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Chapitre 4 : L’originalité du travail anthropologique d’Eugène Gaspard Marin.

Le but de ce chapitre n’est pas de faire un exposé détaillé de l’oeuvre anthropologique d’Eugène Gaspard Marin. Ce travail est effectué par Sara Pimpaneau à Londres à partir des archives qui se trouvent au Museum of Mankind. Mais simplement de déterminer la spécificité de ce travail. Nous nous attacherons donc à décrire les voyages qu’il effectua, la démarche qu’il a suivie dans son étude de l’homme et les sujets qu’il a abordés.

sommaire

01. Introduction

02. Chapitre 1 : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique

03. Chapitre 1 (suite) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. La vie de la communauté.

04. Chapitre 1 (suite) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. Les relations extérieures

05. Chapitre 1 (fin) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. La dissolution de la communauté.

06. Chapitre 2 : Eugène Gaspard Marin et l’Université Nouvelle.

07. Chapitre 3 : La place des trente années belges d’Eugène Gaspard Marin dans ses engagements ultérieurs.

08. Chapitre 4 : L’originalité du travail anthropologique d’Eugène Gaspard Marin.

09. Conclusion

10. Bibliographie

Chapitre 4 : L’originalité du travail anthropologique d’Eugène Gaspard Marin.

Le but de ce chapitre n’est pas de faire un exposé détaillé de l’oeuvre anthropologique d’Eugène Gaspard Marin. Ce travail est effectué par Sara Pimpaneau à Londres à partir des archives qui se trouvent au Museum of Mankind. Mais simplement de déterminer la spécificité de ce travail. Nous nous attacherons donc à décrire les voyages qu’il effectua, la démarche qu’il a suivie dans son étude de l’homme et les sujets qu’il a abordés.

1. Ses voyages.

A la fin de l’année 1909 ou au début de l’année 1910, Eugène Gaspard Marin avait déjà effectué un voyage en Grèce en compagnie de Jeanne Martin. Dans les années 1920, il effectua un voyage au Maroc, toujours en compagnie de Jeanne Martin. Un Somalien nommé Sala, qui fut un temps membre de la colonie de Whiteway, et avec qui Eugène Gaspard Marin s’était lié d’amitié, lui avait appris l’arabe. Ce voyage au Maroc allait préfigurer les autres voyages qu’il fit par la suite car, tandis que Jeanne Martin restait en ville pour collecter des informations, lui se rendait à l’intérieur du pays pour entrer en contact avec les populations autochtones. A son retour, il rapporta des tapis, des pots et divers objets de métal ou de faïence, des articles de maroquinerie, des vêtements, etc. [1] des objets qui allaient constituer le début de son immense collection.

