la façon dont lui a été présenté le projet est aussi un type
de plan récurrent, plusieurs autres immigrés étant filmés de cette façon tout au long des films.

C’est un plan fixe et un plan rapproché taille, qui semble tourné dans un lieu familier (présence de l’affiche de Gramsci et autres décorations qui décrivent déjà l’univers de l’immigré) : le
réalisateur s’éclipse complètement et concentre l’attention du spectateur sur l’italien, sa manière
d’être et de s’exprimer. Le dispositif filmique indique l’importance ici de la mise en scène et de la préparation. On n’est jamais (ou très rarement) dans des situations « prises sur le vif » où la
caméra chercherait à faire oublier sa présence : bien au contraire, elle s’affirme comme moyen
d’expression, appréhendé comme tel par les immigrés. C’est la distinction entre le fait de filmer
(ce qu’ils ne font pas) et celui de participer à la réalisation (ce qu’ils font sans cesse) qu’Hélène
Chatelain exprime en relatant une anecdote :

[ ... ] Ce que tu me dis me fait penser à ce qui s’est passé un jour à l’I.N.A. Ils avaient fait venir des gens de Montbéliard pour causer à des spécialistes de la culture. Il y avait là une dame ... re-dou-table. Une drôle de dame. En train de faire un travail sociologico-sais pas quoi sur la prise de parole, l’appropriation des moyens d’expression. Elle interpelle les gens des films, Hachmi, Radovan, etc. :« Est-ce que vous avez pris la caméra ? ». Eux, ils sont très surpris par la question. Nous, on essaie d’expliquer le problème de l’image, la démagogie, etc., la prochaine fois ils prendront la caméra s’ils en ont envie mais alors à part entière, bon, tout ça. Alors la dame :« Est-ce que vous avez pris la caméra oui ou non ? ». Silence. Alors la dame :« Je vous prends séparément, vous est-ce que vous avez pris la caméra ? ». C’était Hachmi. Il a été superbe. « La caméra ? Mais on a fait que ça ! Tout le temps. On allait regarder dans la caméra, on disait tu fais ci, tu fais ça, on s’amusait
avec la caméra sans arrêt. » Et il en rajoutait. Pourtant il n’a pas tourné une image. Il parlait de son plaisir au film, de sa réelle participation. [15]

Un échange se produit entre l’équipe de tournage et les travailleurs immigrés à travers le
statut même de la caméra ; la prise de conscience par ceux-ci de ses possibilités et de ses limites (voir en particulier La bataille des 3 P) étant nécessaire à l’expérience et au propos du film, qui n’est pas d’observer et d’analyser à distance la situation de travailleur immigré mais de faire émerger par les gens eux-mêmes des représentations.

Dans la scène suivante, trois italiens sont installés à la terrasse d’un café et comparent les
mœurs italiennes à d’autres mœurs. Au milieu de la conversation intervient la voix off, et les voix
in diminuent pour passer en fond sonore : il y a là une superposition de la parole « directe » et
du texte écrit récité. Le statut de la voix off est un élément essentiel du film. Curieusement, ce
sont surtout dans les documentaires de Gatti que s’affirme un aspect littéraire fort, à travers
ces textes lus. On y reconnaît le style du poète, parfois sa voix et sa manière passionnée de
réciter les phrases qui leur confère toujours une intensité particulière. Comme dans La Première
lettre, l’émotion réside surtout dans ce rapport entre le texte littéraire et la présence physique
des gens filmés. Le texte écrit est la signature directe de Gatti, ce qui réinvestit l’expérience de
cinéma dans sa vision poétique très personnelle. Car l’expérience collective qu’il mène ici, si elle
se rapproche par son fonctionnement d’une forme d’autogestion où chacun participe activement,
garde la marque de sa personnalité forte et s’inscrit dans un style propre qui est le sien. La
démarche du poète se caractérise ici, comme toujours, par son exigence : il ne s’adresse pas aux
gens en sociologue ou en travailleur social mais en poète, sans jamais présupposer que venant de
milieux sociaux qui ne les prédisposaient guère à ce type de « culture » ils ne puissent s’y hisser.
L’essentiel est bien cette confrontation entre la poésie de Gatti et les migrants qui l’investissent
en retour dans un mouvement de réciprocité.

