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Chapitre II La nouvelle Fédération anarchiste et les anarchistes

Après le congrès de Bordeaux de 1952 et la “ prise de pouvoir ” de la tendance communiste libertaire, le mouvement anarchiste se retrouve en danger de mort. Si une réaction s’opère assez rapidement autour de l’équipe de L’Entente anarchiste, ce regroupement paraît encore trop faible pour pouvoir relancer les idées de l’anarchisme traditionnel. Le coup porté par Fontenis aux tenant de l’anarchisme traditionnel apparaît fatal, d’autant plus que nombre de militants semblent résignés. Il s’en suit une période d’un an et demi où les seuls opposants à la ligne anarchisme-lutte de classe vont se retrouver à travers L’Entente anarchiste, Contre courant et l’Unique (les deux derniers restant essentiellement des publications à caractère individualiste).

Les derniers opposants au sein de la Fédération anarchiste sont “ éliminés ” après le congrès de Paris de mai 1953 et la disparition de la FA au profit de la Fédération communiste libertaire. Néanmoins, autour de militants dévoués, une nouvelle Fédération anarchiste va émerger, en parallèle de la FCL, dès décembre 1953. De cette date à la fin des années cinquante, la place de la nouvelle Fédération dans l’élaboration théorique et tactique ne va cesser de se confirmer, parallèlement à la chute progressive du mouvement communiste libertaire. Toutefois, nous verrons que l’échec de la FCL ne se traduit pas par la fin de la doctrine anarchiste communiste, qui se développera à travers les réflexions de l’équipe de Noir et Rouge.

C’est essentiellement à travers l’évolution idéologique de ces deux groupes que vont s’élaborer les formes de pensées qui éclateront au cours des années soixante et sur les barricades de mai-juin 1968. Enfin, il ne faudrait pas oublier les différents événements qui ont marqué la décennie. En effet, la cristallisation des rapports des deux blocs d’une part, et la tournure prise par la guerre d’Algérie (avec ses implications sur l’évolution politique de la France et de la IVème République) d’autre part, nous permettent d’appréhender différentes formes de pensées chez les anarchistes face aux guerres et plus particulièrement celles de décolonisation.

D’emblée, ces constatations amènent et imposent plusieurs questions qui paraissent indispensables. En effet, dans le climat si particulier de la reconstruction du mouvement en 1953, on peut se demander dans quelle mesure l’événement FCL a-t-il influencé la pensée et l’action des anarchistes ? De plus, peut-on y voir la source de nouvelles formes de pensées et dans cette optique, voir dans les conceptions libertaires des années cinquante les sources des revendications politiques de Mai 68 ? Pour répondre à ces questions, nous nous attacherons en premier lieu à la phase de reconstruction du mouvement anarchiste, qui court jusque l’année 1956 ; puis nous analyserons cette période de reprise de dialogue et d’élaboration théorique que représente la fin des années cinquante, à travers les réflexions au sein de la Fédération anarchiste et de Noir et Rouge.

A) Des débuts hasardeux

C’est officiellement en décembre 1953 que la nouvelle Fédération anarchiste prend naissance. Réunis autour des “ rescapés ” de l’épisode Fontenis, la nouvelle fédération se construit sur des bases largement influencées par les récents événements qui ont secoué le mouvement libertaire. Les anarchistes qui doivent reconstruire le mouvement se retrouvent donc devant plusieurs problèmes : doivent-ils afficher le même esprit qu’en 1945 et prêcher avant tout le rassemblement unilatéral des anarchistes ? Quel doit être leur rapport face à la doctrine communiste libertaire ? En tout cas, il est certain que la nouvelle organisation s’insère dans un contexte particulier qui ne peut pas ne pas l’influencer. C’est dans et à partir de ce contexte que vont s’élaborer les principes et l’idéologie de base de la nouvelle Fédération.

