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Partie I
I.3 L’écriture des possibles :

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Introduction

Partie I. L’écriture des possibles : l’anarchisme comme opposition au déterminisme

 I.1 Armand Gatti et l’anarchisme : dimensions politique et métaphysique.
 I.2 Ouvrir le champ des possibles contre les déterminismes

1.3 L’écriture des possibles

Les différents axes - politique, philosophique, scientifique et historique - que nous avons
désignés pour tenter de mettre en évidence l’étendue de la notion de « possibilisme » chez Gatti
et ses multiples implications, ne sont pas uniquement des thèmes de son écriture. Ils influent
directement sur l’écriture en tant que forme. Ils la modèlent.

Dans Chant public devant deux chaises électriques [1] , Gatti ressuscite les anarchistes Sacco et Vanzetti [2] par le biais de représentations théâtrales ayant lieu simultanément dans différentes villes d’Europe et d’Amérique, et racontant l’arrestation, la prison, le procès puis l’exécution des
deux hommes. Autrement dit, il s’agit d’une mise en abîme par laquelle les spectateurs (réels) ou lecteurs de la pièce (réelle) sont confrontés aux personnages-spectateurs des pièces fictives. Le texte nous livre les réactions des différents personnages-spectateurs au fur et à mesure du déroulement des représentations.

Cette construction particulière crée un effet de distanciation par rapport au sujet de la pièce
 la mise à mort des deux anarchistes - qui permet d’éviter de tomber dans un discours politique
et didactique trop facile. Au contraire le chant de l’écriture rend hommage aux deux hommes en
mettant en lumière la portée universelle de leur combat : elle le restitue en quelque sorte dans
sa dimension métaphysique, qui tend à abolir les frontières géographiques et temporelles.

Cette volonté d’abolir les frontières se manifeste dans la forme même du texte peu à peu, les distances s’effacent et les personnages des différentes villes sont réunis par le biais des « selmaires » - terme inventé par Gatti et qui désigne « une scène, un chapitre, au cours duquel se « réorganise » la pièce (c’est-à-dire les personnages, l’action, le lieu, etc.) selon la vision du
monde propre à un des personnages I [3] »- dans lesquels s’expriment les réactions de certains spectateurs finissant par incarner eux-mêmes les protagonistes de l’affaire Sacco-Vanzetti - et
détruisant ainsi les barrières temporelles. »

Cette universalisation du combat pour la liberté s’exprime très bien par la bouche d’un des personnages

Vastadour : « D’après ce que je comprends (pour une certaine catégories d’hommes) qu’ils s’appellent Vanzetti ou Vastadour (comme moi) le décor est toujours le même qu’ils vivent aux États- Unis, en France ou ailleurs. Lyon n’avait pas de lumière lorsque j’y ai débarqué à la recherche de travail. L’endroit où se trouvait Vanzetti n’en avait pas davantage. Le débarras où nous lavions les assiettes était sans fenêtre. Nous nous débattions la journée entière, dans la vapeur. La nuit (dans la cave où dormaient les employés), elle suintait goutte à goutte du plafond et tombait sur nous en même temps que les cafards. Lui, c’était aux États-Unis. Moi (à Lyon), lui avec son étal de poissons et ses juges (moi, avec ma pointeuse et mes feuilles de quinzaine) nous faisons partie de la même ville (le monde humilié). »

La pièce adopte donc une forme totalement différente du théâtre traditionnel fonctionnant sur
une intrigue, un déroulement et des personnages dotés d’une psychologie. Ici, le seul déroulement
narratif réel est connu d’avance : il conduit nécessairement à l’exécution de Sacco et Vanzetti.
Aussi ce n’est pas 1’« histoire » qui importe, mais la manière dont elle est intégrée par les
personnages-spectateurs représentant différentes couches de la société et différentes positions
« politiques ».

L’enjeu réside dans l’actualisation de la révolte des deux anarchistes à travers les réactions
des personnages qui deviennent l’incarnation de tendances opposées : le combat pour la vie,
la liberté contre la position de ceux qui tirent leur confort de la domination d’une partie de
l’humanité.

D’un côté le langage poétique, vivant et créateur. De l’autre des caricatures de langages : le
langage publicitaire « < L’imperméable - Sabil - contre - le - vent - et - la - pluie - vous - permet - le - rire - intérieur. [4] »), les langages politiques (le personnage du gouverneur .

