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Chapitre 1 : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique

Chapitre 1 : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique

Voir d’abord l’Introduction de ce Mémoire

Eugène Gaspard Marin passa les trente premières années de sa vie en Belgique. Né en 1883, il ne quittera en effet ce pays que lors de l’entrée en guerre en 1914 [1]. De 1905 à 1908, il fit partie de la colonie communiste libertaire de Stockel-Bois, appelée l’Expérience, et y fut très actif. C’est dans le cadre de cette communauté qu’il participa véritablement au mouvement anarchiste, et plus particulièrement à la propagande anarchiste, qu’elle soit orale (via des pièces de théâtre ou des conférences) ou écrite (via les journaux et les brochures).

Dans un but de clarté, nous séparerons ce chapitre en deux parties. L’une traitera de la colonie elle-même, et de la vie quotidienne au sein de celle-ci ; l’autre des activités journalistiques d’Eugène Gaspard Marin, ceci afin de pouvoir extraire la doctrine à laquelle il adhérait (pour autant que l’on puisse parler de doctrine anarchiste).


1. La révolte contre la “ prison” bourgeoise de son enfance.

Eugène Gaspard Marin (souvent aussi appelé Gassy) est né le 8 octobre 1883 à Watermael-Boitsfort au sein d’une famille relativement aisée. Sa mère, dont le nom de jeune fille était Alice Félicité Baudry, était une Anglaise de bonne famille et son père, Antoine (ou Toni) Marin était à la tête d’une petite entreprise de peinture : il dessinait, entre autres, des fresques dans les grandes maisons bourgeoises, ayant pour motifs principaux des dieux et des déesses grecques ou des anges [2] . Eugène Gaspard Marin dit lui-même avoir été élevé “ dans une large aisance” [3] . Mais très tôt, il s’insurgea contre ce milieu et surtout contre les idées de son père.

Il fit ses études au collège St. Boniface, où il dit avoir été “ de bonne heure écoeuré par les sophismes de l’apologétique catholique romaine et par les procédés éhontés que les prêtres emploient pour exploiter tous les sentiments humains” [4]. Il fut d’abord attiré par la minéralogie mais dut renoncer à cette discipline à cause de ses problèmes respiratoires [5]. Ceux-ci l’obligèrent d’ailleurs, à l’âge de 17 ans, à partir se soigner dans un sanatorium, d’abord au pays de Galles, puis en Sovélie (dans la partie méridionale de la Forêt Noire). Ses parents lui firent ensuite visiter l’Italie, son père ayant pour objectif de lui donner goût à l’art, ainsi que la Suisse et le Sud de la France où ils se rendaient régulièrement. Ces voyages confirment encore le fait que ses parents n’étaient pas dépourvus de moyens financiers [6].

A leur retour, son père tenta de l’initier à ses affaires ; il espérait en effet que ses deux fils lui succéderaient un jour à la tête de l’entreprise (car Eugène Gaspard Marin avait un frère, Victor, plus âgé que lui de 14 ans). C’est en travaillant avec son père qu’il se familiarisa avec les idées anarchistes. Voici le récit qu’il fait de sa rencontre avec les ouvriers de son père : “ Aussitôt mis en contact avec mes inférieurs, je fut désagréablement impressionné par la misère matérielle et morale où la société les maintient. D’abord je les plaignais et voyais dans le patronat un moyen d’améliorer leur situation. Je ne tardai pas à les aimer et à m’insurger contre les iniquités sociales et particulièrement contre le capitalisme et l’autorité, causes de tout le mal” [7]. Ces idées ne plurent pas à son père avec qui il entra bientôt en opposition.

Il traversa alors une période de malaise intense, ne trouvant aucun but à la vie et étant “ livré au désespoir et au dégoût du milieu bourgeois et antifraternel” dans lequel il se sentait “ enfermé comme un prisonnier dans sa cellule” [8]. Pendant cette crise existentielle, il découvrit les théories de Tolstoï et lut Résurrection, ouvrage écrit entre 1889 et 1899, dans lequel Tolstoï dénonce la société et son système politique, judiciaire et ecclésiastique utilisés dans le seul but de défendre les privilèges économiques et sociaux de la classe des riches [9]. Eugène Gaspard Marin y vit des idées qui correspondaient aux siennes et ce fut pour lui une révélation : “ Quoi, il y avait donc dans le monde des gens qui sentaient et pensaient par eux-mêmes, qui aimaient la vérité et le bien et qui lentement élaboraient un monde nouveau, libre et fraternel. Une immense révolution se produisit en moi et je renonçai immédiatement à suivre la voie que l’on m’avait en quelque sorte tracée” [10].

Il décida alors de suivre des cours de peinture artistique et malgré son opposition à ce projet, son père le fit finalement entrer dans l’atelier Boblant-Garin. A cause de ses idées subversives, il en fut expulsé un mois plus tard et reprit l’étude de la décoration auprès de son père. Cette situation ne le satisfaisait cependant toujours pas : “ Plus je pensais par moi-même, plus les préjugés bourgeois m’étouffaient” [11].