En juillet 1928, il entama un voyage qui allait durer dix ans, au cours duquel il parcourut, tout seul, l’Ancien Monde. Son périple débuta par une traversée de l’Europe. Il partit à vélo, traversa la France, la Suisse, l’Italie via les Alpes et, une fois arrivé en Calabre, traversa l’Adriatique et arriva en Albanie, où il resta quelque temps, retenu par des formalités administratives. Quand il eut la permission de partir, il traversa la Grèce et se rendit au Pirée, où il embarqua pour Alexandrie. De cette ville, il se rendit au Caire où il resta un long moment, fasciné par la ville. Il y fut accueilli par deux Européens et eut des contacts avec des professeurs et des enseignants du pays. Après être resté dix mois au Caire, il se dirigea vers le Sud : il fit une partie de la route en bicyclette et puis abandonna cette dernière ; dès lors, il se déplaça avec les camions, les voitures, ou encore les bateaux qui suivaient la même direction que lui. Parfois il s’arrêtait et restait quelques semaines dans un petit village, se mêlant à la population pour en apprendre la langue, les manières de vivre et les coutumes. Il accompagna une caravane du Caire à la Mer Rouge. Ensuite, il se rendit au Soudan et puis en Ethiopie. Il séjourna quelques mois à Addis Abeba, où il assista au couronnement de l’empereur Hailé Sélassié Ier (1930). En 1931, il se rendit en Somalie et puis en Inde, où il rendit visite à Gandhi ; il longea la côte occidentale vers le sud du pays en accompagnant des charrettes à boeufs, des camions. Arrivé au sud de l’Inde, il visita l’île de Ceylan, où il eut des contacts amicaux avec les bouddhistes. Il revint alors en Inde et longea cette fois la côte orientale du pays, séjournant à plusieurs reprises dans des communautés regroupant des disciples de saints ou des yogis, afin de se familiariser avec leur mode de vie, leur religion et leur philosophie [2]. Il vécut même un petit temps dans un grotte au sommet des montagnes au côté de deux hommes “ saints” qui lui expliquèrent la philosophie védique. Il rencontra ensuite un Tibétain et son fils qui remontaient vers l’Himalaya après être allés vendre des marchandises dans le Sud. Il les accompagna vers le nord et visita plusieurs monastères, où il entra en contact avec des lamas, des prêtres qui l’accueillirent chaleureusement. Après être resté quelque temps avec ses amis tibétains, il décida de poursuivre son voyage et se dirigea vers la Birmanie. Là il rencontre Rabindranath Tagore [3]. De la Birmanie, il se rendit à Sumatra, en Indochine, et en Chine. A ce moment, il entama son retour en Europe en passant par la République Soviétique, l’Iran, l’Irak, le Liban, la Syrie, la Palestine, la Turquie, la Pologne, avant de rejoindre l’Europe du Nord par l’Albanie [4].

Durant ce long voyage, qui dura de 1928 à 1938, il tiendra un journal, écrit en français, et entretiendra une correspondance avec la colonie de Whiteway (lettres qui étaient lues devant l’assemblée des colons). A son retour, il décrira ses pérégrinations dans un manuscrit, écrit en espéranto et intitulé Ten Years Wandering trough the Old World, mais qui ne sera jamais publié [5]. C’est entre autres sur base de ces écrits et des nombreux objets de toutes sortes qu’il rapporta (et qui sont conservés actuellement au Museum of Mankind), que Sara Pimpaneau effectue son étude.

Savoir de quoi il vécut pendant ces dix années reste une question irrésolue. Et même Nellie Shaw, de la colonie de Whiteway, dit ne pas le savoir et mentionne seulement le fait que ce problème suscitait des disputes entre Eugène Gaspard Marin et Jeanne. Mais probablement, comme le dit cette dernière, la simplicité de son mode de vie l’a-t-elle beaucoup aidé à surmonter les difficultés rencontrées [6] . De plus, il apparaît qu’il séjournait souvent chez les habitants des lieux qu’il visitait. Il avait en effet de nombreux contacts avec les populations qu’il rencontrait, contacts qui étaient facilités par sa connaissance de plusieurs langues européennes et par sa facilité à apprendre les dialectes de régions qu’il traversait [7] .

2. Sa méthode de travail.

Dès ses premiers travaux (datant des années 1920), mais surtout après 1938 et jusqu’à sa mort en 1969, Eugène Gaspard Marin s’attacha à classer la masse d’informations qu’il avait recueillies au cours de son voyage. Son but était d’arriver à faire une classification des connaissances humaines [8] , classification qu’il effectua par thèmes ou par populations. La plupart de ses travaux ne furent pas publiés et sont manuscrits [9].

Il parle de sa méthodologie [10] dans une lettre datée de 1964 [11] et la dit inspirée de celle utilisée par les sciences naturelles. Selon lui, il n’y a en effet pas de différence entre les organes et les fonctions qu’il qualifie d’extra-somatiques de l’homme et de ses comportements, et ses organes et fonctions corporels :

“ For me a space rocket is only an extension of human legs ; the difference between an ants nest and a city is only of degree of complexity in conformity with that of the brain”.

Sur base de ce postulat (fortement empreint des idées de Guillaume De Greef), il s’efforce d’étendre à l’anthropologie une discipline pratiquée avec succès dans des sciences comme la botanique ou la zoologie. Il applique donc les méthodes du naturaliste aux faits idéologiques et trouve les résultats très encourageants.

