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Chapitre 3 : La place des trente années belges d’Eugène Gaspard Marin dans ses engagements ultérieurs.

1. Le pacifisme.

En 1914, Eugène Gaspard Marin quitta la Belgique pour ne plus jamais y revenir. L’antimilitarisme est, rappelons-le, une des caractéristiques essentielles de l’anarchisme et c’est bel et bien cet antimilitarisme qui poussa Eugène Gaspard Marin à s’exiler. Il raconte les circonstances de son départ dans un journal de voyages [1]. A la veille de l’entrée en guerre, il assista à un meeting organisé par le Bureau Socialiste International au Cirque Royal où les orateurs, venus des quatre coins d’Europe (Jean Jaurès, Rosa Luxembourg, Camille Huysmans, Emile Vandervelde,...), discutèrent de l’attitude à adopter en cas de guerre et se dirent antimilitaristes.

sommaire

01. Introduction

02. Chapitre 1 : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique

03. Chapitre 1 (suite) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. La vie de la communauté.

04. Chapitre 1 (suite) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. Les relations extérieures

05. Chapitre 1 (fin) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. La dissolution de la communauté.

06. Chapitre 2 : Eugène Gaspard Marin et l’Université Nouvelle.

07. Chapitre 3 : La place des trente années belges d’Eugène Gaspard Marin dans ses engagements ultérieurs.

08. Chapitre 4 : L’originalité du travail anthropologique d’Eugène Gaspard Marin.

09. Conclusion

10. Bibliographie

Chapitre 3 : La place des trente années belges d’Eugène Gaspard Marin dans ses engagements ultérieurs

1. Le pacifisme.

En 1914, Eugène Gaspard Marin quitta la Belgique pour ne plus jamais y revenir. L’antimilitarisme est, rappelons-le, une des caractéristiques essentielles de l’anarchisme et c’est bel et bien cet antimilitarisme qui poussa Eugène Gaspard Marin à s’exiler. Il raconte les circonstances de son départ dans un journal de voyages [2]. A la veille de l’entrée en guerre, il assista à un meeting organisé par le Bureau Socialiste International au Cirque Royal où les orateurs, venus des quatre coins d’Europe (Jean Jaurès, Rosa Luxembourg, Camille Huysmans, Emile Vandervelde,...), discutèrent de l’attitude à adopter en cas de guerre et se dirent antimilitaristes.

A ce moment la Belgique était en effervescence et Eugène Gaspard Marin fut étonné par l’affolement de la population :

“ Depuis plusieurs jours, les banques sont assaillies. Pour y entrer les gens commencent à faire la queue sur les trottoirs à trois heures du matin. Vers midi, ces queues se développent en plusieurs directions et atteignent des longueurs fantastiques. Oh les capitalistes patriotes !”.

Il avait déjà décidé de s’établir dans la communauté de Whiteway à laquelle il avait rendu visite quelques jours plus tôt et décida de partir immédiatement. A l’heure précise où “ la cloche du garde-champêtre vient annoncer aux soldats qu’ils sont réquisitionnés sur l’heure”, il partit donc, en compagnie de Jeanne Martin.

Il décrit de la façon suivante l’attitude des soldats qui l’entourent pendant son trajet en train :

“ Tous sont tristes de partir et trouvent monstrueuse l’idée d’aller tuer des malheureux qui ne leur ont fait aucun mal et qui, eux aussi, ont des mères, des compagnons, des amis qu’ils ne demandent pas à quitter. Pas plus que les paysans, les ouvriers des villes ne tiennent à l’indépendance ou à l’intégrité de la Belgique. Ils savent qu’ils n’ont rien à perdre ni à gagner. Ce qu’ils demandent, c’est la paix”.

Ces paroles sont significatives du sentiment qui anime Eugène Gaspard Marin lors de son départ, de son rejet du patriotisme et du militarisme.