Il semble qu’au cours de cette période, il assista à quelques meetings anarchistes, malgré l’opposition de son père. Lors de l’une de ces rencontres, il entra en contact avec Emile Chapelier, dont il devait devenir bientôt un ami proche : “ Un jour, trompant la surveillance de mon père, j’assistai à un meeting anarchiste sur les horreurs de la guerre russo-japonaise. Le camarade Chapelier prit la parole et les idées qu’il exprima me réconfortèrent à tel point que j’allai le trouver chez lui pour lui soumettre les doutes que j’avais au sujet de ma situation” [12]. Les réponses vagues que Chapelier lui donna, refusant de l’influencer, le laissèrent pourtant dans un marasme encore plus grand.

Le 14 mai 1905, il décida de rendre à nouveau visite à Emile Chapelier, cette fois à la colonie de Stockel-Bois où ce dernier s’était installé depuis peu avec quelques amis. “ Tous me reçoivent comme un frère. Décidé d’en finir avec ma situation, je lui expose l’impasse dans laquelle je me trouve et mon envie irrésistible de quitter le milieu factice où je ne me sentais plus à l’aise. Voyant mon embarras, lui et ses compagnons offrent que je vienne habiter parmi eux. Je suis presque fou de joie. [...] Mon rêve de vivre une vie normale et de parler librement est enfin réalisé” [13].

Son père fit tout ce qui était en son pouvoir pour le décourager mais en vain et le 21 septembre 1905, Eugène Gaspard Marin s’installa définitivement à la colonie : “ C’est pour moi un immense soulagement, écrit-il dans le journal de la colonie qu’il commence ce jour-là, car je suis enfin affranchi de toutes les stupides conventions et de la vie parasitaire de ce qui s’appelle très modestement le monde” [14]. Cependant, même si son père était totalement opposé à cette idée de vivre dans une communauté anarchiste, il semble qu’il ait continué à donner de l’argent à son fils tout le temps que ce dernier y vécut [15]. Ce n’est qu’en 1909 qu’il conseilla à son fils de quitter la Belgique un petit temps afin de se faire oublier, s’il voulait encore recevoir quelque argent. Cela implique qu’il ait continuellement entretenu des rapports avec son père, malgré les tensions qui régnaient entre eux deux. Et peut-être peut-on voir là une contradiction dans son comportement : voilà qu’un anarchiste aurait accepté de l’argent issu en droite ligne du monde bourgeois qu’il méprisait tant.

2. La communauté de Stockel.

A. Les circonstances de la naissance de la colonie.

L’Expérience. Colonie communiste libertaire (provisoirement à Stockel-Bois). Le début.

La colonie communiste libertaire de Stockel, qui exista de 1905 à 1908, était la section bruxelloise du Groupement Communiste Libertaire [16] fondé le 25 juillet 1905 en vue de donner une organisation au mouvement anarchiste. Le G.C.L. est l’oeuvre de Georges Thonar, qui, depuis longtemps, voulait structurer le mouvement afin de mener une action commune et une propagande soutenue. Jusque là, l’individualisme et la crainte de l’autoritarisme avait toujours poussé les anarchistes à refuser toute forme d’organisation.

Suite à l’échec de la grève de 1902, les anarchistes tiennent deux congrès successifs, l’un à Liège et l’autre à Charleroi : tous admettent que des efforts doivent être faits dans le sens d’une plus grande organisation afin de faciliter la propagande4 [17]. Une importante grève avait en effet eu lieu en avril 1902, suite au rejet d’une proposition de loi déposée par Emile Vandervelde visant à introduire le suffrage universel pur et simple aux élections communales et provinciales. Emile Vandervelde déposa alors un nouveau projet de révision de l’article 47 de la Constitution qui devait être discuté à la Chambre le 16 avril. Le P.O.B. adopta une stratégie de pression extraparlementaire et des manifestations eurent lieu dans les grandes villes du pays. Des affrontements violents en découlèrent, faisant quelques morts et un grand nombre de blessés. Le mouvement se transforma dès lors en une grève générale d’une ampleur extraordinaire. Cependant, le projet de Vandervelde fut rejeté et une répression fut entamée contre les grévistes. Devant cette détermination du gouvernement, le conseil général du P.O.B. vota en majorité pour la reprise du travail le 20 avril [18]. Cette décision provoqua la déception des grévistes et les anarchistes voulurent profiter de l’occasion, en menant une action au sein des syndicats et en développant l’organisation et par là-même la propagande, y voyant une opportunité de développer leur mouvement au détriment du P.O.B. ; le rapprochement de celui-ci avec les libéraux n’étant du goét ni des anarchistes ni d’ailleurs de tous les militants du parti [19].

Lors du congrès qui se déroule à Charleroi en 1904, les anarchistes acceptent unanimement l’idée d’une fédération, celle-ci devant permettre une concertation permanente qui mènerait à une propagande soutenue. Cette idée, imposée par Georges Thonar (issu du P.O.B.), homme d’organisation, appuyé par Emile Chapelier, semble simple mais elle n’est pas évidente pour les anarchistes qui, par définition, sont hostiles à toute organisation qui pourrait impliquer un minimum d’autorité. Et si le principe en avait été accepté dès 1891 [20] et lors du congrès de 1901, il ne fut cependant pas concrétisé à cause des trop nombreuses résistances. Pour la première fois, en 1904, des mesures concrètes sont prises en matière de propagande, but premier du congrès, même si les modalités pratiques ne font pas toujours l’unanimité. Cependant, ces résultats sont en partie dus au fait que le congrès est un congrès communiste libertaire [21], dont les objectifs sont, d’une part, de rassembler les anarchistes au moyen d’une certaine organisation qui leur permettrait d’agir avec plus de méthode, et, d’autre part, de prendre des mesures concrètes pour développer la propagande (que ce soit par les conférences, les imprimés, ou les bibliothèques).