Ce plan de Montbéliard est un verre qui confronte le commentaire poétique à la scène
documentaire, cristallise comme de nombreux autres cet échange réciproque. Gatti poète et
cinéaste construit le film en fonction des idées apportées par les travailleurs immigrés :« Affirmer
son italianité, donc, chercher la femme. Ainsi ceux du Sud, les Terroni, voyaient le film », déclare la voix off. Un peu plus loin, le même procédé se retrouve. Filmé en plan fixe, un jeune italien
parle de son rapport aux filles et de l’éducation typiquement méridionale qu’il a reçue. Il parle en
italien et les sous-titres apportent la traduction française. En cours de plan, la voix de l’italien
passe à nouveau en arrière-plan et les sous-titres disparaissent, tandis que la voix off prend le
relai. Ce procédé exprime la part d’aléatoire du montage, et situe l’intérêt au-delà de chaque
intervention particulière, dans un discours poétique qui les contient toutes sans s’y réduire, ce
qui contribue également à éloigner le film d’une posture sociologisante. La voix off intervient
aussi pour unifier l’ensemble des huit films, en portant l’attention avant tout sur la démarche
humaine et artistique. On est très loin d’une utilisation autoritaire du discours et de l’image
comme « preuves »88 ; au contraire, la forme un peu éclatée du montage, qui fonctionne un
peu par bribes et sans suivre une direction précise et démonstrative, correspond à une forme de
pensée « libertaire » dans un sens très gattien, une pensée qui ne fonctionne pas en assénant
des slogans et ne croit pas aux déterminismes, fussent-ils marxistes. Le montage du Lion, sa
cage et ses ailes se situe à l’opposé de cette « réduction massive du réel au visible, de la vérité
à l’instantané 89 », que François Niney présente comme l’un des dangers du cinéma et de la
télévision. Bien loin de l’image la plus simpliste d’une classe ouvrière unifiée et d’ouvriers réduits
à leur classe sociale, il ne cesse au contraire d’interroger la distance entre les travailleurs de
différentes nationalités, les contradictions de chacun, la multiplicité.

Cette mise en scène de la multiplicité est très bien illustrée par la longue séquence qui suit,
se focalisant d’abord sur le « chercher la femme » puis sur la venue du printemps. Dans la
première partie, le montage confronte plusieurs italiens dans leur rapport à la femme ; dans la
seconde, des individus de différentes nationalités viennent représenter tour à tour leurs différentes
conceptions du printemps. Le montage met donc en évidence les multiples points de vue, entre
nationalités et à l’intérieur même de la communauté italienne.

Le commentaire en off, pris en charge successivement par les trois voix, porte l’accent sur
les dimensions symboliques et culturelles. Ce n’est pas la psychologie des gens qui intéresse
Gatti mais la façon dont ils se situent par rapport à une culture et dont ils y participent.

Le commentaire révèle la poésie dans les comportements les plus quotidiens, comme celui de l’homme à la recherche de la femme fellinienne arpentant les rues de Montbéliard. L’alternance des voix accentue la musicalité de la langue, créant une sorte de polyphonie, et manifestant aussi la dimension collective de cette parole.

Les images seules ne disent pas grand chose ; c’est le texte et leur confrontation qui leur fait prendre sens. L’image seule semble anodine ; c’est la parole qui lui est associée qui en dégage une signification. La poésie nait de l’association entre la présence physique des participants et la voix off qui insère leurs actes et leurs propos dans une vision poétique plus large, qui crée des correspondances (comme dans cette suite de plans symbolisant les différentes communautés).

Le type de montage rapide et dynamique (les plans sont courts, et les scènes - comme celle de la préparation puis de la sortie de l’italien à la recherche de la femme - morcelées) contribue également à porter l’attention non sur les plans en eux-mêmes mais sur le rapport des plans entre eux. Tout aspect sociologique, qui serait certainement apparu si le film s’était appliqué à suivre le parcours de quelques personnes, de façon distancée et sans commentaire, est ainsi éradiqué.

