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Chapitre 1 (fin) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. La dissolution de la communauté.

Le 28 février 1908, il ne reste plus d’autre colons qu’Eugène Gaspard Marin et Jeanne Martin. C’est la fin de la colonie. “ Que reste-t-il à présent, écrit Eugène Gaspard Marin, de tout ce tumulte de microbes. Sans doute bien peu de choses. Les milliers de badauds qui sont venus nous voir nous ont jugés bien à la légère, d’aucuns en bien, d’autres en mal suivant leur tempérament propre. Cet échec après tant d’autres sera pour beaucoup une preuve suffisante de l’impossibilité du communisme ; pour nous il n’est qu’une charge de plus contre le milieu ambiant et ses institutions” [1].

sommaire

01. Introduction

02. Chapitre 1 : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique

03. Chapitre 1 (suite) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. La vie de la communauté.

04. Chapitre 1 (suite) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. Les relations extérieures

05. Chapitre 1 (fin) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. La dissolution de la communauté.

06. Chapitre 2 : Eugène Gaspard Marin et l’Université Nouvelle.

07. Chapitre 3 : La place des trente années belges d’Eugène Gaspard Marin dans ses engagements ultérieurs.

08. Chapitre 4 : L’originalité du travail anthropologique d’Eugène Gaspard Marin.

09. Conclusion

10. Bibliographie

Chapitre 1(fin) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. La dissolution de la communauté.

Le 28 février 1908, il ne reste plus d’autre colons qu’Eugène Gaspard Marin et Jeanne Martin. C’est la fin de la colonie. “ Que reste-t-il à présent, écrit Eugène Gaspard Marin, de tout ce tumulte de microbes. Sans doute bien peu de choses. Les milliers de badauds qui sont venus nous voir nous ont jugés bien à la légère, d’aucuns en bien, d’autres en mal suivant leur tempérament propre. Cet échec après tant d’autres sera pour beaucoup une preuve suffisante de l’impossibilité du communisme ; pour nous il n’est qu’une charge de plus contre le milieu ambiant et ses institutions” [2].

Dans un article paru dans le Communiste, Eugène Gaspard Marin cite les deux causes principales qui ont provoqué la fin de la colonie [3] :

 Premièrement, le “ coude à coude perpétuel et forcé résultant de l’étroitesse des locaux”.
 Deuxièmement, le fait que des personnes s’étaient adjointes à la colonie non par idéal communiste, mais parce que cette dernière attirait toutes les victimes de la société et constituait pour eux un refuge.

D’autre part, dans le journal de la colonie, il ajoute que les personnes qui entrent dans des colonies communistes sont irrémédiablement influencées par leur éducation bourgeoise qui porte atteinte à l’esprit de communauté [4].

Cependant, cet échec n’a pas ébranlé la foi d’Eugène Gaspard Marin en l’idéal anarchiste : “ Maintenant que nous avons vécu cette expérience de la colonie communiste en société capitaliste et que nous avons échoué, nous aspirons plus ardemment encore à cette révolution sociale consciente qui doit nous déblayer la route du progrès” [5]. Et il ajoute plus loin que la seule chose qui lui reste à faire est d’accorder ses actes avec ses convictions et de protester “ par une attitude de révolte, de dignité, de bonté et d’amour contre tous les préjugés, les dogmes et les iniquités qui nous entourent” [6] , et ce afin de fournir un exemple et de contribuer autant que possible à l’oeuvre sociale.

Deux mois après la dissolution de la colonie, un article du Communiste exprime les impressions que retirent les anarchistes de l’échec de la colonie [7]. “ Des gens ont souri, ironisant : l’expérience est terminée, concluante” et l’auteur avoue que certains d’entre eux ont été découragé par cet échec. Mais, il trouve que c’est une tentative téméraire et folle que de vouloir créer un milieu communiste dans la société capitaliste et d’espérer trouver des personnes dépourvues de préjugés bourgeois. La colonie, se trouvant dans une société dont les principes étaient contraires aux siens, et étant dénuée de ressources, ne pouvait pas survivre. Cependant, les colonies sont utiles pour plusieurs raisons :

 Elles ont le mérite de montrer les anarchistes sous des apparences pacifistes.
 Elles sont un exemple de propagande par le fait et les actes.
 Elles constituent des centres d’action propices à la propagande.

Et il termine en ajoutant que les colonies communistes doivent se multiplier “ parce qu’elles montrent à tous, naissante et déjà volontaire, l’Humanité affranchie”.

La colonie fut donc un échec flagrant, non seulement du point de vue de l’entente entre les membres de la communauté mais aussi, nous l’avons vu, sur le plan économique. Et il est certain que ce second facteur a fortement influencé le premier, et que les deux, étant interactifs, ont provoqué ensemble la chute de l’expérience. Par ailleurs ce type de problèmes, qui, nous l’avons vu, est répandu dans les communautés utopistes, avait été prévu dès la création de la colonie. Dans ses statuts, celle-ci envisage en effet la possibilité que quiconque entre à la colonie puisse apporter “ à son insu [...] des préjugés et mêmes des vices qui sont dus aux phénomènes héréditaires, que nous avons subis à la première éducation que nous avons reçue, aux habitudes que la société capitaliste nous a imposées” [8]. Et un an plus tard, quand Emile Chapelier rédige une brochure sur la colonie, il dit encore qu’il ne faut pas oublier que “ chacun de nous, en entrant dans la colonie, doit changer complètement de vie du jour au lendemain ; et cette révolution, se faisant sans la moindre transition pratique, est forcément incomplète” [9] ; et il souligne le fait que les colons doivent surtout surveiller leur manière de parler.

3. Les activités journalistiques et autres oeuvres de propagande. [10]

Lorsqu’il fit partie de la colonie communiste libertaire de Stockel, Eugène Gaspard Marin s’occupa de divers journaux anarchistes, soit en tant que gestionnaire, soit en tant qu’imprimeur, soit encore en tant que collaborateur. Et, après la dissolution de la colonie, il fut encore gérant ou imprimeur de journaux, jusqu’en 1909. Cependant, lorsque son nom se trouve au bas d’un article, il s’agit toujours de textes ayant pour objet la colonie. Aucun véritable article de fond n’est signé Gassy Marin. Cela signifie-t-il qu’il n’en a jamais écrit ? Peut-être, mais dans la presse anarchiste, il est courant de garder l’anonymat ou d’utiliser un pseudonyme. Les raisons en sont évidentes : cacher son véritable nom permet d’avoir une liberté de parole sans limite et de se préserver de la répression. C’est aussi une question de principe car c’est un moyen d’éviter l’émergence de leaders et l’on sait combien les anarchistes craignent l’autoritarisme [11]. L’anonymat protège donc le militant et il est fort probable qu’Eugène Gaspard Marin rédigea des articles plus substantiels sans mentionner son nom, d’autant plus qu’il donna des conférences à la colonie et qu’il était gérant de certains journaux. Il semble donc relativement peu probable que, d’une part, un homme qui soit le gérant de journaux n’y rédige aucun article de fond, et que, d’autre part, alors que la colonie existait exclusivement dans un but de propagande, Emile Chapelier fut le seul au sein de celle-ci à être vraiment actif dans la presse. De plus d’autres colons furent collaborateurs de journaux [12]. Par ailleurs, nous avons vu qu’Eugène Gaspard Marin s’était occupé de l’imprimerie de la colonie ; il poursuivra ses activités d’imprimeur encore un an après la dissolution de cette dernière.