Le projet d’organisation, entièrement élaboré par Georges Thonar, en quelque sorte leader du mouvement à l’époque, parle d’un fédéralisme libertaire basé sur la collaboration volontaire : chaque groupe et chaque individu garde son autonomie, et personne n’impose de décisions (ce qui permet de vaincre les réticences de ceux qui craignent l’apparition d’un certain autoritarisme). L’organisation de la fédération reposerait sur trois types de rassemblement :

• Des sections locales, cercles d’études et de propagande, destinées à former les membres au moyen de conférences abordant des sujets aussi bien sociaux que scientifiques.

• Des groupes de concentration se réunissant mensuellement.

• Et enfin la fédération libre, sans statut, tenant un congrès annuel.

La publication d’un bulletin informerait de l’état de la propagande et des nouvelles parutions, et serait assurée chaque fois par un autre groupe afin de développer les contacts entre les différentes branches de la fédération (et par là-même d’éviter une centralisation excessive). La Fédération amicale des anarchistes de Belgique était créée, du moins sur le papier, et un bulletin para”tra effectivement dans L’Insurgé (le journal de Thonar), mais beaucoup plus modeste que ce qui était prévu d’abord.

D’autre part, le congrès de 1904 aborde la question de savoir si les anarchistes peuvent prendre part aux syndicats, voire même en créer. Il ressort des résolutions prises que le mouvement évolue clairement vers le syndicalisme révolutionnaire, alors qu’auparavant, l’éventuelle participation aux syndicats était acceptée uniquement dans un but de propagande. Le congrès estime en effet que l’anarchiste a les mêmes intérêts que le socialiste et qu’ils peuvent donc s’associer, non seulement à des fins de propagande mais aussi en vue d’obtenir des améliorations de leurs conditions de vie (élément nouveau qui était loin de faire l’unanimité au sein des anarchistes). Il est donc favorable à ce que les anarchistes entrent dans les syndicats ou en créent de nouveaux et collaborent même à la création de fédérations neutres de syndicats et d’une Confédération générale du travail [22].

Cependant, la Fédération amicale des anarchistes de Belgique ne parvient pas à prendre son envol et une importante initiative sera prise en matière d’organisation suite à une des nombreuses crises financières dont font l’objet la presse anarchiste. En 1905, Georges Thonar, éditeur et administrateur de L’Insurgé, veut faire de son journal, qui est en proie à d’importantes difficultés [23], une entreprise communiste. Il crée donc en juin 1905 le Groupement Communiste Libertaire (G.C.L.), dont fera partie la colonie de Stockel, et lui confie la propriété de son journal, son financement et sa rédaction, lui-même en restant administrateur. Le G.C.L. a également d’autres objectifs parmi lesquels l’organisation de la propagande et de la solidarité, et il envisage de fonder une colonie communiste et une école libertaire. A la fin du mois de juillet, une assemblée générale approuve les statuts et le 15 octobre, se tient à Liège un congrès anarchiste chargé d’étudier deux questions : la fondation d’une colonie communiste et l’attitude à adopter en cas de guerre.

Lors de ce congrès, Thonar précise que le groupe s’adresse aux personnes qui sont convaincues de la nécessité de renforcer l’organisation de la propagande anarchiste (le groupe est donc conçu comme étant fermé). Le G.C.L. adopte une déclaration dans laquelle il précise que son but est de propager les théories communistes anarchistes définies par la Déclaration de principes adoptée au congrès de Charleroi en 1904I [24] :

Les nouveaux membres ne seront admis au sein du groupe qu’à l’unanimité des voix, et non au sein des sections.

Les adhérents devront payer une cotisation mensuelle.

Les sectionnaires devront se réunir tous les trois mois dans la mesure du possible, mais au moins une fois par an et toutes les fois que la situation l’exige.

En outre, Georges Thonar suggère que les groupes organisent des cercles d’études comme il en était prévu dans les résolutions du congrès de 1904 ; ces cercles d’études devant servir non seulement à la propagande mais également au recrutement de nouveaux membres [25].

Au mois de juillet 1905, la colonie de Stockel-Bois est donc créée et sera une des sections du Groupement Communiste Libertaire.

En mars 1906, une nouvelle assemblée générale se tient et les résultats sont assez encourageants : le nombre de membres et de sections ne cesse d’augmenter ; le groupe a su assurer la survie de L’Insurgé et organiser des meetings, des cercles d’études, ainsi que la publication d’ouvrages de propagande [26].

