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Partie I. L’écriture des possibles : l’anarchisme comme opposition au déterminisme
1.1 Armand Gatti et l’anarchisme : dimensions politique et métaphysique

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Introduction

Partie I. L’écriture des possibles : l’anarchisme comme opposition au déterminisme

L’anarchisme d’Armand Gatti se nourrit d’une vision du monde qui lui est propre, et qui fait prendre au terme « anarchisme » un sens beaucoup plus large que celui qu’il contient habituellement. Si Gatti peut être qualifié d’anarchiste dans l’acception courante du terme, celle d’anti-autoritarisme, son engagement s’élargit d’un refus de tous les déterminismes. L’anarchisme gattien convoque alors tous les domaines : un certain rapport à l’histoire, aux sciences, à l’art, est induit par sa philosophie. Il s’agira dans cette première partie de définir précisément le rapport de l’auteur à l’anarchisme, en tant qu’il s’inscrit pleinement dans l’anarchisme politique et militant, et lui apporte en même temps un sens personnel et original, qui concerne plus profondément le rapport de l’homme au monde.

Le théâtre de Gatti a depuis longtemps été théorisé comme « théâtre des possibles », dont la forme même ouvre le champ des possibles contre le déterminisme. Il y a adéquation profonde entre la posture intellectuelle de l’auteur et la structure de ses œuvres. Nous tenterons, dans le troisième chapitre, d’examiner plus précisément ce lien.

1.1
Armand Gatti et l’anarchisme : dimensions politique et métaphysique

La pensée anarchiste constitue, selon les propres dires d’Armand Gatti, sa « tendance » politique [1]. Bien au-delà d’une doctrine strictement politique, l’anarchisme est chez lui fondamentalement lié à une vision globale de la poésie et de la condition de l’homme, et plus précisément
de la possibilité qu’ont la poésie et les multiples langages de subvertir cette condition humaine.
L’anarchisme n’est pas si souvent un « thème » à proprement parler de l’œuvre de Gatti, mais
il est sans cesse engagé par sa matière même, il en est une composante essentielle.

L’anarchisme (du grec « anar-cheia » qui signifie « absence de commandement ») commence
à être théorisé en tant qu’idéologie et projet politiques après la Révolution française - même si
l’on peut repérer diverses formes d’aspirations libertaires bien antérieures.

Les principaux théoriciens de l’anarchisme (Proudhon, Bakounine, Kropotkine, entre autres)
développent les idées d’anti-étatisme, d’anti-cléricalisme, d’anti-autoritarisme et d’anti-militarisme.

Ils s’opposent également à la propriété privée, selon leurs aspirations à la fois libertaires et égalitaires. Certains défendent des modes d’organisation tels que le fédéralisme, le mutualisme [2]
(basé sur l’échange mutuel et théorisé par Proudhon) et l’autogestion. L’enjeu principal est
l’autonomie des individus et le rejet de la délégation de pouvoir.

On peut résumer comme suit les fondements de la pensée anarchiste

Le rejet des contraintes qui entravent l’individu aboutit à une remise en cause de l’État, du Capital, de l’Église. Ce combat contre l’autorité prend logiquement la forme d’une action directe, étrangère aux formes traditionnelles de la lutte politique. Il remet en particulier en question la validité de l’action électorale. [ ... ] Le rejet de la domination aboutit à un projet d’organisation sociale sans hiérarchie ni subordination,
fondée sur la démocratie directe. Chaque individu serait ainsi en mesure de participer à la vie commune, tout en conservant son autonomie. [3]

La première organisation libertaire se constitue lors du congrès de Saint-Imier en 1872 qui
marque la création de la Première Internationale Anti-autoritaire, née de la scission entre les
anti-autoritaires et les marxistes de l’Association Internationale des Travailleurs.
En France, le mouvement libertaire en tant que tel apparaît en 1913, avec la Fédération Anarchiste Communiste [4].
Cette sensibilité libertaire rejetant le pouvoir politique en tant qu’il oppresse l’individu et
freine son émancipation constitue un héritage philosophique et politique que revendique le poète
Gatti. « Nous les anarchistes, ce qui nous intéresse, ce n’est pas la prise de pouvoir, c’est la
prise de conscience [5] », affirme-t-il.

Il pointe ainsi la particularité principale de la position anarchiste par rapport aux autres
tendances politiques : le refus du pouvoir politique, au profit de l’organisation libre des individus
entre eux (y compris dans la phase qui précéderait un changement de société, selon l’idée que
les moyens employés en vue d’une transformation radicale de la société doivent eux-mêmes
correspondre au type d’organisation souhaité).