Dans le courant de l’année 1906, il collabore à L’Insurgé, journal du Groupement Communiste Libertaire, dirigé par Georges Thonar. Lors de la troisième assemblée générale du G.C.L., qui se tient à la colonie de Stockel le 22 juillet 1906, L’Insurgé est rebaptisé L’Emancipateur. Tout ce qui a trait à la rédaction est confié à la colonie tandis que l’administration, toujours aux mains de Georges Thonar, déménage à Charleroi. Emile Chapelier sera le secrétaire de la rédaction et sera assisté un peu plus tard par Eugène Gaspard Marin. Le journal, de par le rôle d’éducation qu’il doit jouer, doit s’adresser à un public large et crée donc des rubriques susceptibles d’attirer un grand nombre de personnes : actualité, revue de presse, bulletin politique, le mouvement ouvrier, le mouvement international,... [13] Mais le G.C.L. n’arrive pas à soulager les difficultés financières de la presse anarchiste et L’Emancipateur se trouve rapidement en proie à de graves problèmes. En outre, suite à l’incident Schoutetens, qui occupa les colonnes du journal, certaines sections reprochèrent à L’Emancipateur d’être plus l’organe de la colonie de Stockel que celui du G.C.L. et d’abandonner la propagande. Georges Thonar décida donc de reprendre la fonction d’imprimeur du journal en remplaçant l’adresse de la colonie par le sous-titre suivant : Organe du Groupement Communiste Libertaire. Dès lors, Chapelier démissionne et Eugène Gaspard Marin aussi, celui-ci ne se disant pas prêt à affronter les difficultés rencontrées par Emile Chapelier. Georges Thonar devient le chef de la rédaction mais le journal disparaît peu de temps après [14].

Après la dissolution du G.C.L. en août 1907, le groupe qui gravitait autour de la colonie de Stockel, nous l’avons vu, donne naissance au Groupe Révolutionnaire de Bruxelles, avec l’apparition d’une nouvelle génération d’anarchistes [15]. Cette nouvelle fédération, qui existe conjointement au G.C.L. que Georges Thonar tente de réanimer, refuse, à la différence de ce dernier, les statuts et les règlements. Mais elle veut bien collaborer avec Thonar en ce qui concerne la propagande, le désaccord portant uniquement sur l’organisation [16]. Le journal de la colonie de Stockel, Le Communiste (qui paraît depuis juin 1907 et dont Eugène Gaspard Marin est le gérant et l’imprimeur), servira d’organe au Groupe révolutionnaire de Bruxelles. Bientôt, celui-ci crée une Fédération anarchiste de Belgique : elle se constitue par la libre adhésion des groupes, n’a ni statuts ni règlements, ni comité et son objectif est d’appliquer le principe de la solidarité à la propagande. Cette fédération, qui revient en fait à l’orthodoxie anarchiste en matière d’organisation, surpassera rapidement le G.C.L. en nombre [17].

En août 1908, Le Communiste est rebaptisé Le Révolté, probablement à l’initiative d’Eugène Gaspard Marin qui s’était en quelque sorte approprié Le Communiste en le faisant paraître grâce à son argent personnel [18].

Le journal, qui ne se dit plus explicitement communiste, évolue dès lors vers un individualisme plus poussé et prône non seulement la révolte collective, mais aussi la révolte personnelle ; en outre il s’oppose au rapprochement avec les socialistes effectué par Thonar. A partir de mars 1909, Le Révolté éprouve des difficultés financières et le Groupe Révolutionnaire de Bruxelles se disloque petit à petit. Et en juin, Eugène Gaspard Marin qui avait été responsable de la rédaction du journal s’en va [19].

Au total, Eugène Gaspard Marin participa donc, de quelque manière que ce soit, à six des 22 journaux anarchistes francophones publiés en Belgique entre 1905 et 1910 [20], ce qui n’est pas négligeable surtout si l’on tient compte du fait qu’entre 1880 et 1914, la Belgique occupe la deuxième place derrière la France pour ce qui est du nombre de journaux anarchistes francophones publiés dans le monde [21]. Ses activités journalistiques étaient par conséquent relativement importantes.

Tableau des journaux auxquels participa Eugène Gaspard Marin [22].

Cependant, la presse n’est pas le seul outil de propagande dans lequel il s’est investi. Si elle est importante pour les anarchistes, ils attachent néanmoins beaucoup, sinon plus, de valeur à la propagande orale, c’est-à-dire notamment aux conférences, aux chansons et aux pièces de théâtre, ces moyens d’expression offrant l’avantage de faire appel aux sentiments des auditeurs [23]. Et Eugène Gaspard Marin ne fait pas exception à la règle : il donna des conférences à la colonie de Stockel et fut acteur, comme d’ailleurs tous les colons, dans les pièces qu’Emile Chapelier principalement écrivait et qui étaient représentées à différents endroits du pays [24].

Très souvent en effet des conférences se donnaient à la colonie, essentiellement le dimanche, lorsque les visiteurs affluaient. Elles étaient annoncées dans les journaux de la colonie ou avec lesquels celle-ci avait des contacts et semblent avoir rencontré un grand succès : “ Les conférences se poursuivent régulièrement chaque dimanche devant des publics de plusieurs centaines de personnes” [25], écrit Eugène Gaspard Marin. Leur but en était de répandre les idées anarchistes ou d’attirer de nouveaux colons ; parmi les sujets présentés, citons par exemple : les buts de la colonie [26] L’organisation du travail dans la société actuelle, Les développements futurs de la colonie (les groupes libres dans la colonie et les individus libres dans les groupes -le théâtre et l’école de la colonie)  [27], L’antimilitarisme et la poursuite contre l’Action Directe [28], Ce qu’on pense de la colonie et ce qu’on devrait en penser, Le travail dans les couvents [29]. Quelquefois, les conférenciers se déplaçaient : par exemple Emile Chapelier fit un exposé sur la colonie naissante au mois de septembre 1905, chez un certain docteur Lafosse [30] ; ou encore le 28 octobre 1906, Emile Chapelier et Eugène Gaspard Marin donnèrent une conférence à Boitsfort [31] sur la colonie et les théories anarchistes [32] . Toutefois, s’il est certain qu’Eugène Gaspard Marin fut lui-même conférencier à plusieurs reprises, par exemple le dimanche 4 novembre 1906 [33] et le dimanche 2 décembre 1906 [34], les sujets dont il parla ne sont pas précisés dans les annonces sauf pour la conférence donnée à l’extérieur de la colonie à Boitsfort le 28 octobre 1906.

A partir du mois d’août 1906 et jusqu’à la fin de l’année 1907, la colonie consacra une grande partie de son temps au théâtre. Eugène Gaspard Marin et tous les autres colons se transformèrent alors en acteurs pour les pièces représentées. La première d’entre elles est La Nouvelle Clairière, écrite par Emile Chapelier en 1906. Il s’agit d’une pièce en 5 actes racontant les débuts de la colonie de Stockel et exposant, via des épisodes de vie quotidienne, des éléments des théories anarchistes :

 Premier acte : Le début de la colonie.
 Deuxième acte : Dans le grand monde.
 Troisième acte : Les manoeuvres d’un prêtre.
 Quatrième acte : L’attaque de la Colonie ; la Révolution.
 Cinquième acte : Epilogue : La Nouvelle Humanité.

Les colons jouèrent pratiquement leur propre rôle. Ainsi, Eugène Gaspard Marin y joua le rôle de Maurice, le fils du vicomte et de la vicomtesse de la Croix de Robermont, qui entre en opposition avec ses parents quand il leur fait part de son projet de s’installer à la colonie. La pièce fut jouée à 22 reprises à différents endroits de novembre 1906 à avril 1907 et malgré des échecs flagrants [35] , rencontra quelquefois un très grand succès. Elle fut représentée devant des mineurs, des ouvriers, mais aussi à l’occasion devant un public bourgeois. Comme nous l’avons déjà mentionné, les représentations n’étaient pas toujours bien accueillies par les autorités de l’endroit.

En juillet 1907, les colons entamèrent les répétitions pour la pièce de Jean Robijn intitulée Les Parias et pour le vaudeville d’Emile Chapelier : Au Confessionnal [36] . Les deux pièces furent représentées ensemble à trois reprises en octobre et en novembre 1907. Les deux dernières pièces jouées par les colons de Stockel furent L’amour en liberté d’Emile Chapelier, qui avait pour thème l’amour libre, et La Sacrifiée d’Edith Stevens. Elles furent représentées simultanément à trois reprises au mois de décembre 1907. C’est, comme nous l’avons vu, une période où des tensions importantes régnaient au sein de la colonie qui allait se dissoudre au mois de février suivant.

La propagande orale occupa donc une place importante dans la participation d’Eugène Gaspard Marin au mouvement anarchiste. Et, nous l’avons vu, il s’agit en effet d’un moyen de propagande très apprécié des anarchistes, parce qu’il permet l’appel aux sentiments du public et le contact direct avec les gens.