Un contexte particulier

Il nous faut d’entrée insister sur cette période particulière du mouvement anarchiste en 1953. “ L’affaire Fontenis ” a gravement secoué les anarchistes et leurs idéaux. Cette dérive semble conditionner nombre de militants qui avaient œuvré à la reconstruction du mouvement après 1945. A la mi-1952, pour les tenants de l’anarchisme traditionnel, le mouvement va mourir.

La FA ayant disparu pour faire place à la FCL, des militants vont tenter de la reconstituer et Jean Maitron nous indique que dans ce but “ L’Entente procéda le 25 décembre 1953 à sa dissolution pour participer à ce regroupement. ” Cette dernière remarque nous laisse suspicieux car le dernier numéro de L’Entente anarchiste est daté du 8 février 1953. La nouvelle Fédération est l’émanation du congrès de Paris de décembre 1953 et Maurice Joyeux affirme que c’est à sa librairie, au Château des brouillards, que les négociations pour sa création eurent lieu. Il nous renseigne aussi sur l’évolution du mouvement à cette époque : “ L’année 1953 fut une année de réflexion. L’année 1954, celle de la parution du Monde libertaire, fut une année décisive. ” En effet, l’année 1954 est marquée par un événement qui va renforcer les militants dans leurs convictions de dérive communiste du mouvement anarchiste et discréditer la récente Fédération communiste libertaire : la parution du Mémorandum Kronstadt. Maurice Joyeux remet l’événement à sa place tout en s’accordant quelques raccourcis : “ Ce manifeste publié par les militants du groupe Kronstadt, pour dénoncer l’OPB à laquelle trois d’entre eux avaient collaboré et dont tout le monde dans ce groupe, à commencer par la Berneri, connaissait l’existence, fut certainement utile, encore que lorsqu’il parvint à notre connaissance, la Fédération de Fontenis était pratiquement liquidée. ”

Si on ne peut en 1954 affirmer le liquidation de la FCL, il est clair que le coup porté par le manifeste est dur, notamment en raison de la place du groupe Kronstadt au sein de la FCL ; en effet, ce groupe, anciennement groupe Sacco Vanzetti, est le groupe le plus important numériquement parlant. Pour la nouvelle FA, c’est le “ le groupe le plus vivant et le plus important de cette fédération. ” Rédigé par Serge Ninn et Blanchard, le mémorandum de 67 pages dénonce l’orientation autoritaire de la FCL et l’existence de l’organisme secret OPB. Pour eux, la FCL n’est devenu qu’un parti aux mains d’un seul homme, Fontenis : “ Je mettais en cause Fontenis en disant cela. Il y a eu élimination systématique autour de Fontenis. Ce qui mène à dire que Fontenis à fait de l’OPB une organisation à lui, dont il serait en une certaine mesure, le dictateur, tourné vers des activités dictatoriales. ” Le manifeste parle alors de déviation bolchevique, voire stalinienne.

Edité par Aristide Lapeyre, le mémorandum assoit surtout la crédibilité de la nouvelle organisation tout en discréditant la FCL. Si la FA n’en sort pas agrandie, elle en sors tout du moins plus soudée et donc renforcée. Toujours dans leurs accusations, les auteurs dénoncent “ l’élimination d’individus qui n’acceptent plus les méthodes de l’OPB et ceci par des moyens malhonnêtes. C’est par exemple, le cas de Leval, Vincey, Joyeux, éliminés par l’OPB et même par Fontenis. ” Si Georges Fontenis ne voit dans ce texte que mensonges et calomnies, le coup porté au communisme libertaire, sous l’œil attentif d’un Lapeyre, apparaît assez dur au moment où plusieurs tensions éclatent au sein de la FCL et au moment où sont dénoncés “ les actes de vandalisme commis par le LIB dans le domaine des idées ” et sa bolchevisation.