Le 22 juillet 1906, l’assemblée générale a lieu à la colonie. Celle-ci a pris une grande importance dans le G.C.L. malgré les objections formulées par Georges Thonar quant à ce genre d’expériences de vie en communauté. Lors de cette assemblée générale, l’organisation du G.C.L. est encore renforcée, notamment en ce qui concerne les conditions d’admission de nouveaux membres, et ce afin d’éviter l’infiltration d’ennemis. En outre, la structure du groupement est également perfectionnée : désormais, le responsable d’une section est chargé de l’organisation de cette section et le G.C.L. a un trésorier [27].

Cependant, le G.C.L. ne soulage pas les difficultés financières de la presse anarchiste, alors que c’était son but premier ; et L’Insurgé, qui avait été rebaptisé L’Emancipateur, se trouve face à d’importants problèmes financiers [28] et, à cause de ceux-ci et de l’incident Schoutetens [29], le journal cesse de paraître. De plus, les contacts entre les différentes sections et le secrétaire général Thonar diminuent. Enfin toutes les sections reprochent au groupement sa tendance centralisatrice et décident sa dissolution lors de la dernière assemblée générale en août 1907. Il est toutefois décidé qu’il continuera d’exister sous forme fédérative, de par les relations nouées entre les membres lors des meetings ; et que la propagande doit être développée au sein des syndicats [30].

Cette dissolution du G.C.L. représente un échec cuisant pour Georges Thonar car elle a lieu quelques semaines avant le congrès d’Amsterdam organisé dans le but de créer une fédération anarchiste internationale. A la fin de l’année 1907, il tente de réactiver le mouvement. Mais certaines sections lui reprochent d’écarter ceux qui n’ont pas les mêmes idées que lui (Thonar veut éviter en effet que des camarades ne se réclament du G.C.L. s’ils n’adhèrent pas à sa conviction). En outre, elles jugent qu’une fédération anarchiste ne peut être créée du centre et à l’initiative d’une seule personne. Et enfin, elles refusent les règlements. Peu de monde répond donc à l’appel lancé par Georges Thonar mais il s’obstine et nomme un secrétaire général, un trésorier, un administrateur et un rédacteur [31].

Entretemps, le groupe qui gravitait autour de la colonie de Stockel a donné naissance au groupe révolutionnaire de Bruxelles qui s’oppose à Thonar en ce qu’il refuse les statuts et les règlements mais qui veut bien participer avec lui à la propagande [32]. Eugène Gaspard Marin continuera à faire partie de ce groupe jusqu’à la dispersion de ses membres en 1909 [33].

Vers 1908-1909, après l’échec de la colonie, il rejoignit le P.O.B. [34] Par la suite, il participa à la fondation de La libre pensée prolétarienne et s’efforça encore de propager l’espéranto, notamment via le journal Liber pensula. Il publia encore diverses brochures sur ses sujets préférés : le néo-malthusianisme, l’anticléricalisme, la propriété,... Cependant, lors de l’arrivée de Staline au pouvoir en U.R.S.S., il adhéra au Cercle Marx-Engels, croyant en l’avenir du communisme, et ce malgré sa condamnation du totalitarisme stalinien. Il fut encore, jusque vers 1930, secrétaire générale de la section belge des Libres Penseurs Prolétariens mais ensuite, il fut beaucoup moins actif. Il écrivit épisodiquement des articles pour le périodique Le réveil syndicaliste et participa aux manifestations qui eurent lieu en faveur de Lazarévitch et de Victor Serge, tous deux retenus en Russie pour avoir défendu la liberté d’expression. Et puis il arrêta toute activité jusqu’à sa mort [35] .

Vers 1902, Emile Chapelier fait la connaissance de Valentine David qui deviendra rapidement sa compagne. Née en 1873 en Flandre Orientale dans une famille catholique, elle fréquenta l’école de 4 à 12 ans, et ensuite elle entra dans un atelier de couture. Lorsqu’elle avait 14 ans, sa mère mourut et son père se remaria avec une mégère qu’elle ne put supporter. Elle entretint dès lors des relations agitées avec sa famille et la quitta finalement, mais, contrairement à ses trois soeurs qui étaient devenues nonnettes, elle continua à travailler. Elle pratiqua divers petits métiers (parmi lesquels celui de demoiselle de magasin chez un marchand de chaussures) et vécut très pauvrement jusqu’à l’âge de trente ans, c’est-à-dire jusqu’au jour où elle rencontra Emile Chapelier et se mit en ménage avec lui. Tous deux travaillaient et arrivaient alors à gagner suffisamment d’argent pour vivre. C’est au contact de son compagnon que Valentine David fut acquise aux idées anarchistes ; et elle l’assista dans ses activités de propagande. Sa famille était mécontente de la voir unie à un anarchiste mais elle rompit toute relation avec celle-ci [36].