Deux ans et demi plus tard, alors que la guerre n’est pas encore terminée, il recommence à prendre des notes dans ce journal qu’il dit avoir interrompu parce qu’il était malade et parce que “ certains faits ne peuvent pas encore en toute prudence être confiés à l’écriture”. Et dès la première page, il fait allusion à la guerre et aux articles de presse dont les titres sont élogieux envers les alliés et diffamatoires envers les Allemands :

“ Voilà comment on soutient l’ardeur patriotique, comment on excite les instincts batailleurs des foules, comment on souffle la colère dans notre imbécillité”.

Ensuite, il parle assez longuement d’Emile Vandervelde, marquant son désaccord avec ce dernier sur plusieurs points.

Ce désaccord est sensible d’abord sur la question congolaise : lorsque les atrocités commises par les Belges au Congo, c’est-à-dire l’affaire dite des mains coupées, furent révélées au public par les Anglais, Emile Vandervelde fut le seul parmi les socialistes belges à faire “ cause commune avec les bourreaux et le gouvernement”. Il fit un voyage au Congo, “ revint touché aux larmes par la tendresse prodiguée aux indigènes par les petits frères et les religieuses”, et condamna l’attitude de l’Angleterre. Enfin il soutint l’annexion du Congo [3] mais, malgré ses vœux, il ne devint pas ministre des Colonies. Eugène Gaspard Marin proteste contre cette volonté d’Emile Vandervelde de faire partie du gouvernement.

Mais Eugène Gaspard Marin proteste surtout contre le comportement d’Emile Vandervelde avant et pendant la guerre. Il parle des grèves de 1912, en faveur du suffrage universel, qui eurent lieu suite à la victoire électorale des catholiques (malgré l’union des socialistes et des libéraux qui devait contrer cette victoire) et qui “ fut réprimée par un nouveau massacre d’ouvriers” (il y eut effectivement trois morts à Liège) ; il parle également de la décision du P.O.B. d’organiser une grève générale en 1913 et de la grève elle-même : elle toucha 400.000 travailleurs et fut entièrement pacifique mais resta sans résultat, ceux-ci n’ayant obtenu du gouvernement que la promesse de créer une Commission parlementaire qui serait chargée d’étudier l’éventualité d’un changement du système électoral. Plusieurs dirigeants socialistes, et tout particulièrement Emile Vandervelde, décidèrent alors d’arrêter la grève [4]. Cette décision mécontenta de nombreux ouvriers et visiblement Eugène Gaspard Marin, mais eut pour conséquence d’intégrer le P.O.B. au fonctionnement de la démocratie. Et en 1916, le gouvernement catholique devint un gouvernement d’union nationale par l’adjonction de ministres libéraux et socialistes, dont Emile Vandervelde. Eugène Gaspard Marin écrit à ce sujet : “ Sa présidence au Cirque Royal a donc l’air d’avoir été une adresse de politicien pour s’assurer la fidélité des socialistes et antimilitaristes avant de les vendre au gouvernement. En le nommant ministre, le gouvernement attachait à sa cause un homme d’une éloquence peu ordinaire et d’un immense prestige sur le prolétariat. Aussi Vandervelde est-il devenu l’idole de tous les meetings militaristes belges et allié de tous les partis”.

Cette participation active d’Emile Vandervelde au gouvernement et à la guerre (notamment lors de la mission diplomatique en Russie dont il fut chargé en 1917 avec De Man pour obtenir du gouvernement Kerenski qu’il poursuive la guerre) déplaît donc profondément à Eugène Gaspard Marin qui aurait voulu que les socialistes agissent selon leurs principes antimilitaristes. Cependant,

“ s’il y a lieu de se réjouir de la désertion d’un ambitieux, écrit-il, c’est avec une peine profonde que nous avons appris que quelques anarchistes anarchisants eux aussi ont perdu pied et se sont rangés dans le camp des belligérants. S’ils sont peu nombreux, ils comptent parmi eux des hommes comme Pierre Kropotkine ou Tcherkesov, Christian Cornelissen, Jean Grave, Aléson, Charles Malateau, Paul Reclus, M. Pierrot, Jules Moineau. Que la presque totalité des anarchistes aient refusé de suivre des hommes aussi proéminents dans le mouvement est de bonne augure car ce fait montre que l’idée de leader n’est pas près à s’infiltrer parmi eux. Nous nous réjouissons que nos vieux Malatesta, Tony Kiel, Sébastien Faure, Pierre Ramus, Emma Goldman et tant d’autres sont bravement restés à leur poste”.