Toutefois, la presse occupait une part tout aussi grande des activités d’Eugène Gaspard Marin. Et nous allons nous étendre plus longuement sur l’étude de ses activités journalistiques. La raison en est double. D’une part, la presse est une source beaucoup plus abordable [37] de par le fait qu’il s’agit d’un support écrit. Elle permet donc une étude approfondie des thèmes qui y sont abordés et des idées qui y sont véhiculées, ce qui est impossible pour les conférences, dont, par définition, il ne reste plus aucune trace ; ainsi que pour le théâtre, ensemble d’histoires certes truffées d’idées anarchistes, mais qui sont simplifiées et schématisées, dans un souci de s’adresser à un large public.

D’autre part, les journaux constituent un instrument de propagande très employé par le mouvement anarchiste. Ils jouent tout d’abord un rôle d’éducation : les anarchistes sont convaincus que la révolution ne pourra s’accomplir que si elle est préparée dans l’esprit des hommes [38]. Cette caractéristique n’est d’ailleurs pas propre à l’anarchisme : par exemple, Jules Destrée et Emile Vandervelde insistent sur l’importante de la presse socialiste : “ Avant de se réaliser en fait, toute réforme doit d’abord s’être décidée dans un cerveau. La plus puissante influence sur les intelligences contemporaines s’exerce par la presse. Celle-ci était donc l’instrument indispensable de toute action politique ou économique que le parti socialiste, dès ses débuts, fut obligé de s’assurer de ce mode de communication avec l’opinion publique. La mission principale de cette presse, on le comprendra, fut d’intervenir dans la discussion quotidienne des événements politiques et économiques [...] Mais elle eut aussi pour but d’affranchir, d’une manière plus haute et plus générale, le travailleur de toute ignorance. C’est le manque d’instruction, le défaut de notions claires, et précises, l’absence de lumières scientifiques, qui tient encore tant d’hommes dans l’esclavage. A ceux-là, nos journaux s’efforcèrent, dans la mesure du possible, d’apporter, d’indiquer tout au moins des modes d’émancipation de leur esprit asservi” [39].

La presse assure aussi une liaison entre les groupes autonomes et tient lieu, en quelque sorte, de parti : les journaux informaient les militants de la situation du mouvement et assuraient une certaine organisation [40]. C’est le cas de L’Insurgé, organe du Groupement Communiste Libertaire : dans la rubrique Bulletin du G.C.L., il tient les militants au courant des réunions et assemblées générales du groupe, réunions dont il donne ensuite un résumé.

La presse anarchiste est donc une source incontournable dans une étude portant sur ce mouvement. Et même s’il est impossible de retrouver les articles de fond qu’a éventuellement écrit Eugène Gaspard Marin, l’étude des thèmes abordés dans les journaux auxquels il participa, d’une façon ou d’une autre, revient à faire un exposé de l’idéologie à laquelle il adhérait. Ces thèmes se retrouvent également dans les brochures anarchistes qui servent, d’une certaine façon, de complément à la presse, reprenant sous forme de synthèse un thème précis afin de le détailler, toujours dans un but de propagande. La brochure la plus célèbre à l’époque est celle de Georges Thonar intitulée Ce que veulent les anarchistes ; elle fut écrite en 1904 pour le Congrès des Anarchistes de Charleroi et publiée à plusieurs reprises par la suite. Mais chaque section du Groupement Communiste Libertaire éditait ses propres brochures. Celles de la colonie furent exclusivement l’oeuvre d’Emile Chapelier (Une colonie communiste. Comment nous vivons et pourquoi nous luttons, Les crimes obligatoires de l’Eglise romaine, Le communisme et les paresseux, Ayons peu d’enfants. Comment et pourquoi ?), à une exception près : Les anarchistes et la langue internationale espéranto, écrite en collaboration avec Eugène Gaspard Marin pour le Congrès anarchiste d’Amsterdam de 1907, auxquels ils furent envoyés comme délégués du G.C.L.

Participent encore à la propagande les cartes postales et les assiettes émises par la colonie. Les cartes postales représentent des scènes de la vie quotidienne au sein de la colonie. Les assiettes étaient peintes par Eugène Gaspard Marin et Felix Springael et reproduisaient des “ caricatures sociologiques” envoyées par “ des camarades artistes” [41] et des “ oeuvres d’artistes libertaires de renom” [42]. Ces deux support véhiculaient aussi des images et des idées anarchistes.

Les thèmes traités dans L’Insurgé, L’Emancipateur, Le Communiste et le Révolté ou dans les brochures de la colonie visent à une remise en question permanente de la société. Ce sont des poncifs de la littérature anarchiste [43] : l’antiautoritarisme, l’antimilitarisme, l’anticléricalisme, l’union libre, la limitation des naissances,... Les articles sont soit des extraits des oeuvres des théoriciens de l’anarchisme, soit des textes neufs s’inspirant des événements contemporains et des classiques de l’anarchisme. Comme ce sont des journaux dont le but premier est l’éducation du lecteur, on y trouve peu de rubriques d’information pure. Les seuls informations données sont celles en rapport avec le mouvement ou avec la lutte ouvrière. Les articles sont donc la plupart du temps des articles de fond.

Avant de parler plus en détail de ces idées, notons que ces quatre journaux se présentent sous la forme d’un cahier de quatre feuilles de 18 ✕ 27 cm pour Le Communiste et Le Révolté (tous deux imprimés à la colonie) et de 33 ✕ 50 cm pour L’Emancipateur et L’Insurgé (imprimés par G. De Behogne à Herstal, chez Georges Thonar). La fréquence de parution de ces journaux est très irrégulière, surtout à cause du manque de moyens financiers, récurrent dans la presse anarchiste. C’est ce qui explique la grande quantité de numéros doubles [44], moyen souvent utilisé par la presse anarchiste pour réduire les frais d’envoi, de papier et d’imprimerie [45] . Le titre de chaque journal est accompagné d’une devise :

  A chacun selon ses forces ; à chacun selon ses besoins pour L’Emancipateur.

 La Vérité te fera libre. La Liberté te rendra bon pour Le Communiste et Le Révolté.

 Tant que l’iniquité durera, nous, An-archistes Communistes Internationaux, nous resterons en état de révolution permanente pour L’Insurgé (du moins pour l’époque qui nous intéresse, soit les années 1906 à 1908), reproduction d’une phrase d’Elisée Reclus.

Les trois premières pages sont le plus souvent consacrées aux articles tandis que la quatrième est généralement réservée aux annonces diverses, entre autres pour des réunions, des conférences, la parution de brochures, les assemblées du G.C.L.

Mais revenons à ce qui est essentiel pour cerner la doctrine du mouvement auquel appartient Eugène Gaspard Marin : le contenu des journaux et des brochures.

A. La propriété.

Un des leitmotivs de l’anarchisme, tout comme du socialisme et plus tard du communisme est le rejet de la propriété. C’est, écrit Georges Thonar dans sa brochure intitulée Ce que veulent les anarchistes, “ un obstacle à la satisfaction des besoins des individus”. La propriété est considérée comme un vol et comme le fait de la loi du plus fort : des hommes s’approprient plus que leurs besoins au détriment d’autres qu’ils exploitent et qui sont privés du nécessaire vital. La propriété est aussi, selon les anarchistes, la cause de tous les vices et de tous les crimes [46].

Ce rejet de la propriété est un des premiers soucis des colons de Stockel. C’est le premier principe essentiel qu’ils adoptent dans leurs statuts : “ Personne ne pourra se réclamer propriétaire, même d’une partie du sol, des habitations, des instruments de travail ou des animaux, le tout devant appartenir à la colonie” [47]. Il est cependant prévu que si un colon quitte la communauté, il pourra emporter ce qu’il possédait en y entrant ou ce qu’il aurait acquis pendant son séjour, ainsi que les vêtements qui lui auront été donnés par la colonie. Et un autre principe découle de celui-ci : “ Aucun membre de la colonie n’aura droit à aucune espèce de rémunération pour sa collaboration à l’oeuvre commune ; tous consommeront librement selon leurs goéts et leurs besoins”. Toutefois, une répartition des bénéfices est prévue, car la colonie ne peut satisfaire tous les besoins de l’individu ; ce qui reste de l’argent gagné est donc partagé entre les colons quand le paiement de tout ce qui est nécessaire à la vie de la colonie est effectué [48]. Les colons admettent le fait que l’argent est un “ semeur de discordes”, mais ils reconnaissent ne pouvoir s’en passer tant qu’ils ne pourront produire tous les biens qui leur sont nécessaires.