Fuller déclare :« La Semaine du Rire vient de commencer, le rire est un signe de santé qui ne trompe pas : Secrétaires d’État, députés et sénateurs ont décrété (à l’unanimité) de rire pendant cette semaine de toutes leurs dents ! Le président des États- Unis a dit : Tout le monde croit. [5] ») et judiciaires manipulateurs (le président de tribunal Thayer :« La seule loi qui prévaudra, c’est le sentiment que j’ai, moi, de leur culpabilité [6] »), le langage journalistique
(avec ces gros titres de journaux qui reviennent régulièrement et évoquent l’évolution de l’affaire Sacco-Vanzetti sans rien en dire vraiment sinon l’indécence du pouvoir :

« L’AMERICAN
CORPORATION GAGNE HEURE PAR HEURE - MONTÉE SENSIBLE DE L’ANACONDA, LA TELL AND TELL ET LA GENERAL ELECTRIC - L’AGFA MOTORS A DOUBLÉ - BOOM DANS LES CONSERVES LIQUIDES - EXÉCUTION SACCO- VANZETTI CE SOIR - ZÉRO HEURE. [7] »).

Pas de « psychologie » non plus. Les personnages n’ont d’intérêt que par la position qu’ils
incarnent, le combat qu’ils relaient ou non. Gatti ne s’y intéresse que dans la mesure où ils
s’ancrent dans une vision large du monde, en ce que les personnages révoltés portent en eux
toutes les révoltes. Cette pièce dédiée à Sacco et Vanzetti devient un hommage pareillement
à Joe Hill, aux pendus de Chicago (à l’origine de la fête du premier mai), à Julius et Ethel Rosenberg. À tous les militants pour la liberté dont l’assassinat ne peut suffire à éteindre les
voix. Et le pasteur Knight d’affirmer :«  Un noir brimé, c’est encore l’un des pendus qui proteste
sous les potences de l’Illinois.
 »

C’est parce qu’elle l’est aussi dans sa forme que l’écriture d’Armand Gatti est « révolution-
naire ». La Parole errante est un texte inclassable, ni fiction ni autobiographie dans leurs sens
usuels.

S’il est construit à partir du vécu de l’auteur, de ses expériences réelles, il bouleverse
absolument le statut de l’auteur-narrateur - comme en témoigne d’emblée l’ouverture de
l’ouvrage.

Les mots me lisent.

Ceux que je suis en train d’écrire.

Ceux d’un peu partout (surtout dans les livres) que j’ai pu connaître. Quant aux mots de mes maîtres

Michaux
Tchouang-tseu

Gramsci

et Rabbi Aboulafia ils me chantent. [8]

Gatti « cède l’initiative aux mots [9] », selon l’expression de John Ireland, et révèle une
posture d’écrivain originale : plus d’auteur manipulant le langage pour raconter quelque chose,
mais un poète servant en quelque sorte de relai aux mots, dans lequel les mots trouvent un écho.
D’où l’absence totale de psychologie et de « récit » : l’écrivain apparaît comme une sorte de
passeur, permettant de nouveaux rapprochements poétiques, de nouveaux possibles.

Les textes de Gatti ont toujours un statut particulier mêlant biographie et imaginaire
la poésie se fonde toujours sur les luttes réelles qui ont jalonné l’histoire, mais celles-ci, pour
atteindre leur « dimension d’univers », ont absolument besoin d’être réengagées par la poésie qui
leur confère une portée universelle (et l’on verra que le rapport particulier documentaire/fiction,
réel/imaginaire, politique/poétique, apparaît de façon originale à l’intérieur de chaque film
d’Armand Gatti).

Pour cela, le poète défie les lois spatio-temporelles La Parole errante parvient à réunir
en un même combat toutes les luttes pour la liberté et la dignité de l’homme, quelle que soit
leur distance en termes historiques ou géographiques. Et pour y parvenir il lui faut engager
la forme même du texte, tout comme dans La Parole errante les mots « en marge » figurent
effectivement dans la marge : ce sont, par exemple, les trois colonnes de l’épilogue qui mettent
formellement en parallèle les trois lieux de la tragédie humaine que sont le mont Ceceri, la route
de Zacapa - où la guerillera guatémaltèque Rogelia Cruz fut violée, torturée et assassinée en
1968 par des militaires de l’organisation d’extrême-droite « la Main blanche » - et le camp de
Birkenau, eux-même représentant tous les lieux possibles de la lutte de l’homme contre tout
ce qui tend à l’anéantir, ou le réduire, à le faire « plus petit que l’homme ». C’est précisément
cette mise en parallèle, cette « interaction » comme le texte s’auto-présente lui-même, reprenant
la notion quantique, qui permet de célébrer, en dépit des injures faites à l’homme, ses luttes et
résistances :

Entre le CHAT (Carlo Cafiero : l’observé ? ou bien Léonard de Vinci : l’observateur ?) et l’immensité DES CHATS (robe aux quetzals : arc-en-ciel de la guerillera indienne) : l’INTERACTION « < strada degli ucelli del monte Ceceri » ou « carretera de Zaccapa » ou « Himmels Weg : Birkenau, Krematorium III ») ou la route qui mène au ciel.