La prise de position d’Eugène Gaspard Marin est donc très claire : il refuse tout compromis avec le militarisme et regrette que certains anarchistes aient accepté la situation de guerre.

Notons encore qu’il parle des nombreux Belges qui se sont réfugiés en Angleterre pour échapper à la guerre et, qui, outre les difficultés qu’ils rencontrèrent à s’adapter à la langue et aux moeurs culinaires, furent exploités par les patrons anglais :

“ Beaucoup de patrons qui les employaient voyaient en eux une occasion de tirer profit de leur situation et les faisaient travailler à vil prix après s’être débarrassés de leurs ouvriers anglais plus onéreux”.

Et, toujours à propos de ces Belges exilés, Eugène Gaspard Marin raconte que le gouvernement du Havre promulguait régulièrement des arrêtés royaux pour envoyer des citoyens au front et que le gouvernement anglais contribua à la réalisation de ces arrêtés avec sa police. Voici le récit qu’il fait de ce recrutement forcé :

“ Tous les Belges ici sont spécialement enregistrés et au moment voulu, on vient les chercher, menottes au poing si nécessaire, pour être livrés entre les mains des autorités militaires belges qui ont établi un camp à Folkestone. Leur seule alternative pour éviter ceci est de s’enrôler volontairement dans l’armée anglaise ou dans les usines de munitions. Sortir du pays est impossible, se déplacer à l’intérieur du pays nécessite certaines formalités pour eux comme pour tout étranger [...]”.

Toutefois, lui-même ne semble pas avoir eu d’ennuis. Peut-être est-ce “ grâce” à la maladie qui l’a obligé à s’aliter un long moment après son arrivée en Angleterre.

Enfin, comme pour donner une justification supplémentaire à son antimilitarisme, Eugène Gaspard Marin s’émeut de ce que les soldats du front ont suspendu les hostilités à la Noël et alliés et ennemis se sont échangé cigarettes et friandises. Il trouve ce fait significatif de ce que les hommes n’ont pas envie de combattre entre eux et qu’il ne s’agit que d’une volonté du gouvernement, argument qu’il renchérit en disant :

“ Les chefs et les gouvernements, pris à l’improviste, comprirent le danger qu’ils couraient si les soldats commençaient à fraterniser. De part et d’autre, des ordres barbares et draconiens arrivèrent au front par télégramme afin que ces faits ne se reproduisent plus”.

Autant d’arguments qui révèlent que les idées anarchistes sont toujours bien implantées dans la mentalité d’Eugène Gaspard Marin.

2. L’espérantisme.

Quand il faisait partie de la colonie libertaire de Stockel, Eugène Gaspard Marin devint un partisan de l’espéranto et il rédigea une brochure à ce sujet pour le congrès anarchiste d’Amsterdam de 1907, en collaboration avec Emile Chapelier [5]. Il considérait que l’usage d’une langue internationale était un moyen de faciliter la communication entre les peuples, et par extension la fraternité entre les hommes, ce qui devait avoir pour but de supprimer les entraves qui se posaient habituellement à la propagande anarchiste et aux contacts entre les militants issus de pays différents lors des congrès. Et l’espéranto était jugé comme étant la langue la plus indiquée pour être cette langue internationale par la facilité qu’elle présente à l’apprentissage.