Emile Chapelier, dans la brochure qu’il consacre à la colonie, rappelle les trois critiques essentielles adressées au prétendu droit de propriété [49] :

 Personne ne peut se dire propriétaire légitime d’un coin inoccupé de la terre parce qu’il faudrait prouver que ce coin a été fait seulement pour lui, ce qui est absurde. Et il est contraire à la justice de priver le reste du monde d’un bien pour en jouir seul.

 D’autre part, ce droit du premier occupant dont se réclament certains est annihilé par le droit de conquête admis par les lois et les coutumes.

 Enfin, le principe selon lequel on peut devenir propriétaire en travaillant et en économisant est contraire à la morale anarchiste car les revenus des économies ne reposent que sur l’exploitation et le vol.

Et c’est sur base de ces principes que la colonie a adopté la propriété commune. “ Nous savons trop bien, écrit Emile Chapelier, que, par la réunion de toutes nos forces, par l’intime solidarité de tous nos moyens, nous arriverons plus sérement à nous assurer, au moins pour l’avenir, une existence plus agréable que si chacun luttait pour son propre compte”.

Les journaux anarchistes que nous étudions contiennent une multitude d’allusions à ce rejet de la propriété et parfois un article plus ample lui est consacré. Par exemple, cet article d’un certain Rhillon [50], intitulé Le droit de reprise [51], qui commence par déclarer la propriété “ irrémédiablement condamnée”. Ce fait, dit-il, est depuis longtemps admis par le socialisme et il ne juge plus nécessaire de le démontrer. A partir de ce point de départ, et c’est ce qui rend son article intéressant, il traite de ce qu’il appelle le droit de reprise, c’est-à¬dire de la façon dont l’abolition de la propriété doit se réaliser concrètement. Les socialistes sont aussi opposés à la propriété mais ils n’agissent pas et prônent la conquête du pouvoir “ par le bulletin de vote” ou “ l’expropriation avec ou sans indemnité” et, par crainte d’effrayer les masses, ils n’ont pas donné suite à ce projet. Et les bourgeois qui parlent d’expropriation voudraient qu’elle soit gérée par une loi prévoyant des indemnités. Mais en attendant, ils “ peuvent jouir en paix des millions extorqués au prolétariat” et “ quand on a le ventre plein, on peut bien prêcher le jeéne”. Quand il parle des bourgeois, l’auteur se réfère bien entendu aux socialistes arrivés au pouvoir. “ En somme, pour les socialistes amorphes, le droit de reprise des richesses volées n’existe pas en temps normal. Il faut que les meurt-de-faim attendent l’ordre des grands Pontifes qui, seuls, ont autorité pour indiquer l’heure et le jour propices !”. Cette situation aurait pu durer éternellement si les anarchistes n’avaient pas fourni une alternative et montré que l’Etat était un poids mort pour la société, qu’il ne la changera jamais, et que les individus ne relèvent que d’eux-mêmes. Pour eux, le droit de reprise est absolu : “ Il doit être exercé dans toutes les occasions et aussi longtemps que l’iniquité économique régnera”. Tous les moyens peuvent être employés par les prolétaires pour reprendre ce qui leur appartient. Cet article est en fait un appel à la révolution, aux révolutionnaires qui doivent secouer les masses et susciter en eux la haine et l’esprit de vengeance.

Cet article n’est pas sans rappeler ce qu’avait écrit Emile Chapelier sur la révolution et l’expropriation. Si la colonie avait pour but d’être un exemple, il ne fallait pas se leurrer : ce n’est pas par la multiplication des milieux libres que la société nouvelle s’instaurera mais par la révolution et l’expropriation qui tôt ou tard aura lieu “ en droit ou en fait” [52] . Et le texte d’Elisée Reclus, Pourquoi sommes-nous anarchistes ?, va dans le même sens : “ Jamais aucun progrès soit partiel, soit général ne s’est accompli par simple évolution pacifique, il s’est toujours fait par révolution soudaine. Si le travail de préparation s’opère avec lenteur dans les esprits, la réalisation des idées a lieu brusquement” [53].

Le rejet de la propriété est fondamental dans la théorie anarchiste et c’est généralement le sujet principal, avec le rejet de l’Etat et de l’autoritarisme, dont traitent tous les théoriciens du mouvement. L’Insurgé, Le Révolté, Le Communiste, et L’Emancipateur ne font pas exception à la règle et s’inscrivent parfaitement dans cette lignée.

B. L’autorité.

Un des buts premiers est la destruction de toute forme d’autorité. L’autorité se traduit par “ la défense de la propriété individuelle”, c’est “ la force mise presque toujours au service du petit nombre pour asservir la masse” ; elle “ corrompt et démoralise deux qui la subissent”, elle pousse “ à l’arbitraire, à la violence” [54]. Les anarchistes prônent la liberté absolue parce qu’ils sont convaincus que les hommes peuvent se diriger eux-mêmes et de deux choses l’une : ou bien l’homme est capable de se conduire lui-même et il n’a alors pas besoin de maîtres, ou bien il n’en est pas capable et dans ce cas, il est inconcevable qu’il puisse diriger les autres.

Cela implique en premier lieu le rejet de l’Etat et de tous ses rouages [55]. L’Etat implique une intervention dans la vie publique et privée et donc, par définition, restreint la liberté humaine ; c’est un instrument de domination. Ce refus de l’Etat entraîne lui-même la négation :

 des gouvernements qui n’ont “ d’autre résultat que d’opprimer les hommes” ;

 du parlementarisme “ parce qu’il est pure hypocrisie” : il semble avoir de la valeur et trompe de cette façon l’électeur mais c’est un instrument d’autorité ;

 de la magistrature parce que les anarchistes ne reconnaissent à aucun homme le droit de punir les autres et parce que “ les faiblesses humaines se rencontrent chez tous les hommes” ;

 des lois et règlements qui sont des instruments d’oppression destinés à défendre la propriété et qui limitent la liberté des individus, forcés de respecter des obligations établies par d’autres ;

 du patronat : il est inutile et asservit la presque totalité de l’humanité et parce qu’il donne le pouvoir de réduire des gens à la misère.

Autant de thèmes qui sont repris régulièrement dans la presse. Par exemple dans le texte d’Elisée Reclus intitulé “ Pourquoi sommes-nous anarchistes” repris dans un numéro du Communiste [56] : “ Nous voulons nous dégager de l’étreinte de l’Etat, n’avoir plus au-dessus de nous des supérieurs qui puissent nous commander, mettre leur volonté à la place de la nôtre”. De même, dans un article intitulé “ La conscience devant la loi” [57] , Georges Belot dit que “ la conscience, c’est-à-dire la moralité exprimée de l’individu est, en principe bien plus respectable, bien supérieure, bien moins sujette à caution, bien plus intangible que la conscience ou la moralité de la Loi, conscience généralement si élastique et si incohérente, moralité si souvent acoquinée à des calculs d’intérêt et à des maquignonnages dissimulés”. La loi, dit l’auteur, est “ l’expression momentanée et codifiée de quelques individus, lesquels ne représentent en fait ni ne sauraient représenter qu’eux-mêmes” ; elle est imposée à une minorité écrasée et pire, à l’ensemble des citoyens “ au mépris des vues, de la conscience, du droit, et -comme c’est le cas fréquent -des bonnes raisons et du bon droit de ceux-ci !”.

Ces idées se retrouvent dans la brochure d’Emile Chapelier sur la colonie de Stockel-Bois : “ Sous quelque forme personnelle qu’elle se présente, l’autorité est donc bannie de tous nos rapports. Aux morales coercitives, nous opposons la vie active et harmonieuse des libres consciences” [58].