Dans les premiers plans de la séquence, la musique joue le même rôle que la voix off. C’est une chanson italienne, utilisée comme musique extra-diégétique sur des plans de l’italien marchant dans la ville. Elle vient donc amoindrir l’aspect documentaire de ces plans, leur confère une dimension plus générale liée à la culture italienne et place l’intérêt du spectateur au-delà de cet aspect purement documentaire.

Les dix dernières minutes du film italien (à partir de 31 minutes 54), sont assez représentatives de la notion d’expression multiple, et de la façon dont elle s’inscrit dans une démarche libertaire.

Ce passage fonctionne en partie sur un montage alterné entre deux types de scènes : celles où l’on voit les italiens discuter entre eux de leur film, et celles qui utilisent des photographies en plans fixes avec le texte de Gatti récité en voix off. L’expression multiple se manifeste formellement par cette confrontation entre le langage de Gatti et celui des italiens.

Pour autant les deux langages ne sont pas étanches l’un à l’autre : Gatti écrit son texte à partir d’une idée des italiens, celle que « Montbéliard est un verre », et la transition entre les deux types de scènes se fait notamment par le biais des photographies, utilisées comme images fixes puis commentées par les italiens. Les langages communiquent. Ce travail de confrontation des langages est le principe-phare de la série vidéo dans son ensemble, mais le commentaire poétique prend ici une plus grande autonomie puisqu’il fait l’objet de scènes formellement autonomes.

La séquence poétique autour du verre est une de celles où le style littéraire de Gatti est le plus marqué. L’énumération et la forme exclamative notamment sont caractéristiques de l’enthousiasme poétique de Gatti, accentué par le fait que cette séquence soit récitée ici par lui-même, avec son débit particulier. On retrouve également un procédé récurrent dans l’écriture gattienne : la déclinaison d’un mot dans ses multiples significations ou évocations, qui est encore une manière de creuser la complexité et la multiplicité des choses.

Plusieurs éléments dans ces scènes contribuent à créer une distance par rapport au réel : en particulier les photographies qui prennent le statut d’images gelées, et les bruits de tintements de verres qu’on entend hors-champ. Comme si le « réel », c’est-à-dire les situations immortalisées par les photographies, était ainsi interrogé poétiquement, et prenait un sens que la simple photographie documentaire serait impuissante à exprimer.
Dans les autres scènes où les italiens discutent entre eux, on voit bien qu’ils se sont emparés du projet et s’y investissent, deviennent presque des « personnages » de leur propre scénario. Après la séquence poétique autour du « verre de fiançailles et champagne du mariage de Vincenzo », on retrouve celui-ci s’interrogeant avec ses amis sur le rôle qui lui a été dévolu par le scénario. La réalisation conduit en tout cas les immigrés à un dépassement de leur condition sociale, en leur proposant un rôle actif plutôt que de les solliciter simplement en tant qu’ouvriers pour illustrer un discours politique. Plus tard, quand Giani et ses amis débattent sur le sabotage et la solidarité, la scène illustre bien la capacité du film à laisser transparaître les antagonismes entre les ouvriers ou les ambivalences de chacun, capacité qui est due à la liberté laissée aux participants de prendre des initiatives, et de trouver leur propre expression à partir de leurs propres préoccupations.

Dans ces scènes les gros plans et les plans rapprochés prédominent et la caméra est assez mobile : elle passe souvent d’un personnage à l’autre pour filmer les visages dans un mouvement continu. Les personnages sont donc très individualisés. La mobilité de la caméra permet de mettre en valeur le rapport des corps entre eux, donc le rapport entre les individus et le groupe, en faisant ressortir la dynamique des dialogues et des situations. Chacun des films de la série se focalise d’ailleurs sur la façon dont les ressentis et les expressions individuels s’ancrent dans une culture particulière.