Eugène Gaspard Marin fut un ardent défenseur de l’espéranto, non seulement en Belgique, mais plus tard également. Il participa à plusieurs congrès sur l’espéranto et notamment à un meeting organisé par la British Esperanto Association le 5 janvier 1927 et dont le sujet était le suivant : “ Esperanto in the World Today”. Ce meeting s’inscrivait dans le cadre d’un congrès sur l’éducation tenu à Londres. Eugène Gaspard Marin y prononça un discours qui avait pour but de montrer que l’enseignement de l’espéranto était plus utile que celui du latin ou du grec dans les écoles. Dans ce discours [6], il dit qu’auparavant, l’éducation avait pour but de développer la mémoire et de donner un enseignement dogmatique qui avait recours à l’autorité et aux punitions tandis que maintenant, l’on cherchait plus à développer le raisonnement et la créativité de l’enfant qui sont les seuls à présenter de l’intérêt pour l’éducation de l’enfant. Or, dit Eugène Gaspard Marin, si le latin et le grec étaient tout indiqués pour développer la mémoire de l’enfant, ces langues n’ont rien qui puisse stimuler sa capacité de raisonnement et sa créativité, l’enfant n’ayant pour tâche que d’assimiler une longue liste de règles et de mots de vocabulaire et de s’y conformer. Au contraire, et bien qu’il puisse exprimer un nombre d’idées plus grand que tous les autres langages, l’espéranto comprend un très petit nombre de règles parce qu’il est construit scientifiquement. L’usage de la mémoire y est donc accessoire, l’essentiel du travail devant être fourni, pour l’apprentissage de ce langage, par la réflexion et la créativité. Par conséquent, dit Eugène Gaspard Marin, de par le fait qu’il favorise l’expression individuelle et la créativité ainsi que l’esprit d’analyse et la pensée logique, l’espéranto est le langage qui se prête le mieux aux objectifs nouveaux de l’enseignement.

Après avoir présenté l’avantage que présente l’apprentissage de l’espéranto pour le développement des facultés de l’enfant, Eugène Gaspard Marin fait un exposé des facilités que l’espéranto offre pour l’apprentissage des autres disciplines :

Pour la connaissance des langues : certains pensent que le latin et le grec permettent de mieux ma”triser l’anglais, par exemple, mais d’autres langues ont considérablement enrichi l’anglais. Il n’est pas envisageable que les enfants apprennent toutes ces langues, d’autant plus que ce que l’anglais a emprunté aux autres langues a subi d’importantes modifications. Selon Eugène Gaspard Marin, l’espéranto ne présente pas cet inconvénient et beaucoup de ses racines expliquent les formes anglaises ; de surcroît, l’apprentissage de l’espéranto est très simple. Ensuite, il fait référence à des expériences qui prouvent que l’espéranto permet une meilleure ma”trise de la langue natale. Et l’argument selon lequel le latin et le grec offrent une excellente introduction aux langues romanes est selon lui non fondé car les apprendre présente plus de difficultés que la matière qu’elles sont censées introduire ; l’espéranto, quant à lui, apporte cette introduction aux langues romanes, sans la difficulté de l’apprentissage.

Pour les études géographiques : la géographie nécessite souvent des échanges internationaux, épistolaires ou autres. Or, pour des disciplines de ce genre, l’usage d’une langue internationale offre de nombreux avantages, auxquels s’ajoute le fait que la facilité des contacts entre personnes de nationalités différentes développe la fraternité humaine.

Pour terminer et pour prouver ses assertions, Eugène Gaspard Marin fait allusion à sa prope expérience : pendant sept ans, il a étudié le latin et le grec à l’école (il fait référence à ses humanités au collège Saint-Boniface), à raison de plusieurs heures par semaine, et cela lui a été complètement inutile, non seulement parce qu’il ne sait pas parler le latin ni le grec, mais aussi parce que ce langues ne l’ont aidé en rien dans l’usage des langues modernes. Au contraire, quand il apprit l’espéranto, ce qu’il dit avoir fait récemment, pendant ses heures de loisirs, il put rapidement le parler couramment et converser avec des personnes qu’il rencontra dans le monde entier, notamment lors du Congrès espérantiste d’Edimbourg qui eut lieu en 1926. L’espéranto, dit-il, lui a fait éprouver un sentiment de fraternité universelle non restreinte par des préjugés de classe ou de nationalité (on retrouve ici un thème anarchiste courant) :

“ I may honestly say that Esperanto has added a ray of sunshine to my life ; it has made me more optimistic ; it has widened my horizon, which had been so cramped by my classical upbringing”.