Cet antiétatisme provoqua la scission de la première Internationale lors de son quatrième congrès, tenu à La Haye en 1872, à la suite d’un conflit qui opposait Marx à Bakounine. Ce dernier était partisan d’un collectivisme, mais, à la différence du communisme, il prônait l’absence de toute contrainte et le maintien de la liberté individuelle : selon lui, la société doit être construite sur un accord librement consenti de tous, et non suite à la volonté d’un pouvoir autoritaire [59]. Ce collectivisme antiautoritaire s’était imposé au troisième congrès de l’A.I.T., qui se tint à Bruxelles en 1868, devint majoritaire au quatrième congrès, tenu à Bâle en 1869 et provoqua finalement l’éclatement de la Première Internationale au congrès de La Haye en 1872. Le conflit reposait sur l’opposition entre, d’une part, les antiautoritaires bakouniniens et leurs principes fédéralistes (selon lesquels l’Internationale devait être organisée sur base d’une fédération libre d’associations indépendantes) et, d’autre part, les autoritaires marxistes et leur tendance centralisatrice (accordant beaucoup de pouvoir au Conseil général de Londres, favorable à une nationalisation des moyens de production et à une concentration des forces sociales aux mains de l’Etat). La lutte s’acheva donc en 1872 avec l’expulsion de Bakounine de la première Internationale [60].

C. L’antimilitarisme.

Par définition, les anarchistes sont antimilitaristes et les journaux en parlent très souvent. Et nous verrons par la suite que c’est parce qu’il était antimilitariste qu’Eugène Gaspard Marin quitta la Belgique en 1914. Parmi les résolutions prises par les anarchistes lors du Congrès d’Amsterdam de 1907, certaines concernent l’anarchisme : “ Les forces armées au sein de l’Etat sont contraires à la liberté complète des individus. Il faut s’opposer à ces instruments de domination. Cela implique l’insurrection en cas de guerre” [61].

Tous les ans, au mois d’octobre, des avis sont adressés aux miliciens, qui soulignent l’absurdité qu’il y a à défendre la patrie : “ Dans quelques jours, vous serez revêtus de l’uniforme des ouvriers de la mort ; vous devrez tuer ou vous faire tuer pour défendre... la patrie. C’est absurde et criminel [62] ; “ Voici l’heure où, par fournées les enfants du peuple vont franchir le seuil des casernes : ainsi le veut la Goule-Patrie !” [63]. Il s’agit, bien entendu, d’allusions au service militaire, période de deux ans pendant laquelle on prépare les “ fils du Peuple” aux “ meurtres futurs” [64], sans qu’ils sachent de quoi il en retourne exactement. Un problème d’éducation se pose : on leur fait miroiter “ les beautés du militarisme” mais les éducateurs ne leur ont jamais parlé de “ la somme de hontes et de crimes que cachent les plis du drapeau”. Mais quand ils s’en rendront compte, les anarchistes espèrent que les jeunes s’opposeront au service militaire : “ Oui, si tu veux demeurer un homme digne, un homme conscient, si tu possèdes [...] quelque fierté native tu te révolteras, tu ne consentiras pas à revêtir la livrée d’infamie”.

Cet antimilitarisme repose sur deux argumentations. D’une part, les articles insistent sur le fait que les hommes ressortent plus dépravés de la caserne. Ils se transforment en soldats dont l’activité détruit celle de ceux qui édifient le monde en travaillant. Ils deviennent gauches, brutaux, alcooliques, lubriques. Une fois devenus soldats, ils sont les ennemis des leurs qu’ils n’hésiteront pas à tuer lors des grèves. Ils seront “ la honte de notre civilisation” [65] . De plus, l’armée est pour l’anarchiste un lieu réactionnaire par excellence : “ C’est là qu’elle [la société qu’ils combattent] forge ses éléments de conservation : l’électeur docile et moutonnier, le serf discipliné et soumis, le flic arrogant et grossier, le mouchard immonde” [66].

D’autre part, et c’est ce qui constitue le fondement de la théorie, l’antimilitarisme est basé sur le rejet du patriotisme et de la notion même de patrie. Celle-ci ne sert, pour les anarchistes, qu’à justifier les plus horribles crimes (parfois décrits avec une abondance de termes suggestifs [67]). Car si le terme patrie semble exprimer une idée noble, il ne repose cependant sur aucun fondement logique. La preuve en est que sa définition change au cours du temps suivant les ambitions des gouvernements : territoire gouverné par un même souverain, ou bien alors basé sur la race, sur des limites dites naturelles, ou sur la communauté de langue. Il ne s’agit en fait que d’un outil des puissants pour justifier leurs conquêtes et défendre la propriété [68] : “ Le patriotisme, sous sa forme la plus simple et la plus claire, n’est pas autre chose pour les gouvernants qu’une arme qui leur permet d’atteindre leurs buts ambitieux et égoïstes” [69]. Le patriotisme est une religion que, “ pour maintenir leurs privilèges, les

gouvernants cherchent à substituer aux religions qui s’écroulent” [70]. A quoi sert-il donc de défendre la patrie ? Non seulement cette notion ne repose sur rien mais en plus les soldats qui l’auront défendue ne recevront que la misère et la mort en échange ; ils devront tuer leurs proches lors des grèves et se battre pour les riches qui les ont exploités [71]. Ces idées furent développées entre autres par Tolstoï, théoricien anarchiste qui prône la résolution des différends entre les hommes par la discussion et le raisonnement [72]. Les anarchistes veulent que les prolétaires de tous les pays se donnent la main afin que les exploiteurs n’aient plus les troupes qui leur permettent de faire la guerre [73].

D. L’anticléricalisme.

Les anarchistes se disent opposés à la religion, “ de quelque manière qu’elle se présente parce qu’elle n’est qu’un reste d’ignorance ; qu’elle oppose la foi, la croyance au raisonnement ; qu’elle fausse le sens de la vie ; qu’elle est constamment au service des puissants à titre de moyen de domination ; qu’elle place le dogme en travers de toute recherche de la vérité” [74]. Les anarchistes se veulent humanistes. Ils croient en la bonté de l’homme et en la capacité de l’homme à se diriger lui-même. C’est pourquoi, comme nous l’avons vu, ils sont opposés à tout ce qui entrave un tant soit peu la liberté humaine. Or la religion est considérée comme une de ces entraves et fait partie des “ morales dogmatiques, à obligations et sanctions extérieures ou conventionnelles” auxquelles il faut s’opposer parce qu’elles forment “ un ensemble de commandements”, parce qu’elles sont irrationnelles et qu’elles “ servent à justifier les pires malhonnêtetés” [75].

Aussi l’Eglise est-elle une cible favorite de la presse et des brochures anarchistes qui lui reprochent en particulier son obscurantisme. Et chaque fois qu’ils constatent que l’inertie ou l’ignorance des hommes est due à l’éducation, ils reprochent à l’Eglise de donner un enseignement fermé, voire pervers : “ Ah cette sainte Ignorance, chère à tous les prêtres, chère à tous les piliers du pouvoir est bien la mère de tous les vices et de tous les crimes à l’aide desquels ils prétendent justifier leur métier de moralistes et de justiciers !”, écrit Emile Chapelier [76]. L’enseignement religieux a seulement pour but de maintenir l’exploité dans sa condition d’infériorité : “ Celles-ci [les religions] cherchent, par des sophismes, à légitimer l’exploitation et la domination” [77].

Pour les anarchistes en effet, la Bible et les livres sacrés sont pleins de contradictions, de “ turpitudes et d’ignominies” [78] : “ Ne voit-on pas la Trinité de la Crasse, du Crétinisme et de la Cruauté s’y souiller, à chaque verset [...]”. Et ils reprochent à l’Eglise de ne pas changer, de ne pas s’adapter à la science, de demeurer réactionnaire en dépit du fait que des personnes, en son sein même, ont fait la lumière sur ses contradictions.

Il y a donc, de la part des anarchistes, une nette volonté de se séparer de l’Eglise et de son enseignement. Et la colonie de Stockel aura le même objectif : “ Nous ne voulons pas que le cerveau de nos petiots soit souillé par les dogmes de la religion” [79].