Face à CAFIERO (le chat face à son immensité et faisant partie d’elle) ou bien face à VINCI (seul auteur possible sur tant de métamorphoses du langage) l’ARC-EN-CIEL ou l’immensité des chats ... [10]

La métaphore de l’arc-en-ciel présente l’interaction comme un moyen subversif et le terme
« interaction » rappelle - avec la référence aux chats - les relations quantiques et leurs
« mondes parallèles » que l’écriture, en quelque sorte, parvient à figurer.

Les dernières pages de La Parole errante présentent un certain nombre d’effets cristallisant la
démarche de l’écrivain : les phrases interrogatives et possibilistes qui s’opposent aux exclamations
déterministes ; la réaffirmation du camp comme point de départ c’est dans le camp où il
fut déporté que Gatti découvrit le théâtre, à travers la pièce que jouaient trois rabbins et qui
ne comportait que les mots « ich bin, ich war, ich werde sein »(je suis, j’étais, je serai)
l’évocation d’un fait historique précis : l’extermination de six cents enfants « le 26 janvier 1943
dans la baraque n. 12 », qui place l’histoire et les luttes qui la composent comme le fondement
même de la poésie de Gatti ; l’utilisation du futur « < que nous leur inventons que le monde
sera. Ou ne sera pas. ») exprime l’idée des implications profondes de l’écriture - de même, la dernière phrase « < Il était, une fois, un livre ... »), pastiche de conte de fées, souligne le caractère
fondateur de cette écriture, le fait que le livre ne raconte rien d’autre que l’aventure du langage
et que cette aventure ne peut guère se conclure.

Et cette fin nécessairement ouverte présente les prolongements possibles par la poésie - et la physique quantique :

Par toutes les publications réunies, le déterminisme, en armure, sur cheval et avec lance de croisade, insiste :

 Une suite ! Il nous faut une suite ! Une écriture, quelle qu’elle soit, ne peut pas se terminer avec plus d’incertitudes qu’elle n’en avait en commençant !


Et, il y a une suite.
Peut-être est-ce par l’effet tunnel ?

Peut-être est-ce par l’effet de ses simultanéismes que les physiciens jugeaient diaboliques ?

Peut-être est-ce l’évidence, sur la page, des mondes parallèles, seuls à apporter la réponse que les chats de Schrodinger attendaient ?

Sur toutes les pages en même temps se sont levés 1 500 000 enfants juifs assassinés.

Bousculé ce qu’a été jusque là le parler des matricules ! Le langage, c’est eux. Le livre non encore terminé, habillé de la robe indienne, est écrit. 1 500 000 enfants assassinés sont des paroles de la fin. Du commencement aussi. Et du milieu, pour suivre. Ils sont le lieu de réunion des sefirât, des idéogrammes, des jouets des nuits de l’enfance, des couples, des rencontres, des quantismes, des effets tunnel, des mondes parallèles, des relations, des martyrs du Ceceri et de la guerillera indienne, blessés à mort. Leur savoir est infini. Leur savoir, c’est aussi dans le chargement des cendres des six cents enfants (entre huit et quatorze ans) parqués le 26 janvier 1943 dans la baraque n. 12, amenés à la chambre à gaz à quatre heures du matin et passés au crématoire dans l’après-midi. En a été confié à une bouteille (plus tard retrouvée dans la Vistule) le plus grand défi littéraire du siècle :« Dos Vord Hunt tsi bilt er ? » (Le mot chien aboie-t-il ?). Chacun des mots est le frère de ce défi.

C’est avec des dizaines de noms porteurs d’ailes (finales en -el. .. ), ces dizaines de milliers de mondes anéantis mais vivants de toutes les écritures parallèles, que nous leur inventons que le monde sera. Ou ne sera pas.
Il était, une fois, un livre ... [11]

Suite :

Partie II. Une traduction esthétique de l’anarchisme au cinéma, entre visée sociale et expérimentation formelle
 II.1 L’Enclos, une célébration de "l’homme plus grand que l’homme"
 II.2 El otro Cristobal et l’esthétique de la démesure
 ‪II.3 Transcender les barrières du temps et des genres cinématographiques Roger Rouxel et Der Übergang über den Ebro
 ‪II. 4 Les expériences d’écriture collective‬

Conclusion

Filmographie et Bibliographie