Opposant la prise de conscience à la prise de pouvoir, il situe d’emblée la pensée libertaire
sur un plan philosophique : Armand Gatti conçoit l’anarchisme avant tout comme une posture
de l’esprit, comme un regard libre porté sur le monde, bien au-delà des pratiques et du mode
d’organisation défendus par le mouvement anarchiste (autogestion, lutte des classes et abolition
de la hiérarchie, etc.).

Sa vision de l’anarchisme, Armand Gatti la nourrit d’une conception toute personnelle de
l’homme et de l’univers, et lui fait prendre une dimension quasi métaphysique. Aussi serait-il
réducteur et assez maladroit de considérer l’anarchisme de Gatti dans son sens étroitement
militant. Son œuvre y fait finalement assez peu référence, et certaines positions du poète
pourraient même paraître contestables d’un point de vue anarchiste strictement politique. C’est
bien plutôt la façon dont le poète « ouvre » les significations du terme, son champ de résonances,
qui s’avère passionnante du point de vue aussi bien de la philosophie libertaire que du domaine
de l’art et du langage.

Armand Gatti n’est pas un auteur « militant » au sens courant du terme ses œuvres
ne se présentent jamais comme des œuvres-tracts. Cela est lié au statut même de la poésie,
dans la vision gattienne : l’équivocité poétique s’oppose à l’univocité du tract, les multiples
sens possibles au didactique et au pédagogique. « La capacité à vivre dans les doutes et les incertitudes est le fondement de toute écriture », peut-on lire dans La Parole errante [6] .

À la question de savoir s’il définit son théâtre comme un théâtre « politique » [7], Gatti répond
d’ailleurs que non, si l’on considère le théâtre politique comme un genre séparé, toute œuvre
comportant en soi une dimension politique.

On peut constater une évolution dans le rapport du théâtre d’Armand Gatti au politique et
au militantisme, selon deux grandes phases que décrit Olivier Neveux dans un article paru dans
le numéro de la revue Europe consacré à l’auteur

La dimension militante (en ce qu’elle influe sur la dramaturgie, voire la légitime) n’est pas prégnante de manière identique tout au long de son œuvre. Durant les années soixante, Gatti est un auteur qui, entre autres, décrit, dénonce et appelle à la révolution : son théâtre se fait le relai de cette préoccupation. [ ... ] Le plateau est alors un lieu d’exposition et d’expression politique, la représentation a pour dessein revendiqué « la prise de conscience » du spectateur. [8]

Un peu plus loin, l’auteur évoque une nouvelle phase qui s’amorce dans les années soixante-dix
dans le théâtre de Gatti. Le théâtre n’est plus un lieu privilégié pour prendre en charge les
combats politiques, il devient en soi un lieu de résistance. Il s’agit de remettre en question
les formes mêmes de la représentation afin de la rendre subversive, non d’intégrer des thèmes
politiques dans la forme traditionnelle du théâtre. Il ne s’agit pas tant d’appeler à la révolution
que de concevoir le théâtre comme un acte révolutionnaire possible, avec ses armes propres que
constituent les mots et les corps des comédiens. Cela passe aussi par une conception différente
de la temporalité

La scène devient littéralement un espace polémique, manifeste. À une temporalité qui jouait du va-et-vient déchronologisé entre différentes mémoires (y compris celle du futur), Gatti substitue un temps plus « franc » et relativement inédit dans son œuvre : un présent contemporain de son expression scénique - cependant loin de toute illusion de direct ou d’improvisation. Ce n’est donc plus le réel des luttes qui travaille par effraction (ou invitation) la fiction, mais bien celle-ci (sous de multiples formes plus ou moins brèves) qui s’immisce dans le réel de l’évènement spectaculaire militant. [9]

Autrement dit, il se forge un lien plus étroit, plus essentiel entre l’œuvre et le combat politique
à mesure qu’elle s’éloigne du didactisme militant : elle n’apparaît plus alors comme le relai de
luttes extérieures à elle, mais devient une forme même de la lutte, une possibilité de la lutte.

La dimension politique dans l’œuvre écrite de Gatti n’est jamais réductible à une affaire de
thèmes (bien que la figure du combattant y joue un rôle prépondérant), elle est contenue par
la forme même des textes. Faisant un parallèle avec le théâtre de Brecht, qui serait parvenu
à trouver la forme adaptée à son idéologie communiste, Armand Gatti présente son travail poétique comme une tentative pour trouver la forme adaptée à sa propre philosophie libertaire [10].