Dans cette lettre, et dans un autre document [12] , il décrit les différentes étapes de cette technique de travail :
 La délimitation du sujet : par exemple, les moulins à vent de tous les pays, de toutes les périodes et destinés à tous les usages.
 La récolte des données et des détails intéressants, à partir de tous les champs disponibles, au moyen de descriptions, de collectes de spécimens, de dessins ; et la vérification de ces données ou l’adjonction d’un point d’interrogation quand elles ne sont pas vérifiables.
 Le dépouillement de ces données, en utilisant ou en inventant un procédé de notation précise des éléments trouvés (lui-même utilise un système inspiré de la notation décimale universelle de Dewey, utilisée en bibliographie) : par exemple, dans le cas des moulins à vent, l’établissement d’un inventaire des différentes fonctions exercées par les structures et mécanismes des moulins et des différentes façons dont ces fonctions sont assurées par les différents types de moulins (il peut s’agir par exemple des manières d’ajuster les toiles à la force du vent).
 Le classement des données, la meilleure possible, et l’établissement d’une typologie précise et toujours ouverte au changement : cette étape consisterait, dans le cas des moulins à vent, à classer les fonctions dans l’ordre décroissant de leur importance et à les utiliser pour distribuer les moulins en groupes et sous-groupes.
 L’indication sur une carte des zones caractéristiques de chaque espèce ou variété, pour le présent mais aussi, si possible, pour le passé.
 L’enregistrement des noms donnés pour chaque objet ou concept et pour chacune de ses composantes par le groupe social étudié et dans les différentes régions, en utilisant l’orthographe locale ou une transcription phonétique (au moyen de l’alphabet phonétique international) ; et, si possible de l’étymologie de ces noms.
 L’établissement d’une généalogie de l’objet ou du concept étudié sur base des opérations précédentes.
 La mise en relation du sujet avec son environnement en tenant compte des facteurs naturels (le climat, l’orographie, l’hydrographie, la végétation,...) et des facteurs humains (la technologie, la vie sociale, les croyances,...) : pour l’exemple des moulins à vent, cela reviendrait à s’interroger sur les personnes qui les utilisent, sur les changements qu’ils ont subis, sur les formes qui varient d’une région à l’autre, sur leur situation, leur fonction, leur taille, ou encore sur le mode de vie des meuniers, bien que cela sorte du sujet, et sur bien d’autres questions.

Dans la lettre de 1964, Eugène Gaspard Marin insiste sur le fait que cette méthodologie l’a considérablement aidé à clarifier ses idées et à classer ses notes et par conséquent, à les rendre plus lisibles. Enfin, cette classification l’a aidé à poursuivre ses recherches dans plusieurs directions et notamment :
 A localiser le berceau d’une mutation culturelle et à étudier les chemins qu’elle a suivis pour sa diffusion.
 A déterminer l’influence des facteurs écologiques.
 A mettre en corrélation l’évolution d’un fait avec les changements subis dans les autres domaines.
 A découvrir des cas de changements de fonction, de régressions, ou d’hybridation.
A mettre l’accent sur des chaînons manquants et sur des trous à combler dans la recherche.

Toujours dans la même lettre, il se défend de vouloir établir un nouveau système philosophique ou de vouloir révolutionner l’étude des cultures, son ambition étant simplement de fournir un instrument de travail qui permette d’ordonner les données collectées : “ I am strongly opposed to any kind of a priori or philosophic systems” [13]. D’autre part, il se dit conscient que toute classification implique une part d’arbitraire et de simplification mais c’est la raison pour laquelle la méthode qu’il a mise sur pied est constamment soumise à la critique et au changement.

Eugène Gaspard Marin a donc élaboré une méthodologie qui, à certains points de vue, est innovatrice, en ce sens qu’il l’a inventée, et qui est en même temps influencée par les idées de Comte et de Spencer qui lui furent révélées dans les cours qu’il suivit à l’Université Nouvelle.