Un deuxième événement va avoir influencer la consolidation de la nouvelle fédération. Deux ans et demi après la Noël 1953, les anciens de L’Entente, estimant que la nouvelle FA offrait par son comportement une idée étroite de l’organisation, favorisait de plus en plus les menées de la Franc-maçonnerie et pratiquait la collusion avec le courant politique socialiste , rompirent avec elle, et le 25 novembre 1956, à Bruxelles, participèrent à la constitution de l’AOA, Alliance ouvrière anarchiste, expression de langue française du mouvement anarchiste international. Basé sur la libre entente, hostile aux statuts, règlements, cartes d’adhésion, l’AOA considère les communistes libertaires comme “ des égarés dans le mouvement anarchiste ” . Selon les conceptions de l’Alliance, “ la lutte des classes (…) est à présent dépassée ”, le mal à combattre, “ c’est l’autorité sous toutes ses formes et actuellement, sa forme la plus virulente, c’est la hiérarchie. ”

L’AOA veut être “ l’instrument de liaison, d’information et de coordination (…) des individualités et des groupes locaux, régionaux et affinitaires qui gardent leur complète liberté d’action et une autonomie complète. ” Elle se refuse à organiser ; elle “ a pour seule cellule l’individu ” et “ chaque anarchiste adopte pour lui-même ses propres règles de conduite et détermine lui-même ses propres obligations envers ses compagnons. ” Ceux de ses adhérents syndicables voient dans l’anarcho-syndicalisme le complément du mouvement anarchiste auquel il “ ajoute un programme social pour l’immédiat, une école préparatoire à l’anarchie. ” Ils adhèrent à la CNT ou demeurent dans l’autonomie, compte tenu des réserves qu’ils peuvent émettre de cette Centrale. L’AOA publie un périodique ronéoté L’Anarchie.

Le mémorandum du groupe Kronstadt et à un degré moindre la constitution de l’AOA nous renseigne sur un état d’esprit qui ne va pas cesser de s’affirmer au cours des années suivantes : la peur du complot et plus précisément du complot marxiste. Maurice Joyeux confirme cette pensée : “ Pendant des années on va parler de Fontenis. Il deviendra le grand méchant loup ; celui dont vient le mal. Attitude commode permettant de masquer nos propres erreurs. ”

Principes et idéologie

Les militants qui ne se reconnaissent pas dans l’orientation communiste libertaire réussirent assez rapidement à se regrouper en une fédération. Cette entreprise s’effectua sous l’impulsion de militants comme Joyeux, Fayolle, Laisant ou les frères Lapeyre : “ A Bordeaux, Paul et Aristide Lapeyre, qui ne sont pas des rêveurs, vont réagir avec rapidité. Dès le mois de mai, ils organisent un rassemblement de tous les anarchistes de leur région. (…)A Paris, tous les anarchistes qui étaient restés en marge de l’organisation pour des motifs divers comprirent le danger qui menaçait l’anarchisme traditionnel. ”

Rendus circonspects par ce qui venait de se passer, les militants anarchistes vont préciser à nouveau leurs conceptions et, surtout, vont prendre toutes les précautions utiles pour que l’organisation soit à l’abri d’un éventuel changement de majorité. Ces thèses et ces mesures vont être rassemblées dans une brochure de treize pages, les Principes de base. Pour les conceptions, le cadre reste assez général et on se contente de demander à chaque adhérent de se prononcer pour l’abolition de l’État et son remplacement par le Fédéralisme libertaire, contre le racisme et le colonialisme sous tous ses aspects, pour l’abolition du capitalisme et de la notion d’autorité, et enfin pour la notion de libre coopération entre individus. En outre, “ les anarchistes condamnent toutes les théories autoritaires parmi lesquelles celles inspirées du marxisme, au même titre que du cléricalisme, du monarchisme ou du fascisme… ” Ces statuts de l’organisation apparaissent donc très généraux, ce fait peut s’expliquer par une volonté de rassembler le plus grand nombre d’anarchistes au sein de la fédération.