Le politique prend ici un sens bien plus fort que celui que contient usuellement l’expression
de « théâtre politique ». Le rôle de l’art, de l’écriture et de la poésie en elles-mêmes est essentiel
dans la démarche politique de Gatti, le combat étant fondamentalement pensé comme un rapport
particulier au langage. D’où la citation récurrente du guérillero guatémaltèque Yon Sosa par le
poète « L’arme décisive du guérillero, c’est le mot ».

Dans la conception gattienne, le combat politique en général et anarchiste en particulier ne
sont donc pas des notions éthérées, purement intellectuelles et séparées des réalités sociales
Gatti confère au contraire au langage poétique une réelle capacité d’action sur notre rapport au
monde, sur notre positionnement dans l’univers.

Ce rôle de l’art prend une dimension particulière lorsque les expériences sont menées avec
ceux que Gatti appelle les « loulous » : ceux - habituellement privés de voix - que la société
broie et à qui Gatti redonne la possibilité d’investir le langage (jeunes déshérités, prisonniers,
etc.). Olivier Neveux l’évoque ainsi

Si l’œuvre gattienne a relégué plus loin l’engagement dans l’instant, dans le réel, elle ne cesse pour autant d’assigner à l’évènement spectaculaire redéfini, transformé, une mission, une fonction dans les affaires du monde. « Le combat n’aura jamais de fin [11] ». Avec les « loulous », qui l’accompagnent depuis 1983, sa nouvelle tribu, il poursuit inlassablement, en dehors des théâtres, la quête d’un langage dont l’énonciation serait événement. [12]

L’acte d’écriture comme l’acte théâtral sont conçus comme pouvant avoir un impact réel
sur la vie, comme potentiellement subversifs. On se situe en effet très loin d’une conception de
l’« art pour l’art », déconnecté des réalités quotidiennes et auto-suffisant. Ce qui compte pour
Gatti, ce sont précisément les liens et les interactions entre poésie et politique, entre imaginaire
et « réel ».

La figure récurrente de l’anarchiste italien Carlo Cafiero dans l’œuvre écrite d’Armand Gatti
est significative à l’égard de l’anarchisme. Militant et « penseur » anarchiste, il explicite le lien
entre dimensions libertaires et égalitaires et réconcilie communisme et anarchisme en affirmant,
dans son article « Communisme et anarchisme » qu’il rédige et lit en 1880 à l’occasion du
congrès de la Fédération jurassienne de l’A.LT. (Association Internationale des Travailleurs)
« Nous voulons la liberté, c’est-à-dire l’anarchie, et l’égalité, c’est-à-dire le communisme [13] ».

Il synthétise ainsi le communisme libertaire « Dans la société future, le communisme sera
la jouissance de toute la richesse existante, par tous les hommes et selon le principe : De chacun
selon ses facultés, à chacun selon ses besoins, c’est-à-dire : De chacun et à chacun suivant sa
volonté Ibid.  ».

Cette tendance de l’anarchisme, appelée parfois « communisme anarchiste », « met l’accent
sur l’équilibre entre la liberté des individus et la nécessité de leur association [14] ».

La « posture » philosophique d’Armand Gatti est certainement proche de ce courant de pensée.
C’est toujours, en perspective, la liberté de l’homme. Mais le rapport entre les hommes y est aussi
central, à travers la notion de solidarité, l’idée toujours sous-jacente d’une participation commune au combat, d’une aventure humaine collective. D’où les innombrables rapprochements effectués
par l’écriture entre diverses figures de révolte, en dépit de l’écart temporel et géographique
il y a bien une lutte globale, qui réunit par-delà le temps et l’espace toutes les participations
individuelles.

Mais le Cafiero de Gatti, c’est avant tout l’homme qui à sa sortie de prison alla sur le mont
Ceceri, où Léonard de Vinci avait effectué ses expériences sur le vol des oiseaux, retira ses
vêtements et battit des ailes pour s’envoler. Celui qui fut arrêté par la police et jeté à l’asile, où
de nombreux anarchistes vinrent le voir jusqu’à sa mort : lui, inlassablement, pointait du doigt
le soleil, et répétait « Ich bin Vogel » « < Je suis un oiseau »).