Les autres membres de la communauté arriveront deux semaines plus tard dans la maison de Stockel. Deux autres personnes étaient déjà présentes lorsqu’Eugène Gaspard Marin vient les rejoindre. Il s’agit de Catherine Vanderheyden et de son compagnon Dominique Bocquet. Catherine Vanderheyden est née à Bruxelles en 1882 dans une famille ouvrière de douze enfants négligés par leurs parents qui consacraient l’essentiel de leur temps à leur travail. Vers 1890, son père partit en Amérique et sa femme l’y rejoignit quelques mois plus tard avec Catherine. Pendant trois ans, celle-ci fréquenta une école du New Jersey puis, de treize à seize ans, exerça le métier de repasseuse. Sa mère revint alors avec elle à Bruxelles mais mourut peu de temps après. Son père mourut également plus ou moins à la même époque en Amérique. Catherine est dès lors élevée par son oncle, mais celui-ci l’empêcha de voir Dominique Bocquet, un autre membre de sa famille avec qui elle s’entendait bien, à cause de ses idées subversives. A l’âge de 19 ans, elle décida donc de partir pour New York et parvint à réunir suffisamment d’argent pour y faire venir son compagnon. Celui-ci est né à Bruxelles en 1880 dans une famille ouvrière de dix enfants. Il fut élevé par ses grands-parents et fréquenta l’école jusqu’à l’âge de 13 ans. Ensuite, il apprit le métier de tailleur avec son grand-père. Pour diverses raisons (sa santé, le manque de travail) il fut obligé d’exercer divers métiers. A cette époque, il se familiarisa avec les idées socialistes : il entra dans une société de libre pensée appelée La Libre Belgique et s’inscrivit au P.O.B. qu’il quitta rapidement, préférant la révolution aux luttes parlementaires. A 20 ans, il partit rejoindre Catherine Vanderheyden en Amérique. Là, il erra de ville en ville en pratiquant les métiers les plus divers (colleur d’affiches, nettoyeur de wagons, électricien,...) et finalement revint avec sa compagne à Bruxelles, où il ouvrit avec ses frères un atelier de ferronnerie. Il voulut donner à ses ouvriers la plus grande liberté et un salaire élevé mais ses affaires périclitèrent et c’est à ce moment qu’il rejoignit, avec Catherine et sa fille, Louise, Emile Chapelier à Stockel [37]. A la fin de l’année 1905, il retournera cependant aux Etats-Unis pour travailler, emmenant sa compagne et sa fille [38].

Le 21 septembre 1905, arrive au sein de la colonie Eugène Gaspard Marin dont nous avons déjà vu en détail les circonstances qui le firent adopter les idées anarchistes et les motifs qui le firent vouloir tenter l’expérience avec Emile Chapelier.

Le 5 janvier 1906, une autre personne se rajoute au nombre des colons. Son nom est François Paul. Il est né en 1880 dans le Brabant dans une famille de six enfants. Son père, au départ propriétaire d’une ferme, avait dilapidé son argent et était devenu cabaretier à Bruxelles. Il vécut pauvrement avec son fils et bientôt, tomba malade et mourut quand François Paul avait sept ans. Il vécut alors avec sa mère, et reçut une éducation catholique contre laquelle il se révolta. Assez rapidement il exerça la profession de cordonnier et évolua, à la même période, vers l’anarchisme. Vers l’âge de 18 ans, il fit partie de différents groupes libertaires à Bruxelles. Il va ensuite en Allemagne où il erre de ville en ville puis vécut encore trois ans en Angleterre. A son retour, il se joignit aux colons de Stockel jusqu’au mois de mars où il s’en alla vivre avec une jeune fille à Bruxelles ; il entretiendra cependant encore de nombreux contacts avec les colons [39].

Le surlendemain, arrivent encore quatre autres personnes. Il s’agit de Félix Springael et de Philippine Loeckx, accompagnés de leurs deux enfants, Henri et Egide [40]. Ils viennent de Couvin, mais, François Paul est le dernier dont la vie fait l’objet d’un compte-rendu dans le journal d’Eugène Gaspard Marin. Tous quatre partiront en février 1907 [41].

Un mois plus tard, un peintre en bâtiment nommé Alphonse Schoutetens entre dans la colonie, tout en continuant son métier pour accroître les ressources de la communauté. D’après une allusion d’Eugène Gaspard Marin, il ne semble toutefois pas être familiarisé avec l’anarchisme : “ S’il n’est pas encore très conscient, il ne nous fait pas moins part de très beaux sentiments qui l’animent” [42]. Quelques semaines après l’arrivée d’Alphonse Schoutetens, son fils, Georges, le rejoint ; il a quatorze ans et vient de quitter sa famille en Flandres, où il reçut une éducation catholique et apprit le métier de tailleur [43].

Le 1er août 1906, Jeanne Martin, qui deviendra plus tard la compagne d’Eugène Gaspard Marin, entre à la colonie avec son compagnon Antoine Mathay, qui continuera à la colonie son métier de cordonnier. Ils sont accompagnés du fils de Jeanne Martin, Gustave [44]. Antoine Mathay partira au mois d’août 1907, suite à des problèmes de relations avec Jeanne Martin ; il ira à Paris où il comptait ouvrir un magasin de chaussures [45].

Au mois de novembre 1906, Adolphe Mercier, qui fut le souffleur des colons lors de leur tournée théâtrale, s’installe à la colonie jusqu’en mars 1907, mais, même après son départ, il continuera à être le souffleur lors des représentations de La Nouvelle Clairière [46] .

En juillet 1907, les colons proposent à un homme nommé Georges Belot de s’installer à la colonie en attendant d’avoir trouvé une situation. Celui-ci, revenu sans ressources de Haïti, avait en effet menacé de se suicider et avait envoyé son testament philosophique à Emile Chapelier. Il s’en ira trois mois plus tard [47].