Nous avons vu par ailleurs que, de son côté, la presse catholique n’avait pas été tendre avec la colonie. Les statuts de la colonie avaient prévu la possibilité d’attaques très virulentes de la part des catholiques : “ Une foule fanatisée, mettons par exemple des prêtres [...] peut ravager et incendier nos installations ou nous rendre la vie intenable par toutes sortes de procédés” [80]. Et, nous l’avons vu, outre les attaques de la presse, les prêtres du lieu dans lequel les colons vivaient s’opposèrent également à la communauté. La haine des anarchistes pour l’Eglise est donc réciproque. Les premiers reprochent à l’Eglise sont dogmatisme et son conservatisme. L’Eglise, quant à elle, ne pouvait que s’opposer à ces libres penseurs que son les anarchistes, qui refusent la religion, prônent la contraception ou appellent à la révolution.

E. Le syndicalisme.

Lors du Congrès de Charleroi de 1904, les anarchistes avaient accepté la participation de certains d’entre eux aux syndicats, voire même la création de syndicats, pour répandre leurs idées au sein du monde ouvrier [81] . “ Le syndicalisme révolutionnaire ouvre la marche du communisme car les syndicats sont des groupes tout préparés à recevoir l’éducation anarchiste, car les travailleurs qui comprennent l’utilité de se syndiquer pour lutter contre la société qui les opprime sont les plus aptes à comprendre ce que veulent les anarchistes” [82]. Cependant, l’anarchisme ne doit pas s’identifier au syndicalisme, mais plutôt le contraire. Le syndicalisme n’est perçu que comme un moyen de propagande des idées anarchistes.

C’est dans le même sens que vont les résolutions du Congrès d’Amsterdam de 1907. Il considère les syndicats comme des organisations de combat mais aussi comme des unions de producteurs pouvant servir à la transformation de la société capitaliste en une société communiste anarchiste. Il admet donc la création éventuelle de groupements révolutionnaires et recommande de soutenir les syndicats. Les anarchistes doivent constituer l’élément révolutionnaire dans ces organisations et soutenir les manifestations d’action directe qui ont un caractère révolutionnaire. Mais le Congrès précise bien que “ les anarchistes pensent que la destruction de la société capitaliste et autoritaire peut se réaliser seulement par l’insurrection armée et l’expropriation violente et que l’emploi de la grève plus ou moins générale et le mouvement syndicaliste ne doivent pas faire oublier les moyens plus directs de lutte contre la force militaire des gouvernements”. C’est donc en vue de la révolution et de l’expropriation que les révolutionnaires doivent orienter l’action syndicale [83].

Ces opinions, qui font l’objet de débats dans la presse, s’inscrivent dans l’évolution du mouvement anarchiste vers une tentative d’organisation et de développement de la propagande, dans le cadre de laquelle entre cette acceptation progressive du syndicalisme. Et, si le G.C.L. est relativement favorable aux syndicats, c’est seulement parce qu’ils peuvent servir de sources de recrutement car ils combattent “ certaines méthodes autoritaires et inopérantes employées dans les syndicats” [84]. Les syndicats anarchistes qui seraient éventuellement créés doivent donc réduire un maximum le fonctionnariat syndical et ne compter que sur la conscience des membres.

F. Les femmes.

Les anarchistes veulent accorder aux femmes les mêmes droits et les mêmes privilèges que l’homme. La femme ne doit pas être dévouée à la famille mais doit pouvoir se développer comme elle l’entend. Ils souhaitent donc que la femme reçoive une meilleure éducation [85].

Car, si la femme est “ le véritable paria de la société, surtout la femme du peuple”, c’est surtout à cause de l’éducation (en grande partie religieuse) qu’elle reçoit : “ Comment, à la façon dont jusqu’ici on a élevé la femme, peut-il en être autrement ?” [86]. A cause de ce manque d’éducation, elle est totalement ignorante de la question sociale et il est difficile de l’intéresser à une idée. Les femmes doivent participer à la construction de la société nouvelle et, malgré les circonstances atténuantes dont bénéficie la femme du peuple (“ l’ambiance, l’atavisme, la misère et aussi les travaux inférieurs, pénibles répugnants et fatigants à l’excès font de ces pauvres créatures des êtres inaptes à toute aspiration supérieure”), c’est à elles qu’incombe la charge de “ rénover leur propre genre de vie”. Pour cela la femme doit lire des “ choses sérieuses et instructives qui feront que, mieux que jamais, elle connaîtra le mal et concevra le bien”, afin de pouvoir participer au mouvement libertaire.

Des progrès ont été accomplis, mais “ notre droit moderne repose encore en grande partie sur le principe barbare de l’inégalité légale des sexes” [87] . Et de tous temps, la femme fut considérée comme un être inférieur et vouée aux tâches ménagères. Elle fut entièrement soumise à son mari et à l’autorité masculine en général. Et comme chacun doit s’affranchir de toute autorité, être libre et pouvoir penser et se diriger par soi-même, la femme doit se révolter contre cette autorité et chercher à avoir des connaissances plus étendues pour participer, avec l’homme, à l’émancipation de la société.

Cette volonté de faire de la femme l’égale de l’homme se retrouve également dans la colonie de Stockel et est affichée d’emblée, dans les statut de la communauté [88] : “ Dans la société capitaliste, la femme est surtout l’esclave de l’homme parce que son existence matérielle dépend de lui [...] Etant donné que l’on considère généralement la femme comme un être inférieur à l’homme, nous croyons nécessaire de spécifier que nous rejetons ce préjugé et que nous voulons assurer aux deux sexes les mêmes avantages pour qu’ils aient les mêmes libertés”. Il est donc prévu que la femme aura une part des bénéfices égale à celle de l’homme afin qu’elle ne soit plus “ indissolublement encha”née à son mâle”. Cependant, la réalité fut quelque peu différente dans la colonie. En 1906, lorsque la communauté a presque un an, Emile Chapelier écrit ceci : “ A l’Expérience, la femme est l’égale de l’homme ; elle a les mêmes droits et partant les mêmes devoirs [...] Nous n’avons pas de travaux masculins, ni de travaux féminins” [89]. Or les femmes ont peu participé aux activités de propagande, si ce n’est aux pièces de théâtre en tant qu’actrices. De plus, malgré ces affirmations, il existait bel et bien une séparation effective des tâches. Nous avons vu en effet, par exemple, que c’était les femmes qui faisaient la cuisine pendant que les hommes s’occupaient de leurs affaires.

Notons encore que si la femme doit être libérée de l’asservissement à l’homme, celui-ci ne doit pas non plus “ être l’esclave d’une union parce qu’il est de son devoir de ne pas abandonner sa compagne et ses enfants à tous les hasards de la misère” [90]. Les anarchistes sont, nous l’avons vu avec la pièce d’Emile Chapelier intitulée L’Amour en liberté, favorables à l’union libre. L’union libre implique l’absence de formalités légales avant l’union de deux êtres et l’indépendance de la femme et de l’homme5. Et de par le fait que la femme a les mêmes avantages matériels que l’homme et que le communisme fait que l’argent n’a plus de valeur entre les êtres, les hommes et les femmes s’unissent parce qu’ils s’aiment et non pour des raisons financières. Et aussi facilement qu’ils s’unissent, quand ils ne s’aiment plus, ils peuvent se séparer librement [91].

G. Le néo-malthusianisme.

Le néo-malthusianisme s’inspire des idées de Malthus qui constatait que la croissance de la population était géométrique alors que la croissance des moyens de subsistance était arithmétique. Si cette situation devait durer, elle allait aboutir, selon lui, à ce que toutes les ressources du monde ne seraient plus suffisantes pour nourrir toute la population. Il prônait donc une limitation des naissances par l’abstinence. C’est sur ce point précis que le néo¬malthusianisme entre en désaccord avec Malthus et propose une autre solution, à savoir la contraception, voire même l’avortement quand l’enfant n’est pas désiré.