Plus encore que le militant, c’est le poète épris de liberté qui fait de Cafiero une figure
essentielle dans l’œuvre de Gatti

Les oiseaux, tout comme les figures des grammaires, sont un moment de l’univers.
Une astronomie sans autre histoire que celle des anarchistes [ ... J. Anarchistes Elles, ailes de Léonard de Vinci remontant le temps jusqu’à l’hôpital psychiatrique où Carlo Cafiero va essayer une fois de plus de vaincre la pesanteur. Anarchie et grammaires ont en commun une partie de pigeon vole, tous azimuts, au-dessus des domaines blancs de l’écriture qui tente d’exister. Faut-il commencer ? Mais par quoi ? et par qui ? Les trois pages sauvegardées du désastre ne sont-elles pas un commencement
 plus encore, le commencement ? [15]

Figure de l’oiseau, anarchistes et grammaires ont en commun cet élan vertical - cette
verticalité qui joue un rôle majeur dans la poésie de Gatti. Le mouvement de son écriture est celui là même qui entraîna Cafiero jusqu’au mont Ceceri. Élans qui tous aspirent à « l’homme
plus grand que l’homme ».

Et pour la mouvance anarchiste (elle n’existe pas uniquement chez les matricules, mais chez les mots, les grammaires, les sémiologues, et même les feuilles), le trajet de la parole errante fut et restera celui qui a conduit Cafiero sur le mont Ceceri, puis à l’hôpital psychiatrique. [16]

Le sens poétique fort qu’acquière l’anarchisme à travers l’écriture d’Armand Gatti, la façon
dont anarchie et poésie s’éclairent mutuellement dans ses textes et qui les éloigne viscéralement de tout discours propagandiste ne doit pas pour autant conduire à déconsidérer l’aspect subversif
de l’anarchisme comme mouvement politique, que Gatti ne renie certainement pas, et qui
subsiste empreint des même potentialités de subversion dans cette dimension poétique que
l’auteur explore.

Les propos d’Yves Bénot à cet égard paraissent méconnaître les conceptions anarchistes de
la vie en société. L’analyse qu’il fait du statut de la révolution chez Gatti est juste

Mais ce n’est pas tout, ce n’est même pas juste, de situer à l’horizon d’une Révolution des lendemains la naissance de cet Homme Nouveau qui est simultanément une Femme Nouvelle (sans oublier le nouvel amour annoncé par Rimbaud). Précisément, pour Gatti, l’impératif, c’est de ne pas attendre une telle naissance dans le futur ; si l’expression a un sens, il ne peut se trouver que dans le présent des guerres et combats, par exemple à Barcelone en 1936 quand ceux d’en bas avaient libéré la ville par leurs seules forces. [17]

Gatti considère en effet la révolution comme un processus en marche, s’écrivant dans le
présent des luttes. Ce n’est pas la croyance en un Grand Soir inéluctable mais la certitude
que « la Révolution s’écrit avant [18] », que notre attitude, ici et maintenant, joue donc un rôle
essentiel.

Mais les conclusions quant au rapport de Gatti à l’anarchisme paraissent en revanche
discutables.

S’interrogeant sur les deux termes de « résistance » et de « révolution », Yves Bénot semble
les mettre dos à dos et réduire l’idée de révolution à « quelque plan ou projet préconçu [19] ».

Pourtant, la pensée libertaire se caractérise précisément par l’absence d’un programme préétabli,
de moyens d’action ou de modes d’organisation fixés a priori, le caractère pour elle imprévisible
des évènements révolutionnaires étant un des éléments qui la distinguent d’une pensée marxiste.

Opposer résistance et révolution semble pour Yves Bénot un moyen d’atténuer la portée subversive
de la pensée de Gatti, en discréditant celui des deux termes qui signifie bouleversement radical
des fondements de la société.
Par ailleurs, sa description caricaturale d’une société libertaire ne correspond pas vraiment à
celle qu’en font les auteurs anarchistes :

[ ... ] je crois pouvoir faire ici un peu de lumière - ce n’est pas cependant : donner une réponse - en considérant ce qui, pour moi, dans cette pensée anarchiste fait obstacle. Au-delà de la multiforme critique de l’État bourgeois et capitaliste, de tous les dispositifs d’oppression, à quoi il n’y a rien à objecter, plutôt chaque jour, à ajouter, la vision du monde anarchiste projette une société d’harmonie où il semble que toute contradiction interne, même culturelle, aurait disparu ; libérés, les humains apporteraient tout naturellement leur pièce à l’édifice commun, là où il faut et comme il faut. Une société humaine, est-il souhaitable qu’elle vive sans contradiction interne, sans heurts et sans conflits ? [20]

Cette idée de révolution permanente, cette méfiance du poète vis-à-vis d’une « croyance » en
la révolution, cette volonté de la faire exister ici et maintenant semblent globalement partagées
par les militants anarchistes. Cela apparaît assez clairement dans un texte de Claude Guillon
intitulé Qu’est-ce qu’une révolution communiste et libertaire ? et dont le point de vue paraît
représentatif d’un « point de vue libertaire ».