Enfin, le dernier à devenir colon sera Marcel Byllon, un caricaturiste parisien, en décembre 1907, c’est-à-dire trois mois avant la dissolution de la colonie [48]. Il sera un des derniers à quitter la colonie.

Les colons de Stockel ne seront donc jamais très nombreux. Leur nombre se situera, dans le meilleur des cas, entre dix et quinze, et encore faut-il tenir compte, dans ce chiffre des quatre enfants. Ce chiffre concerne seulement les colons permanents. Car à ceux-ci s’ajoutent quelques personnes qui ne font qu’un passage dans la colonie et ne restent que quelques jours, pour des motifs très divers. En voici quelques exemples :

Suite à une conférence qu’Emile Chapelier donna chez un certain docteur Lafosse à la fin du mois de septembre 1905, quatre artistes vinrent s’établir à la colonie, désireux de tenter l’expérience. L’un d’eux partit presque immédiatement et les trois autres s’en allèrent quelques jours plus tard, se déclarant “ adversaires du milieu libre comme moyen de propagande et d’agitation” [49].

A deux reprises, les colons accueilleront des déserteurs hollandais. En juin 1906, un nommé Jef leur fut envoyé par des camarades de Wavre : il logea à la colonie jusqu’à ce qu’il fût enrôlé dans l’Armée du Salut, un mois plus tard. Quelques jours après l’arrivée de Jef, un autre déserteur hollandais, Hendrick, et sa compagne Henriette (tous deux anarchistes et végétariens comme les colons de Stockel) vinrent chercher refuge à la colonie [50]. Ils partirent peu après Jef parce qu’ils “ n’étaient plus en sûreté à la colonie à cause des nombreux mouchards qui fréquemment nous honorent de leurs visites” [51].

En juillet 1907, un camarade israélite expulsé de Russie vint loger à la colonie pour apprendre la typographie et travailler pour la propagande. Il ne parlait pas le français et les contacts étaient donc limités. Cependant il resta deux mois [52].

A partir d’août 1907, Laurence Leclercq et Paschal Rousseaux, tous deux acteurs, logèrent régulièrement à la colonie pour faciliter les répétitions des pièces de théâtre [53].

Le fait que les colons ne soient pas nombreux et qu’ils reçoivent régulièrement des visiteurs n’est pas non plus une exception. La colonie libertaire de Saint-Germain par exemple ne comprend pas plus qu’une dizaine de personnes mais reçoivent de “ nombreux camarades passagers” [54]. La colonie d’Aiglemont ne comprenait pas plus de personnes. Néanmoins, le fait que l’expérience du communisme ne portât que sur une petite poignée de gens suscita des critiques. Un article publié dans la Chronique [55] insiste sur le fait que la communauté ne comprend que quatre hommes, deux femmes et trois enfants et que “ ce n’est pas, on en conviendra bien terrible”, d’autant plus que les expériences de communisme sont courantes. Et l’article cite les paroles prononcées par Emile Vandervelde à ce sujet : “ Dans ces conditions, il me paraît tant soit peu excessif de parler d’expérience ‘peut-être décisive’. Deux femmes d’âge différent, quatre hommes unis par des liens d’amitié, peuvent aisément vivre ensemble. [...] C’est, en somme, la famille élargie, avec cette différence que l’on choisit ses compagnons et que l’on ne choisit pas ses consanguins”. Des personnes s’interrogent donc sur la capacité d’un échantillon aussi petit à prouver que l’expérience est réussie et qu’elle peut être appliquée à une grande échelle.

Et il est vrai que l’échantillon est petit et très petit même. Car, à part les hommes qui sont véritablement anarchistes et qui savent vers quoi ils se dirigent, il y a des enfants qui ne peuvent encore être très empreints d’un sentiment communiste et des femmes dont on peut contester la “ conscience” communiste. Leur background n’indique pas, en effet, qu’elles étaient très actives. Elles furent généralement acquises aux idées anarchistes par leurs maris. Et de même Valentine David ne fit qu’apporter une aide pratique à son compagnon, Emile Chapelier : “ C’est elle qui spontanément mettait de l’ordre dans ses livres et ses paperasses, classait ses documents et au besoin les cherchait et qui faisait en un mot toute cette besogne aussi ingrate qu’obscure qui absorbe une si grande part des loisirs d’un militant” [56]. Et ces femmes ne faisaient en réalité que suivre leur mari quand celui-ci décidait d’aller vivre en communauté, comme c’est le cas par ailleurs de la majorité des femmes des communautés utopistes [57].

D’autre part, la grande majorité des membres, permanents ou provisoires, de la colonie sont issus du prolétariat et d’un milieu très pauvre et peu éduqué. C’est une situation très répandue d’ailleurs dans l’ensemble des communautés utopistes où, à côté de la masse des ouvriers, paysans et artisans, il n’y a que peu d’intellectuels et de professions libérales [58]. Et pour certains d’entre eux, s’installer à la colonie est simplement un moyen de survivre. Beaucoup n’ont d’ailleurs pas de travail. D’autres, de passage, logent à la colonie en attendant de trouver du travail. On serait donc en droit de se demander jusqu’à quel point leur conscience communautaire était poussée et probablement les relations parfois conflictuelles entre les colons sont dues en partie à cette situation.