En ce qui concerne l’action de la FA, celle-ci reconnaît “ l’existence de toutes les tendances libertaires au sein de l’organisation ” et affirme même leur “ nécessité ” . L’autonomie de chaque groupe et la responsabilité personnelle et non collective sont reconnues. Chaque adhérent peut demeuré isolé s’il le désire. Au niveau de l’organisation, on voit l’apparition d’un Comité de relations, élu par le congrès, composé d’un secrétaire général, d’un secrétaire aux relations extérieures, d’un secrétaire aux relations intérieures, d’un secrétaire aux relations internationales et d’un secrétaire aux relations internationales. Ce comité est crée “ dans le but de faire connaître les informations, suggestions, propositions pouvant émaner d’un groupe ou d’un individu. ” Deux autres comités viennent compléter le tableau : un Comité de lecture qui “a pour fonction d’assurer la rédaction régulière du Monde libertaire ” et un Comité d’administration. En ce qui concerne le Comité de lecture, tous les articles sont soumis à son appréciation et son recrutement
s’effectue par cooptation. On voit donc que c’est en ce qui concerne l’organisation au stade national que les militants ont avant tout voulu se prémunir.

Si les principes de base ne peuvent être modifiés que par le congrès, deux principes sont clairement jugés inchangeables et indiscutables : l’autonomie des groupes et le pluralité des tendances, ce qui donne à la nouvelle fédération son caractère synthésiste. La nouveauté (pour une organisation libertaire) réside dans la création d’une “ Association pour l’étude et la diffusion des philosophies rationalistes ”. Elle trouve son origine dans l’affaire Fontenis et la liquidation de l’ancienne FA. En effet, elle est constituée pour mettre à l’abri le mouvement anarchiste “ de jeunes moins anarchistes que révoltés, et d’anciens moins libertaires que politiques ” après “ la prise en main du mouvement, grâce à des manœuvres politiques, par un commando qui sombra misérablement. ” L’anarchie est déclaré comme bien inaliénable et c’est pour cela que le congrès de Paris de janvier 1954 “ a donné la propriété morale et légale du mouvement et de ses œuvres à une Association pour l’étude et la diffusion des théories rationalistes dont les membres sont recrutés par cooptation. ” et notamment dans le but de mettre le mouvement à l’abri “ des ambitions de politiciens inavoués, pour ne pas le laisser à la merci d’éventuelles majorités de congrès ”. La lecture des membres de cette Association nous montre le poids que peuvent avoir certains hommes dans cette période de reconstruction ; ainsi, on retrouve les noms de Devriendt, Joyeux, Laisant, Paul et Aristide Lapeyre, Prevotel…

Rédigés par Charles Auguste Bontemps et Maurice Joyeux, les Principes de base de la nouvelle Fédération anarchiste permettent de mettre en lumière nombre de points. Ils confirment tout d’abord l’influence de certains militants au sein de l’organisation. En outre, la FA représente et devient alors le bastion synthésiste de l’anarchisme français. Mais comment expliquer le ralliement d’anarchistes comme M. Joyeux, fort proche des conceptions plateformistes, à la synthèse, “ solution bâtarde, invertébrée, inapplicable et avec laquelle nous tricherons constamment ” ? La réponse se trouve dans l’état général du mouvement à cette époque ; en effet, la synthèse peut apparaître comme la solution du moindre mal pour nombre de militants profondément choqués par la dérive FCL. Maurice Joyeux confirme cette remarque tout en regrettant l‘attitude de certains militants et des groupes de province : “ La province restait indécise, tout en reprochant aux parisiens leur centralisme. A part Bordeaux, la province ne fut jamais en état de prendre conscience des remous profonds qui secouaient la société. A cette époque charnière sa contribution ne dépassait jamais l’évocation têtue de ce qu’elle se rappelait des évangiles des grands anciens, c’est-à-dire pas grand chose ! A peine née, la Fédération anarchiste risquait d’éclater. Seule une organisation souple pouvait conserver un semblant d’unité aux groupes ! ”