L’image angélique de l’anarchisme véhiculée par Bénot y est ainsi récusée :« Il n’existera
pas de société parfaite une fois pour toute où vivre heureux sans conflits. C’est dans l’effort
même, dans le mouvement même de transformation révolutionnaire des rapports sociaux, que la
vie se révèle mille fois plus passionnante. [21] »

Le texte affirme également la permanence du combat révolutionnaire

Si certaines choses sont aujourd’hui plus faciles à changer qu’il y a un siècle (par exemple : dissocier plaisir érotique et procréation, grâce à la contraception), d’autres comportements ont peu varié (les femmes effectuent toujours 70 % des tâches ménagères). La réflexion et les luttes sur ces questions sont partie intégrante d’un combat révolutionnaire qui ne s’arrêtera pas par miracle un grand soir ou un beau matin. [22]

L’absence d’un programme préétabli, spécifique à l’anarchisme, est aussi soulignée :« Bien
des questions pratiques seront discutées et réglées le moment venu par les gens concernés, et
d’une manière impossible ou difficile à prévoir. Il est donc vain de dresser par avance un catalogue
de mesures [23] ».

Si les libertaires conçoivent l’anarchisme comme l’expression d’un ordre social, à l’opposé
du sens galvaudé de l’anarchisme comme désordre « < comme l’homme cherche la justice dans l’égalité, la société cherche l’ordre dans l’anarchie [24] »), la description que Proudhon lui-même
en fait ne correspond certainement pas à la vision d’Yves Bénot

Comme il n’est pas de liberté sans unité, ou, ce qui revient au même, sans ordre, pareillement il n’est pas non plus d’unité sans variété, sans pluralité, sans divergence ; pas d’ordre sans protestation, contradiction ou antagonisme. Ces deux idées, liberté et unité ou ordre, sont adossées l’une à l’autre, comme le crédit à l’hypothèque, comme la matière à l’esprit, comme le corps à l’âme. On ne peut ni les séparer, ni les absorber l’une dans l’autre ; il faut se résigner à vivre avec toutes deux, en les équilibrant. [25]

Pierre Kropotkine, plus explicite encore, déclare que « la variété, le conflit même, sont la vie,
et que l’uniformité c’est la mort [26] ».

Ces citations contredisent l’analyse d’Yves Bénot, qui croit percevoir dans l’anarchisme
l’utopie d’un monde figé dans la perfection de son organisation sociale. Elles montrent également
la proximité de vues du poète et des « militants » concernant la notion de « révolution »,
anti-dogmatiques : pas de croyance dans le « Grand Soir », pas de plan préétabli, mais plutôt
un mouvement perpétuel, un élan libertaire qui est vécu comme une posture (verticale) dans
l’existence .

Par ailleurs, quelques articles publiés dans des revues libertaires montrent que les œuvres
d’Armand Gatti sont en retour relayées par le milieu militant, dans un certain nombre de numéros du Monde libertaire [27] notamment. Les notes de lecture de Jean Maitron [28] , grand
spécialiste du mouvement ouvrier et en particulier anarchiste (l’un des premiers historiens à s’y
intéresser) où il ne manque pas de faire figurer Gatti pour sa pièce sur Sacco et Vanzetti, sont
aussi parlantes.

S’il convient de considérer ce qui, dans le travail poétique d’Armand Gatti, dépasse le cadre du militantisme et de la propagande, et fait prendre à l’idéologie libertaire un essor exaltant, il n’existe certainement pas d’antagonisme entre la conception gattienne de l’univers et la pensée anarchiste.

Le point de vue politique est souvent « déplacé » ou amplifié par l’écriture, qui l’ancre dans une conception plus large du rapport de l’homme au monde. Mais l’anarchisme y demeure présent et intègre, et c’est à partir de lui que l’écriture prend son envol.

Textes suivants :

[‪Ouvrir le champ des possibles contre les déterminismes‬
 I.2 Ouvrir le champ des possibles contre les déterminismes
 I.3 L’écriture des possibles

Partie II. Une traduction esthétique de l’anarchisme au cinéma, entre visée sociale et expérimentation formelle
 II.1 L’Enclos, une célébration de "l’homme plus grand que l’homme"
 II.2 El otro Cristobal et l’esthétique de la démesure
 ‪II.3 Transcender les barrières du temps et des genres cinématographiques Roger Rouxel et Der Übergang über den Ebro
 ‪II. 4 Les expériences d’écriture collective‬

Conclusion

Filmographie et Bibliographie