A cet égard, Eugène Gaspard Marin semble faire figure d’exception. Nous avons vu qu’il était issu d’une famille aisée et qu’il avait fait ses humanités. Son instruction était par conséquent supérieure à celle des autres membres de la communauté. Sur une carte postale, nous le voyons d’ailleurs donner des cours aux autres [59]. Et ceci explique sans doute le fait qu’il fut en quelque sorte le bras droit d’Emile Chapelier dans la gestion de la colonie, en dehors de l’amitié qui les liait. Il rédigea avec ce dernier les statuts de la colonie, participa avec lui au Congrès anarchiste d’Amsterdam de 1907, pour lequel ils avaient rédigé ensemble une brochure sur l’espéranto [60]. C’est avec lui que fut signé le contrat de bail pour la location de la maison de la rue Verte ; c’est encore avec lui que fut conclu le contrat d’achat du matériel d’imprimerie que la colonie acquit en avril 1907 [61]. Il avait donc certaines responsabilités qu’il était peut-être le mieux à même d’assumer étant donné son statut social plus élevé que celui de ses compagnons. D’autre part, c’était peut-être lui qui, avec Emile Chapelier bien sûr, était animé de la plus grande conscience communautaire. Il sera le dernier, par exemple, à quitter la colonie.

La colonie se composait donc essentiellement de personnes pauvres, sans grande instruction, et cet état de fait est peut-être la cause de certains conflits qui surgirent, et notamment au moment où la colonie rencontra de grandes difficultés financières.

b. Les problèmes d’entente.

Déjà moins d’un an après la création de la colonie, Eugène Gaspard Marin fait état, dans son journal, des difficultés qu’ont les membres de la communauté à s’entendre. Le 17 janvier, 1906, il écrit : “ En arrivant ici, chacun de nous a conservé des tares résultant de notre hérédité et des influences du milieu malsain où nous avons grandi :

1. Le régime coercitif et propriétaire nous a fait adopter certaines expressions et attitudes autoritaires et individualistes qui, dans ce milieu plus libre et plus fraternel, s’accusent avec brutalité : elles froissent et énervent.

2. Au lieu de faire part de ses griefs à la personne intéressée, on préfère généralement les dire à des gens qui ont les mêmes raisons de se plaindre que soi ; et, petit à petit, sans le savoir, il se fait de part et d’autre tout un bilan de griefs ; les choses s’enveniment, et la discorde éclate.

3. La conséquence du 2°, c’est qu’au lieu d’apprendre à connaître soi-même et les autres, et partant, de s’aimer, on s’illusionne et on devient impropre à s’entendre dire ses défauts : on songe à riposter bien plus qu’à se perfectionner” [62] .

Il souligne ensuite le fait que des disputes étaient inévitables, car personne ne sait changer sa mentalité “ du jour au lendemain”. Une grave dispute avait en effet éclaté entre les membres de la communauté qui résolurent ensuite d’user toujours de “ cette franchise fraternelle qui tient de l’amour et dont aucun être conscient ne peut être froissé” [63].

Tous les colons ne font pas toujours preuve d’un esprit communautaire exemplaire. Par exemple, au mois d’août 1906, Alphonse Schoutetens disparut avec une somme d’environ 200 francs appartenant à la colonie [64]. Celui-ci reprochera par la suite à Emile Chapelier d’être trop autoritaire et dira avoir agi en tant qu’anarchiste et avoir simplement disposé de sa liberté. Cet incident, pour le moins anodin, suscitera un important débat et de nombreuses critiques de la part de la presse, et en particulier de la presse catholique [65]. Il est révélateur, en tout cas, du fait que l’unanimité ne régnait pas parmi les colons en ce qui concernait les idées à adopter.

De plus la promiscuité, due à l’exiguïté du logement [66], provoque également des tensions ; en janvier 1907 par exemple, alors que la colonie traverse une période de grandes difficultés financières : “ Plusieurs d’entre nous supportent mal le coude à coude forcé et constant de tous les autres et les difficultés matérielles qui nous ont poursuivi au cours de tout l’hiver, ont aigri certains caractères” [67]. Et à nouveau cette remarque, un an plus tard : “ Pour la seconde fois, nous avons pu constater que le coude à coude perpétuel et forcé était très défectueux en ce sens que les travers de chacun (désordre, malpropreté, etc.) s’y trouvaient multipliés par les défauts de tous, et ne tardaient pas à rendre la vie très peu agréable et émoussaient les initiatives individuelles” [68].

La promiscuité, la difficulté qu’il y a à s’adapter à la vie en communauté créent donc des problèmes qui peuvent parfois à aboutir à des disputes importantes. Dans la première mention que fait Eugène Gaspard Marin de ces conflits relationnels dans son journal, il note en effet : “ La colonie vient d’être à deux doigts de sa perte” [69] . Et de fait, ces problèmes d’entente seront une cause non négligeable de l’échec de la colonie et de sa dissolution. Et là encore, la colonie de Stockel n’innove pas. Dans beaucoup de communautés de ce type, les gens éprouvent des difficultés à soumettre perpétuellement leurs intérêts à ceux de la communauté. A cela s’ajoute le découragement dé aux difficultés matérielles, la misère quotidienne persistante et l’absence de perspectives d’avenir encourageantes [70].