Emile Chapelier consacra plusieurs brochures au sujet, parmi lesquelles Ayons peu d’enfants. Comment et pourquoi ? [92] Il y explique les raisons qui justifient la limitation des naissances et les moyens à employer. Il constate tout d’abord que tant qu’un décalage existera entre la croissance de la population et la croissance des moyens de subsistance, la misère, que les anarchistes veulent supprimer, existera toujours, tous les besoins ne pouvant être satisfaits. Et ce d’autant plus que la productivité de la planète est “ fatalement” limitée. Le seul moyen d’éradiquer toute source de pauvreté est donc de limiter les naissances. Mais il reproche à Malthus sa religiosité ; le seul moyen qu’il préconise est l’abstinence. Or, il cite le docteur Georges Drysdale qui a traité le sujet, la mortalité est plus considérable chez les abstinents parce qu’elle entraîne une dégénérescence intellectuelle et des déviations ignobles, voire criminelles, comme la masturbation, la pédérastie, le viol d’enfants,... Tout organe doit fonctionner normalement sous peine d’entraîner des perturbations dangereuses. Le besoin sexuel est pour lui partie intégrante de la vie et s’il est immoral pour certains, alors Dieu l’est aussi puisque c’est lui qui l’a créé. Toutefois, l’abus provoque également des troubles physiologiques ou moraux. Emile Chapelier prône donc un juste milieu entre la continence, qu’il définit comme étant le refus de toute satisfaction du besoin, et le dévergondage, fait d’exciter le besoin.

Selon Chapelier, les disciples de Malthus ont donc affiné sa théorie et ont apporté des solutions plus réalistes. La première d’entre elles est une éducation claire en la matière, qui évitera de susciter la curiosité chez l’enfant, et par là l’obsession. Il ne faut pas “ faire sous prétexte de morale un mystère de ce qui n’est qu’un phénomène parfaitement explicable et devant être expliqué”. La seconde solution est de ne pas faire d’enfants qui ne soient pas ardemment désirés. La femme ne doit devenir mère que si elle a les moyens de faire de ses enfants des êtres sains et forts. Et Emile Chapelier prend l’exemple des bourgeois qui ne font pas plus d’enfants “ que leurs exploités ne peuvent enrichir”. Au plus l’ouvrier a d’enfants, au moins bien il sait les nourrir et cela a des conséquences énormes : le corps et le cerveau ne peuvent se développer et pour se nourrir, les enfants doivent travailler très tôt ; de même la femme est forcée de travailler pour nourrir sa progéniture. Ce phénomène entra”ne une concurrence pour le mari et provoque une baisse des salaires.

Les bourgeois favorisent la reproduction des êtres les moins bien constitués alors que ce devrait être le contraire mais pour eux, c’est la quantité qui importe et non la qualité. Les hommes doivent pouvoir se reproduire en étant guidés par la raison. Il faut donc pouvoir rendre à volonté le coït infécond, ce que la science permet. Il faut pouvoir opérer une sélection artificielle, c’est-à-dire volontaire et consciente, à l’aide de la science.

Emile Chapelier prône donc l’usage de la contraception (au moyen d’une éponge imbibée d’un liquide antiseptique) et même l’avortement pour les “ dégénérés” qui “ ne peuvent s’abstenir de procréer”. Et à ceux qui lui rétorquent que la contraception est contre nature, Emile Chapelier répond que l’homme lutte perpétuellement contre elle et que la continence est aussi contre nature.

Le néo-malthusianisme est un sujet abordé à plusieurs reprises et c’est un thème de prédilection pour Emile Chapelier, qui lui consacra plusieurs articles, notamment dans Le Communiste. Dans un article intitulé “ Néo-malthusianisme. La loi de l’offre et de la demande”2, il critique les bourgeois qui ne font pas beaucoup d’enfants alors qu’ils affirment que Dieu bénit les grandes familles. “ Pourtant, s’il fallait faire beaucoup d’enfants, les riches devraient bien prêcher l’exemple : ici, le père ne doit point travailler pour gagner la croûte quotidienne, et la mère, elle, n’a pour les enfants d’autres charges que de les bien marier ; pour le reste, elle se paye des nourrices, des bonnes, des gouvernantes, etc.” Contrairement à leurs dires, les riches sont bien favorables à la limitation des naissances mais ce n’est pas par esprit d’humanité ou prudence familiale : “ C’est qu’ils ne veulent point, eux, que leurs enfants [...] n’aient point de quoi se débrouiller dans la vie”, c’est-à¬dire “ avoir au moins assez d’argent pour faire travailler les autres à sa place”. Par contre, pour le patron, il est intéressant que les ouvriers fassent beaucoup d’enfants car alors, la mère, obligée de travailler, fait concurrence à son mari. Et le patron peut baisser les salaires, ce qui a pour conséquence que les enfants doivent travailler à leur tour et donc faire concurrence à leur parents. “ Et si la prudence procréatrice ne venait petit à petit mettre une fin à cet état des choses, il n’y aurait plus que la mort par la faim pour libérer les individus de la souffrance, cela parce qu’ils seraient trop affaiblis et trop abrutis pour s’en libérer par la révolte”.

Dans un autre article, intitulé “ Libre maternité” [93], Emile Chapelier insiste sur le fait que cette situation est due au manque d’éducation des couples d’ouvriers : “ Esclaves, descendants d’esclaves, vous constituerez à vous deux une fabrique de nouveaux esclaves”. Ils ne peuvent conna”tre l’étendue des conséquences de leurs actes et les femmes deviennent mères sans savoir réellement ce que c’est qu’être mère. Pour remédier à ce problème, Emile Chapelier leur conseille d’étudier et de raisonner et de ne devenir parents que s’ils en possèdent les moyens.

Ce sujet illustre à merveille le rôle d’éducation que jouent les journaux anarchistes et les brochures, qui s’acharnent à faire prendre conscience aux ouvriers de leur condition, et qui les éduquent afin de les en sortir.


H. Le végétarisme.

A la fin de l’année 1905, tous les colons, nous l’avons vu, sont végétariens [94]. Et Eugène Gaspard Marin sera végétarien toute sa vie. Un numéro du Communiste reprend un texte d’Elisée Reclus, dans lequel celui-ci explique les raisons et les limites du végétarisme [95]. Si certains anarchistes sont végétariens, c’est par respect du monde animal. Elisée Reclus dit que les anarchistes sont dégoûtés par la souffrance des animaux que l’on mène aux abattoirs. Leur but est de vivre dans un “ milieu qui plaise au regard et qui s’accorde avec la beauté”. Or les abattoirs sont un lieu de violence et de tueries et la vue du sang et des “ boucheries pleines de cadavres” leur répugne. En outre, ils refusent de tuer “ l’animal laboureur qui nous donne le pain”. A cause de la laideur de ce spectacle et parce que la viande n’est pas indispensable dans l’alimentation de l’homme, ils sont végétariens. C’est pour les mêmes raisons de laideur que, d’autre part, ils sont opposés à la vivisection et, de manière générale, à toutes les pratiques qui font violence à la nature inutilement. “ La laideur dans les personnes, dans les actes, dans la vie, dans la nature ambiante, voilà l’ennemi par excellence !”. Cependant, précise Elisée Reclus, les anarchistes ne veulent pas fonder une nouvelle religion et par conséquent, ce principe du végétarisme ne doit pas sombrer dans l’excès et “ s’accommoder aux conditions ordinaires de la vie”. Le respect de la vie animale ne doit donc pas être poussé à l’extrême et les anarchistes ne se laisseront pas mourir de faim et de soif comme tel lama bouddhiste, lorsque le microscope nous aura montré une goutte d’eau toute frémissante d’animalcules”. Ils reconnaissent certes aussi la vie aux végétaux mais leur but est simplement de vivre le plus possible en harmonie avec le milieu qui les entoure.

Le végétarisme est une caractéristique essentielle de la vie des anarchistes pacifistes et est révélateur de leur volonté de vivre en harmonie avec le monde et la nature.

I. L’espéranto.

L’Expérience. Colonie communiste libertaire (provisoirement à Stockel-Bois). Le cours d’esperanto.

Eugène Gaspard Marin rédigea, en collaboration avec Emile Chapelier, une brochure sur l’espéranto. Et toute sa vie durant il pratiqua cette langue [96]. Cette brochure fut rédigée pour le Congrès anarchiste d’Amsterdam de 1907. Ce congrès avait pour but essentiel de resserrer les liens entre les différents groupes anarchistes et de créer une Internationale Libertaire qui pourrait faire contrepoids à l’Internationale socialiste. Cette fédération révolutionnaire communiste internationale ne devait pas avoir un objectif centralisateur, mais simplement servir de point de contact entre les groupes communistes libertaires de tous les pays, dont l’adhésion serait fondée sur le principe du libre fédéralisme. Une Internationale fut effectivement créée mais ne fera que végéter, la plupart des décisions du Congrès restant lettres mortes, à tel point que les activités de cette fédération prendront fin dès 1911 sans qu’aucun résultat probant n’ait été atteint [97].