On retrouve dans cet extrait un élément essentiel présent dans l’ensemble des films de la
série, qui est le rapport entre réel et poésie. Cela passe par la confrontation permanente entre le
commentaire poétique et le filmage des corps, la présence physique des ouvriers, qui correspond
à cette confrontation entre l’histoire et l’utopie présente dans chaque œuvre d’Armand Gatti.
Dans l’extrait projeté, il y a cette scène dans laquelle Giani parcourt les librairies à la recherche
d’une affiche de Gramsci. Elle est filmée dans un style cinéma direct, mais la voix off et la
musique off instaurent une distance poétique : la confrontation réel/poésie intervient donc ici à
travers le rapport son/images. Et à la fin du film, il y a la confrontation entre le départ réel de
Giani, et le départ « réinventé pour rester dans la logique des verres », selon le commentaire de
la voix off.

La Première lettre est une autre série de six films vidéo tournée trois ans après l’expérience
du Lion, sa cage et ses ailes, en 1979. Le premier film (Roger Rouxel) présente la figure principale
Roger Rouxel, résistant fusillé à l’âge de dix-huit ans, et la lettre d’amour écrite à Mathilde
avant de mourir, première lettre d’amour et « dernière lettre de vivant » [16]. Les cinq suivants (La Région, L’École, Les Loulous, La Résistance, La Dernière nuit) correspondent aux différentes
expériences menées avec des habitants de la région de l’Isle d’Abeau : écoliers, jeunes ouvriers,
enseignants et moines, ... Du séjour de Gatti et son équipe à l’Isle d’Abeau résultent de
nombreuses créations artistiques, les films n’en étant qu’une forme particulière.

On y retrouve la même éthique de tournage, la même recherche d’expression multiple. Les
habitants qui se prêtent à l’expérience sont à nouveau sollicités dans leur créativité pour « donner
quelques instants de plus à vivre à Roger Rouxel ». Gatti leur a fait lire son poème sur Roger
Rouxel,
et regarder de nombreuses fois le premier film de la série, réalisé avant ces expériences
collectives : les gens s’imprègnent au préalable de l’univers du poète.

La créativité des participants se manifestera par des chants, des textes, des sculptures et bandes dessinées. « Six films, mais un seul chant, né de la multitude des vies obscures [17] » écrit
Armand Gatti. Là encore, le film est le résultat de la confrontation de plusieurs sensibilités
celle de Gatti, qu’il offre aux participants, et la leur qu’il parvient à faire s’exprimer. L’échange
est réciproque. La forme éclatée et foisonnante des films est celle qui convient à cette multiplicité, et au rapport à la mémoire et à l’Histoire de Gatti. On trouve figurée de façon particulièrement frappante dans cette série vidéo la philosophie libertaire et possibiliste du poète.

Le quatrième film, Les Loulous, correspond à l’expérience menée avec de jeunes apprentis, ayant à peu près le même âge et vivant le même quotidien que Roger Rouxel, trente ans plus tôt. D’emblée, le commentaire de la voix off (très présente, anonyme et prise en charge par différentes voix, comme dans Le lion, sa cage et ses ailes) établit le parallèle entre les loulous et Rouxel. Il évoque les Brigades rouges, la bande à Baader, s’interrogeant sur leurs liens possibles avec le résistant fusillé. L’un des jeunes apprentis conclut le film en voix off et en s’intégrant à un « nous »général :« Nous avons apporté notre réalité aux ombres et aux lumières auxquels chaque samedi Roger donnait deux heures de sa vie et nous sommes entrés dans une guerre civile qui elle n’a jamais pris de fin, n’a jamais connu d’armistice. Nous savons autour de qui tourne la voiture. A l’intérieur de son mouvement, il y a le résistant mort, le résistant vivant et le résistant survivant : nous. »

On retrouve dans le projet du film la même volonté d’abolir les frontières pour rapprocher Rouxel et les jeunes apprentis au sein de la même résistance, que celle qui réunit Cafiero et Rogelia Cruz dans La Parole errante [18], et le désir de redonner vie au résistant à travers les créations artistiques, de ne pas se soumettre à l’Histoire.