Tous ces points sensibles transparaissent très bien dans les remarques faites dans le journal d’Eugène Gaspard Marin lorsque quelqu’un quitte la communauté. Par exemple lorsque Félix Springael s’en va avec sa famille, le 11 février 1907, Eugène Gaspard Marin les qualifie de révoltés “ dont toute la révolte procède des idées de haine et de vengeance” et les considère comme dangereux parce que ces sentiments se manifestent à tous propos envers n’importe qui. Selon lui, Félix Springael et les siens ne supportaient pas les gens qui étaient plus actifs qu’eux ou qui ne partageaient pas leurs idées. Et il se demande : “ Quelle part leurs principes et nos difficultés matérielles ont-elles eu dans l’aigrissement de leur caractère et leur manque de bonne volonté et de bonne camaraderie envers les autres colons, c’est pour nous une bien grave énigme” [71]. Ailleurs, il souligne encore le danger “ que constituait la présence d’un tel homme parmi nous, d’un germe aussi morbide dans un embryon encore aussi jeune et aussi frêle que le nôtre” [72].

A ces problèmes spécifiques à la vie communautaire, s’ajoutent des problèmes très communs : il s’agit des problèmes relatifs aux couples. Ceux-ci ne concernent à priori pas les membres de la communauté, mais, de par la promiscuité, ils affecteront l’ensemble de la colonie. Au mois de juillet 1907 par exemple, Antoine Mathay et Jeanne Martin se disputent régulièrement parce que lui veut un autre enfant et elle non. Après un mois de discussions incessantes, ils se séparent et Antoine Mathay part à Paris dans le but d’ouvrir un magasin de chaussures. Plus tard, il réclamera son fils Gustave qui partira également à Paris [73] . L’humeur des colons sera encore plus atteinte par le couple Emile Chapelier -Valentine David. Emile Chapelier avait introduit Laurence Leclercq (actrice) à la colonie parce qu’il avait une liaison avec elle. Valentine David s’en doutait et manifestait sa jalousie et Emile Chapelier lui reprochait de le jeter dans les bras d’une autre. Il mettra ses désirs en scène dans une pièce de théâtre intitulée L’Amour en Liberté. Les acteurs y jouent leurs propres rôles et à la fin de l’histoire, Valentine unit elle-même les deux autres parce qu’elle comprend que l’amour libre est ce qu’il y a de mieux. C’était un moyen, pour Emile Chapelier de justifier à l’avance sa liaison avec Laurence. Cependant, jouer cette pièce est une situation pour le moins difficile pour Valentine et embarrassante pour Laurence, si bien qu’au mois de décembre, Valentine voudra partir. “ La situation est intenable” écrit alors Eugène Gaspard Marin dans son journal. Chapelier oblige Valentine à rester et à dormir avec lui et Laurence [74]. Peu importent les péripéties suivantes [75]. Eugène Gaspard Marin interviendra auprès des protagonistes pour tenter de trouver une solution mais il s’en repentira : “ Tout ceci commence singulièrement à m’écoeurer et je regrette fort de m’en être occupé jusqu’ici” [76]. La situation persiste jusqu’au mois de février 1908 [77] et, après de multiples épisodes finit par éclater ; le 12, Eugène Gaspard Marin a une discussion avec Emile Chapelier : “ Indigné de voir jusqu’où ce mâle a pu aller pour conserver auprès de lui contre son gré une femme dont il se sait à présent haï, je lui signifie ma résolution de quitter la colonie car je ne vois plus en lui qu’un intrigant cabotin sans dignité ni conscience anarchiste, et je ne puis sanctionner plus longtemps sa conduite par ma présence auprès de lui. Il me répond par sa propre démission et me certifie que ni lui ni ‘sa’ femme [Valentine] ne remettraient plus les pieds à la maison commune” [78]. Le jour suivant, Emile Chapelier change d’avis et veut rester mais tous les colons lui signifient leur décision de démissionner. Il décide alors de quitter la colonie et Valentine fait de même (et rejoint Antoine Mathay à Paris) [79]. Peu après, Marcel Byllon “ est averti qu’il est traqué comme étranger et qu’il n’a que le temps de partir s’il ne veut être expulsé” [80]. Eugène Gaspard Marin et Jeanne Martin sont dès lors les seuls à rester encore à la colonie.

Suite

03. Chapitre 1 (suite) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. La vie de la communauté.

04. Chapitre 1 (suite) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. Les relations extérieures

05. Chapitre 1 (fin) : Eugène Gaspard Marin et l’anarchisme en Belgique. La dissolution de la communauté.

06. Chapitre 2 : Eugène Gaspard Marin et l’Université Nouvelle.

07. Chapitre 3 : La place des trente années belges d’Eugène Gaspard Marin dans ses engagements ultérieurs.

08. Chapitre 4 : L’originalité du travail anthropologique d’Eugène Gaspard Marin.

09. Conclusion

10. Bibliographie