Eugène Gaspard Marin a participé à d’autres réunions et congrès de ce genre. Dans une lettre qu’il écrit en 1947 [7], il dit avoir participé au mouvement espérantiste pour échapper à l’ambiance d’après-guerre qui régnait au sein de la colonie de Whiteway (qui, selon lui, n’était plus ce qu’elle était à l’origine [8]). Durant l’été 1947, il passa donc une semaine “ charmante” au Congrès de Berne qui réunissait 1400 à 1500 personnes, après lequel trente des participants, issus de tous les pays séjournèrent ensemble trois semaines en divers endroits en Suisse.

Eugène Gaspard Marin fut donc, tout au long de sa vie, un ardent défenseur de l’espéranto. Il pratiqua la langue, s’efforçait de la promouvoir lors de réunions ou de congrès, et voyagea en tant qu’espérantiste à travers le monde entier [9].

3. Les libres communautés.

Malgré l’échec de la colonie de Stockel et la déception qui s’ensuivit, Eugène Gaspard Marin s’exila en Angleterre en 1914 pour vivre (jusqu’à sa mort en 1969) dans la colonie de Whiteway. Vers 1905, alors qu’il faisait partie de la colonie de Stockel, il en connaissait déjà l’existence et entretenait une correspondance avec Nellie Shaw, membre de la colonie. Dans les lettres qu’il lui envoyait, il posait des questions sur le mode de vie de la communauté [10].

En 1914, il fit un voyage en Angleterre en compagnie de Jeanne Martin et décida d’aller voir la communauté, située près de Stroud. Nellie Shaw les accueillit et ils restèrent quelques jours, pendant lesquels Eugène Gaspard Marin donna une conférence sur la colonie de Stockel. Ils partirent peu de temps après mais décidèrent de devenir eux-mêmes des colons.

Ils ne retournèrent en fait à Bruxelles que pour chercher leurs affaires car, sitôt que les soldats furent réquisitionnés, ils quittèrent la Belgique pour aller définitivement habiter dans la colonie de Whiteway [11].

Quelques jours après leur arrivée, Eugène Gaspard Marin et Jeanne Martin sont acceptés comme colons et ils reçoivent un acre de terre devenu vacant, sur lequel ils cultiveront les légumes nécessaires à leur nourriture (car les colons de Whiteway, tout comme ceux de Stockel, sont végétariens). Un peu plus tard, ils emménagent dans une cabane qu’ils ont construite et qui comprend trois chambrettes et un grenier. Les colons leur font un accueil chaleureux qui fait dire à Eugène Gaspard Marin : “ Oui, la colonie de Whiteway est bien une joyeuse famille” [12].

Entre 1914 et 1928, Eugène Gaspard Marin sera pendant plusieurs années le secrétaire de la colonie [13] et donc, là comme dans la colonie de Stockel, il prit une part active à la gestion de la communauté. D’autre part, il mit sur pied une école, dans laquelle lui et d’autres colons enseignaient, non seulement aux enfants, mais aussi aux adultes (Eugène Gaspard Marin leur donnait des cours de sociologie et d’ethnologie) [14]. Cette école exista de 1920 à 1936 et l’enseignement y était basé sur des méthodes modernes : les punitions et les récompenses n’étaient pas utilisées ; chaque enfant recevait une attention spéciale et l’enseignement était dénué de tout préjugé nationaliste et de tout dogme religieux [15].