Très hétéroclite, le film mêle différents types d’images : certaines, naturalistes, sur les lieux et les paysages du quotidien, d’autres rendues abstraites (souvent par effet de solarisation) qui figurent souvent les moyens pour les loulous de fuir cette vie quotidienne rythmée par le travail. Les premières sont souvent filmées par une caméra mobile, qui semble interroger les lieux. Par exemple, au début du film, ce mouvement panoramique sur le mur où l’on a affiché des mots de la lettre de Roger Rouxel, ou plus tard le travelling avant vers la porte bleue qui fut témoin des amours de Roger et de Mathilde. Il s’agit de confronter le réel immédiat à la mémoire, le présent au passé. Dans l’ensemble des six films, le rapport à l’espace est essentiel : les gens investissent leur région physiquement, que ce soit en la parsemant des mots peints de la lettre, ou en parcourant les rues en arborant des figures en tissu cousues par eux-mêmes, représentant leur « rêve révolu » et dont ils mettent ensuite la mort en scène, comme dans ces Loulous. L’espace constitue un lien possible avec le collectif, et avec l’Histoire. Les jeunes sont aussi régulièrement filmés dans leur cadre réaliste, comme les groupes que l’on voit chanter dans des paysages de campagne, ou les apprentis filmés à l’usine.

Mais ces plans alternent avec ceux où le jeu des couleurs déforme la réalité. Ce sont notamment les plans qui figurent les échappatoires des jeunes à leur quotidien : l’enseigne du cinéma et de la boite de nuit, les manèges où vont se divertir le jeudi la jeune coiffeuse Brigitte et ses amis, et par moments le groupe de rock subissent un traitement déréalisant de leurs couleurs. Ce qui exprime formellement l’imaginaire de ces jeunes à la vie très réglée (voire la séquence où la voix off énumère les jours de la semaine et ce à quoi ils se rapportent pour Brigitte).

Ces images stylisées et d’autres éléments formels introduisent du fictionnel dans le documentaire. Car c’est le rapport entre l’imaginaire et le réel qui intéresse Gatti, qui ne favorise jamais l’un au détriment de l’autre. Ce rapport se retrouve au niveau du son aussi bien que du texte. Les bruits naturalistes (chants d’oiseaux, etc.) alternent avec des passages où la musique un peu psychédélique du groupe de rock est utilisée comme musique extra-diégétique, et vient dramatiser les scènes. Elle intervient parfois sur les plans les plus « documentaires » : les genres se télescopent, comme le réel et l’imaginaire. Au niveau du texte, il y a les passages où les jeunes sont invités à parler d’eux-mêmes, ou de la façon dont ils perçoivent Roger Rouxel, qui donnent lieu à une parole plus ou moins spontanée, et ceux où la voix off porte un texte théâtralisé par la diction (mots chuchotés ou voix déformées pour exprimer l’imaginaire de science-fiction des apprentis) ou par des effets de chevauchement (comme dans la séquence un peu incantatoire où la caméra interroge les lieux :« Chercher, dans ce qu’il reste de la maison de Mathilde, et dans celle de Roger. . . »).

Avec Nous étions tous des noms d’arbres, réalisé deux ans plus tard, Gatti transpose l’écriture collective au sein d’une expérience dont le statut entre documentaire et fiction est assez complexe, même si elle relève davantage du genre fictionnel puisqu’elle se base sur un scénario pensé collectivement et que les personnages sont interprétés.

Le film a été tourné à Derry, avec la communauté du workshop créé par Paddy Doherty, atelier dont l’objectif est de constituer un lieu ouvert à tous les jeunes et dans lequel ils puissent tenter de trouver « des mots et un langage qui ne soient pas ceux des armes [19] ». Les jeunes construisent avec Gatti un scénario combinant plusieurs épisodes réels du combat mené en Irlande du Nord. Pour la première fois le cinéaste n’engage que des gens totalement étrangers au métier d’acteur pour incarner les personnages.

Paddy Doherty raconte la façon dont le projet s’est mis en place :

[ ... ] Gatti est revenu pour une seconde visite et à cette époque le workshop était en pleine ébullition.

Le travail et l’apprentissage dans le sens traditionnel n’existaient pas. Discussion, débat, confrontation étaient le nouveau modèle. Les concepts de Direction, d’Autorité et de Responsabilité étaient explorés lors de nombreuses assemblées. Aucune réponse n’était donnée aux jeunes. Seules les questions étaient importantes.