Le rapport qu’Emile Chapelier et Eugène Gaspard Marin rédigèrent sur l’espéranto pour ce congrès ne fut pas lu à cause de la longueur des débats. Toutefois une résolution fut prise : il est conseillé aux militants anarchistes d’étudier l’espéranto pour les prochains congrès, afin de faciliter les débats de l’Internationale Libertaire. La multiplicité des langues est en effet considérée comme une entrave à la propagation des idées révolutionnaires et l’espéranto est une langue neutre et souple qui permet d’outrepasser cet obstacle [98].

Dans leur rapport, Emile Chapelier et Eugène Gaspard Marin, pour justifier l’adoption d’une langue internationale par les anarchistes, distinguent deux raisons principales [99] :

 La première est d’ordre sociologique : si tous les hommes pouvaient se comprendre entre eux partout dans le monde, l’humanité aurait accompli un immense progrès. La multiplicité des langues est un obstacle considérable à la communication entre les hommes et une des principales causes de la distance intellectuelle et morale qui existe entre les peuples.

 La deuxième raison qui justifie l’adoption d’une langue internationale est le fait que c’est un merveilleux outil de combat, une arme révolutionnaire. Un tel langage faciliterait les échanges d’idées entre les militants des différents pays et surtout au sein de l’Internationale Libertaire, éviterait l’enclavement des anarchistes dans leurs pays respectifs et serait un merveilleux moyen de propagande. Les résistances qui pourraient se manifester face à l’adoption d’un langage international ne seraient que le produit du patriotisme et donc de la domination. Pour éviter ce type de réactions chauvinistes, et parce que les langues existantes sont trop complexes et ne pourraient être apprises par le prolétariat qu’au prix d’énormes difficultés, il fallait trouver une langue nouvelle, simple à étudier. Or, la grammaire de l’espéranto a pour but de limiter les racines et de pouvoir exprimer un maximum de choses avec un minimum de moyens. C’est pourquoi elle ne comprend que seize règles absolues dont l’ensemble ne forme qu’une clé : avec quelques centaines de radicaux, on peut exprimer des millions de mots et des nuances très fines. La grammaire est inspirée de la logique, ce qui permet un apprentissage et un usage faciles de la langue. En outre, les radicaux ont été choisis de façon à avoir la plus grande internationalité possible, afin d’être reconnus par un grand nombre de personnes. Les deux auteurs mentionnent le fait qu’à l’heure où ils rédigent leur rapport, 32 périodiques s’écrivent déjà en espéranto, ce qui témoigne d’une généralisation progressive de son usage [100]. Dans la seconde partie de la brochure, ils présentent les éléments de la langue plus en détail afin de convaincre leur auditoire que l’espéranto est la langue à adopter de préférence aux autres projets présentés au congrès.

J. La lutte contre l’alcoolisme.

Régulièrement les articles de la presse anarchiste font allusion à l’alcoolisme. Notamment en ce qui concerne les soldats : selon eux, l’armée encourage les vices [101], parmi lesquels l’alcoolisme [102] . L’alcoolisme est défini par les anarchistes comme “ un ensemble de phénomènes sociaux caractérisés par l’assujettissement des hommes aux boissons alcooliques” [103] . Or l’anarchisme rejette toute forme d’autorité et d’influence extérieure. Et l’alcool, exerçant une influence sur les idées et la manière de vivre, constitue une contrainte extérieure et empêche l’affranchissement de l’esprit, sans ternir compte du fait que la consommation d’alcool rapporte de l’argent aux gouvernements capitalistes. Autant de raisons qui justifient, aux yeux des anarchistes, son bannissement.

4. Une forme d’engagement politique ?

Il est clair qu’Eugène Gaspard Marin n’a pas fait de politique au sens classique du terme. Mais, que ce soit par son adhésion à la colonie de Stockel, ou par ses activités journalistiques, il est incontestable qu’Eugène Gaspard Marin fut actif au sein du mouvement anarchiste. Pour ce qui est de la colonie de Stockel, c’est incontestable ; il fut le gestionnaire de la communauté aux côtés d’Emile Chapelier (le courrier lui est adressé, les contrats sont conclus à son nom, il est le gérant ou l’imprimeur des journaux publiés par la colonie). Il fut probablement même plus impliqué dans le projet que n’importe quel autre colon, dans la mesure où il resta à la colonie jusqu’à sa dissolution alors qu’il y était entré peu après sa création. En ce qui concerne ses activités journalistiques, sa participation est plus floue. Quand il est collaborateur d’un journal, ce n’est que pour des articles concernant la colonie et jamais pour des articles de fond ; ce n’est pas un théoricien, à moins qu’il ait fait usage de l’anonymat ou d’un pseudonyme. Et quand il est administrateur ou imprimeur d’un journal, certains pourraient se poser la question de savoir dans quelle mesure il adhérait aux principes que ces journaux véhiculaient.

Or il est clair que ces journaux véhiculent une idéologie bien identifiable, celle de l’anarchisme communiste et c’est logique puisqu’ils émanent tous du Groupement Communiste Libertaire ou de la colonie de Stockel, section de ce groupement, et plus tard du Groupement Révolutionnaire de Bruxelles, dont l’idéologie est bien celle de l’anarchisme communiste. Beaucoup d’historiens de l’anarchisme insistent sur la difficulté qu’il y a à décrire globalement les idées anarchistes et à distinguer les différentes tendances au sein du mouvement à cause de l’importance des différences individuelles. Et par exemple, Henri Arvon définit l’anarchisme en utilisant les éléments que les anarchistes eux-mêmes citaient pour se définir et souligne sans cesse la difficulté qu’il y a à extraire un mouvement d’idées particulier à partir d’un foisonnement de différences [104]. George Woodcock fait pareillement [105].

Ces deux auteurs ont donc écrit des ouvrages qui présentent les différents théoriciens ou le mouvement tel qu’il se présente dans un pays à une époque particulière mais ne font pas de synthèse des idées anarchistes ; tout au plus distinguent-ils vaguement l’anarchisme individualiste de l’anarchisme communiste. Daniel Guérin commence par dire qu’il existe “ bien des sortes d’anarchisme” mais précise un peu plus loin que malgré les diversités et les disputes doctrinales, “ nous avons affaire à un ensemble de conceptions assez homogène” [106] ; ensuite il fait un exposé des thèmes abordés par les anarchistes sous forme de synthèse. P. Lösche est le seul à définir l’anarchisme autrement que de la façon dont les militants se définissaient eux-mêmes. Il distingue quatre caractéristiques autour desquelles se greffent les différences entre les diverses tendances [107] :

 L’anti-institutionnalisme, c’est-à-dire le rejet de toute forme d’organisation exerçant une contrainte sur l’individu, qui implique la libre association.

 La critique de l’idéologie, celle-ci étant perçue comme l’expression d’un rapport de forces.

 L’objectif : une société sans autorité, c’est-à-dire une société construite de bas en haut par un fédéralisme des associations libres.

 La conception volontariste : il n’y a pas de stade transitoire avec un état fort dans le cheminement vers la société future. S’il est incontestable qu’une grande diversité existe au sein de l’anarchisme, au-delà encore de la division entre l’anarchisme individualiste et l’anarchisme communiste, Eugène Gaspard Marin fit partie d’un mouvement clairement identifiable et qui véhicule des idées précises. En outre, les idées auxquelles il adhère ne sont pas le fait d’un seul homme. Ce n’est pas à titre individuel qu’il milite : il fait partie d’une branche de l’anarchisme qui est plus structurée qu’il n’y paraît. C’est en effet un membre du Groupement Communiste Libertaire, dont la colonie de Stockel est une des composantes, et puis du Groupe Révolutionnaire de Bruxelles. Et, en tant que membre de ce groupe, il est incontestable qu’il fut engagé politiquement.

Suite :

06. Chapitre 2 : Eugène Gaspard Marin et l’Université Nouvelle.

07. Chapitre 3 : La place des trente années belges d’Eugène Gaspard Marin dans ses engagements ultérieurs.

08. Chapitre 4 : L’originalité du travail anthropologique d’Eugène Gaspard Marin.

09. Conclusion

10. Bibliographie