La colonie de Whiteway est une colonie tolstoïenne. Elle fut créée en 1898 par une vingtaine de personnes [16] (hommes et femmes) dont certaines étaient des dissidents de la colonie de Purleigh (autre communauté anarchiste). Des conflits étaient nés entre les membres de cette dernière à propos de plusieurs questions issues d’un renforcement de l’orthodoxie tolstoïenne :

 La sélection des membres : pour certains, la colonie devait être ouverte à tout le monde ; pour d’autres, elle devait être sélective dans l’admission de nouveaux membres.
 Le travail : le travail dur était valorisé et pour certains, ceux qui ne prenaient pas une part active au travail de la communauté devaient être exclus ; les autres refusaient l’exclusion parce qu’elle consistait à bannir une classe de la société.
 Le sexe : l’abstinence sexuelle était considérée comme une vertu et certains s’opposaient à cette conception. Les colons qui refusaient cette nouvelle orthodoxie tolstoïenne, parce qu’elle limitait leur liberté, cherchèrent donc un nouvel endroit pour jeter les bases d’une nouvelle colonie d’où personne ne serait exclus pour son travail ou ses conceptions sexuelles. Ce groupe se scinda ensuite en deux parties : quelques-uns voulaient s’intégrer aux petites industries d’un village proche de Whiteway, Sheepscombe, tout en menant une vie communautaire (ce qu’ils ne firent jamais) ; les autres, qui s’installèrent à Whiteway, voulaient consacrer l’essentiel de leur activité à l’agriculture [17].

Les colons de Whiteway vivaient donc conformément à l’interprétation qu’ils faisaient du tolstoïsme et aux principes qu’ils en retiraient. Ils rejetaient la campagne au profit de la ville. Ils s’opposaient à toute forme de propriété privée : ils achetèrent la maison [18] et le terrain qu’ils occupaient mais aucun d’entre eux ne voulut donner son nom quand le notaire leur demanda qui était l’acheteur et le contrat fut conclu au nom de tous [19] ; ensuite, comme le raconte Eugène Gaspard Marin, “ un feu de joie fut allumé et les titres de propriété furent brûlés au milieu des acclamations” [20] et proclamation fut faite de ce que le terrain n’appartiendrait jamais plus à une personne privée ; ce refus de la propriété allait si loin que certains d’entre eux refusaient totalement de faire usage de l’argent. Ils étaient pacifistes et pratiquaient la non-résistance, et par exemple, quand des visiteurs abusaient de leur bienveillance, il ne s’y opposaient pas ; en outre leur pacifisme était assorti du végétarisme. Enfin, ils faisaient en sorte que la femme soit l’égale de l’homme dans la communauté et prônaient l’union libre [21]. Autant de principes qui ressemblent fortement à ceux de la colonie de Stockel et dont celle-ci s’est probablement inspirée en partie, sur base des informations qu’Eugène Gaspard Marin avait obtenues.

La première année de l’existence de la colonie, ce système fonctionna bien : ils travaillaient ensemble, mais chacun était libre de travailler comme il l’entendait ; ils préparaient les repas et mangeaient ensemble ; il y avait une blanchisserie commune ; il n’y avait pas d’organisation, pas de chef ; les possessions de la colonie étaient disponibles à tous, y compris aux étrangers, les colons partant de ce principe que les choses appartiennent à ceux qui en ont besoin ; et les femmes jouissaient de beaucoup plus de liberté que dans la société victorienne (bien que là, comme dans le cas de la communauté de Stockel, si les femmes faisaient des travaux masculins, les hommes ne se livrassent pas aux tâches domestiques) ; si elle permettait le mariage, la colonie favorisait toutefois l’union libre qui ne faisait pas de la femme la propriété de l’homme) [22]. Et même, quand l’argent du départ fut dépensé en achats indispensables, les colons cessèrent d’en utiliser, au grand contentement de ceux qui y étaient opposés [23].

Cependant, l’hiver fut rude en 1899. Le confort matériel était élémentaire et la nourriture n’était pas abondante. De plus, la politique de l’entrée libre de la colonie attirait à elle de nombreux visiteurs qui profitaient du reste de la communauté :

“ En bons tolstoyens, raconte Eugène Gaspard Marin, les colons refusaient de se prémunir contre les poids morts que la société capitaliste ambiante devait fatalement leur envoyer, c’est-à-dire des gens qui, mal armés pour la vie, avaient tout à gagner et rien à perdre en entrant à la colonie. Conclusion, les champs furent mal cultivés et la misère devint intolérable” [24].