[ ... ] Gatti est resté assis sans bouger pendant des jours écoutant à peu près 150 personnes oppressées par ce même Empire, explorer la réalité de leur existence. 150 personnes et 150 réalités différentes.

[ ... ] Gatti a promis de garder en mémoire et de capturer sur un film les efforts pour élever la conscience, alors que la guerre continuait dans la rue.

[ ... ] Cela a pris beaucoup de temps, et un changement de gouvernement en France, avant qu’il n’obtienne l’argent pour démarrer le projet. [ ... ] Le premier jour où nous nous sommes rencontrés pour commencer à filmer, Boby Sands mourrait des suites de sa grève de la faim. Pendant cinq mois le travail s’est poursuivi et le jour où le dixième gréviste mourrait, le travail était fini. Pendant ces cinq mois, les jeunes écrivirent le scénario, créèrent leur propre journal, travaillèrent comme des artistes graphiques, des dessinateurs de bande dessinée, des historiens et comme des acteurs.
C’était un film à propos d’eux-mêmes, dit par eux-mêmes, fait par eux-mêmes. [20]

Paddy Doherty évoque quelques uns des aspects essentiels de la démarche d’Armand Gatti,
même si certains s’appliquent au départ à son workshop : l’importance accordée aux questions
plutôt qu’aux réponses, l’écriture multiple (ces « 150 personnes et 150 réalités différentes »), le
désir d’une prise de conscience qui s’oppose à la prise de pouvoir, et le caractère autogestionnaire
de l’expérience menée avec les jeunes catholiques et protestants de Derry (un film « dit par
eux-mêmes, fait par eux-mêmes. »). Ce sont là quatre aspects de la démarche libertaire du
cinéaste.

Si le film possède une dimension documentaire forte (il témoigne d’un certain nombre d’événements, porte l’énergie et l’authenticité des acteurs incarnant leur propre lutte), le choix
d’un récit écrit collectivement permet d’instaurer un rapport aux filmés bien différent de celui que
crée le documentaire classique : ils sont invités à proposer leur propre analyse des événements auxquels ils participent ; le rapport classique observateur/observé est ainsi aboli. Comme dans
les expériences collectives précédentes, un échange réciproque a lieu, et Gatti apporte au projet
sa vision du monde et sa poésie. Ainsi l’internationalisme qu’il oppose aux nationalismes se
ressent-il fortement dans les questionnements que posent le film [21] .

Ces films que l’on peut tous trois classer parmi les expériences d’écriture collective d’Armand
Gatti remettent fondamentalement en question le statut habituel de l’auteur-documentariste et
du film militant pédagogique. Loin de toute démagogie, Armand Gatti invite les participants à
devenir créateurs de leur propre personnage, avec une exigence éthique et artistique qui annule
toute complaisance « < L’ambition que j’ai pour vous, c’est l’ambition que j’ai pour moi [22] »).
Il en ressort des films à la forme un peu hybride, alliant documentaire et invention poétique,
résultant d’expériences que l’on peut sans doute qualifier d’autogestionnaires, et qui réalisent à
leur échelle le désir anarchiste de faire des hommes non plus spectateurs mais acteurs de leur
propre VIe.

Gatti, avec ces films écrits et réalisés collectivement et avec des non-professionnels, trouve
aussi une forme propre à réconcilier l’art et la vie, préoccupation très présente dans l’ensemble
des textes de théoriciens anarchistes consacrés à la question de l’art [23] et qu’il formule en disant qu’« il faut [ ... ] substituer à l’homme qui consomme la culture des autres l’homme qui crée sa propre culture. Il faut intégrer le plus grand nombre possible de gens à la création, et pour cela, se défaire du langage hérité, ce qui équivaut à détruire la notion de spectacle [24] ».

Armand Gatti expérimentera à plusieurs reprises ce type d’écriture collective dans un certain nombre de mises en scènes de théâtre - en particulier dans les années quatre-vingt et quatre-vingt dix. Il travaillera notamment avec des jeunes réunis à l’occasion de stages de réinsertion (Nous ne sommes pas des personnages historiques) et avec des détenus de Fleury-Mérogis (Les combats du jour et de la nuit à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis).

Textes suivants

Conclusion

Filmographie et Bibliographie