3. Les sujets qu’il a abordés.

Le premier sujet auquel Eugène Gaspard Marin s’intéressa fut la mesure du temps. Il semble qu’il y ait travaillé avant même de suivre des cours à l’Université Nouvelle car, lorque la brochure d’Emile Chapelier, traitant de la colonie, paraît, une note concernant les prochaines publications annonce la préparation d’un travail sur L’histoire du calendrier et la réforme proposée par Elisée Reclus par Emile Chapelier en collaboration avec Eugène Gaspard Marin [14]. En 1913, il publie un article intitulé “ La Réforme du Calendrier” dans la revue La Société Nouvelle [15]. Et cette même étude le conduit à adhérer au Royal Anthropological Institute en 1921 [16] . En 1928 il termine un ouvrage sur la mesure du temps, portant sur 500 tribus et nations et accompagné de photos et de croquis qui lui ont été envoyés par les musées ethnographiques de différents pays [17]. Mais il ne sera jamais publié.

Il établit, dans les années 1920, des contacts avec des pêcheurs somaliens établis à Cardiff et à Londres. L’un d’entre eux séjourna momentanément à la colonie de Whiteway et lui apprit le somali. Grâce aux contacts qu’il entretint avec ces Somaliens, il entreprit une étude des jeux de leur pays, dont il fit la présentation au Royal Anthropological Institute vers 1927 [18]. Ce travail donnera lieu à la publication d’un article en 1931 [19] : il y fait une présentation des différents jeux somaliens, d’après une étude qu’il a faite en se basant sur la méthodologie de classification qu’il a élaborée.

Après 1938, c’est-à-dire après son retour de voyage, il s’intéressera à des sujets très divers, ayant pour la plupart un rapport avec la vie matérielle des populations qu’il avait rencontrées. Dans le but de faire un classement des connaissances humaines, il s’efforça d’inventorier les renseignements et les objets qu’il avait récoltés et qui concernent aussi bien les dés à coudre, les tickets de métro, les jeux, les moulins à vent que les épouvantails, les formes de couchage, ou encore les langues de différentes peuplades. Malheureusement, bien peu des travaux qu’il a effectués sur base de ces renseignements furent publiés. Signalons parmi ceux ci : “ Tamil pioneers of cultural ecology” [20], “ An ancestor of the game Ludo” [21] , “ An old Pwo-Karen alphabet” [22], “ Batak Scarecrows” [23], et “ Molen met horizontaal windrad” [24].

La caractéristique essentielle de son travail anthropologique est l’intérêt qu’il porta à la vie des gens ordinaires. Et par exemple, le récit qu’il fait sur Addis Abeba en 1930-1931 est totalement différent des autres en ce qu’il s’intéresse à la vie quotidienne des Ethiopiens qu’il rencontrait ; et il fait une description de la ville qui est unique en son genre, donnant par exemple des renseignements sur la première bibliothèque publique et sur le premier cinéma de la ville et d’autres informations qui ne se trouvent nulle part ailleurs [25]. Il en va de même dans l’ensemble de son journal de voyage : il donne toujours de longues descriptions du mode de vie des populations qu’il rencontrait, parfois très détaillées dans les cas où il vécut un temps parmi elles.

La démarche d’Eugène Gaspard Marin est donc caractérisée par deux aspects essentiels :

Elle est innovatrice sur le plan des sujets abordés : il s’intéressa en effet à des aspects de la vie pratique des hommes qui n’avaient jamais été traités auparavant.

Elle est intéressante de par la manière dont il a collecté ses renseignements puisqu’il s’efforça un maximum de se mêler à la population des pays qu’il visitait, allant parfois jusqu’à mener leur mode de vie pendant une longue période.

Son travail présente un intérêt incontestable et il est dommage qu’il soit à ce point méconnu. C’est la principale raison pour laquelle le Museum of Mankind, sous la direction du Dr. Durrans, a décider de pallier à ce manque et de donner à Eugène Gaspard Marin la place qu’il mérite certainement dans l’anthropologie.

Suite

09. Conclusion

10. Bibliographie