La colonie aurait pu éclater à cause de cette situation mais elle abandonna ses principes de communisme pur à la fin de l’année 1899. Les colons percevaient ce changement comme l’adoption d’une meilleure méthode de travail et non comme un retour en arrière ; leur démarche était pragmatique et n’avait pas pour but le maintien de principes doctrinaires en dépit de leur inadaptation à la réalité : ils voulaient seulement vivre de la façon la moins éloignée possible de leur idéaux [25].

La colonie de Whiteway évolua dès lors vers un individualisme plus poussé : chaque colon reçut un lopin de terre qu’il pouvait exploiter à sa guise. Cependant, ce lopin de terre ne pouvait pas être plus grand que ce qu’un homme pouvait raisonnablement exploiter et que ce qui lui était nécessaire pour vivre. En outre, si les colons avaient l’usage libre de la terre, ils n’en avaient pas la propriété. Peu à peu, ils abandonnèrent également l’habitude de manger ensemble, et le dernier vestige du communisme à disparaître fut l’habitude qu’ils avaient de laver leur linge ensemble [26]. Les maisons individuelles se multiplièrent, l’argent fut à nouveau utilisé et à partir de ce moment, chacun résolut seul ses problèmes économiques, ce qui eut pour conséquence de chasser les parasites [27]. Ils furent remplacés par des personnes plus responsables qui venaient s’établir à la colonie simplement pour vivre un retour à la nature et très peu par idéalisme. L’esprit communautaire s’effilocha de plus en plus, et la colonie évolua vers un individualisme proudhonien, adaptant sans cesse ses idéaux à la réalité afin de maintenir un maximum de liberté ; les colons refusèrent en effet toujours d’établir des règles qui auraient rapproché leur mode de vie de l’idéal communiste mais qui les auraient éloignés de leur idéal de liberté et de développement individuel. Les seuls éléments qui subsistent de ce que fut la colonie à l’origine sont l’absence de propriété privée de la terre d’une part, et le fait que les lopins de terre sont alloués par l’assemblée des colons [28]. La colonie existe encore aujourd’hui, avec ces deux seules caractéristiques pour rappeler qu’elle fut une colonie anarchiste communiste, ainsi qu’un esprit communautaire et une fraternité plus développés que partout ailleurs : les colons travaillent au dehors et exploitent individuellement le lopin de terre qui leur est concédé. Dans une lettre de 1947, Eugène Gaspard Marin déplore l’évolution de la communauté : “ Alas, this old Whiteway, with its lofty ideals, its family atmosphere, its sociale and picnics, its mutual aid, its freedom, its spirit of adventure, is now little more than a memory -a beautiful memory, which enriches our life” [29] ; toujours dans la même lettre, il dit que les seuls principes qui subsistent sont ceux de la liberté individuelle et de l’absence de propriété de la terre6 ; et il attribue cette évolution à un processus naturel qui conduit à l’adaptation au milieu environnant et à l’absence de l’enthousiasme des pionniers.

Dans son article intitulé Whiteway. Komunista Kolonio, Eugène Gaspard Marin fait cependant allusion à un conflit qui opposa l’un des membres de la colonie aux autres : celui-ci voulait vendre la parcelle qu’il occupait ; l’affaire passa devant le tribunal en 1956, qui reconnut que, bien que la colonie n’ait jamais établi un document légal, elle était considérée comme une institution philanthropique et que par conséquence, la terre ne peut redevenir une propriété privée. A partir de ce moment, les colons firent signer aux occupants des parcelles de terre un papier précisant que celle-ci ne pourrait jamais avoir un propriétaire privé.

Suite :

08. Chapitre 4 : L’originalité du travail anthropologique d’Eugène Gaspard Marin.

09. Conclusion

10. Bibliographie