Si les principes ne paraissent pas marquer un tournant important dans la pensée anarchiste, notamment pour leur caractère très général, ils consacrent le divorce entre marxisme et anarchisme. En effet, le rejet inconditionnel du marxisme va devenir à partir de ce moment un élément identitaire de la nouvelle Fédération anarchiste. L’affaire Fontenis a prouvé le danger que représente le marxisme pour les théories libertaires et les fondateurs de décembre 1953 auront une attention particulière à toute apparition marxiste au sein du mouvement. D’ailleurs, l’évolution de la FCL et sa fuite en avant sont une preuve irréfutable de l’impossibilité de cette optique : “ Pour Guérin d’abord, pour Fontenis ensuite, il s’agit d’introduire dans le mouvement libertaire, aux côtés d’un esprit libertaire aimable, le matérialisme historique musclé que l’on doit à Monsieur Marx ! ” Ce qu’essaye de dénoncer Maurice Joyeux, c’est l’élaboration du marxisme
libertaire, “ cet élément hybride, croisement contre nature, sans perspective de reproduction ” .


La principale originalité est donc “ l’Association pour l’étude et la diffusion des théories rationalistes ”. Cet organisme révèle l’esprit dans lequel les militants envisagent l’organisation ; avec un tel “ dispositif de sécurité ”, il est maintenant clair que la Fédération ne cessera d’être ce que ses fondateurs ont voulu qu’elle soit : une organisation solide à l’abri de tout complot. Vu les circonstances particulières de sa création, l’Association apparaît comme un garde-fou à toute tentative de prise en main.

Au cours des deux années qui vont suivre le congrès de Paris et la reconstitution de la FA, on ne peut pas parler de reprise de dialogue dans l’élaboration théorique. Les militants doivent ainsi se contenter de l’affirmation de certains principes auxquels les fondateurs semblent attachés. Cette difficulté s’explique par les obligations immédiates des militants FA qui s’occupent avant tout de restructurer le mouvement, notamment avec l’élaboration du Bulletin intérieur et surtout du Monde libertaire, dont le premier numéro date d’octobre 1954. Dès janvier 1955, Raymond Beaulaton établit un bilan de la situation et admet que la reconstruction du mouvement s’avère plus lente que prévu : “ Certes, la FA reconstituée n’est pas parfaite ; si elle s’est fixée comme but de rassembler, dans une même famille, les anarchistes de toutes affinités, quelques-uns sont encore enclins à observer et se demandent s’ils doivent ou non faire partie de la famille, parce qu’une légère rigidité subsiste dans la décentralisation libertaire que le congrès de 1953 s’était fixé. ”

Il en profite pour montrer ses conceptions sur les intellectuels, responsables selon lui du déclin du
mouvement : “ L’intellectualisme est dangereux pour la Révolution !” C’est ce même personnage qui relance la question de la place du syndicalisme dans la Fédération (et qui ne cache pas où vont ses préférences) : “ Le Mouvement Anarchiste a toujours considéré le Fédéralisme syndical comme l’armature de la société libertaire de demain et, par conséquent, le syndicalisme comme arme primordiale à la préparation révolutionnaire. ” Toujours dans un bel esprit synthésiste, les militants de la FA insistent sur la nécessité des syndicats en appelant la création d’une Commission de relations syndicales de la FA, ils seront pourtant déçu quelques mois plus tard avec la formation de l’AOA. Néanmoins, un Comité anarchiste de relations syndicales est crée en juillet 1955 dans le but “ de coordonner l’action des anarchistes dans la lutte sociale, selon les méthodes révolutionnaires d’action directe, à travers toutes les organisations syndicales et parmi les salariés syndicalistes inorganisés. ” Aristide Lapeyre appelle lui aussi au rassemblement, mais juge que certaines conditions doivent être remplies, à commencer par l’attitude des militants : “ Ce qui a crée la mésentente anarchiste, c’est la peur de la diversité des opinions, l’idée que le lecteur ou le militant est trop bête pour pouvoir les confronter utilement et qu’il faut nécessairement choisir pour lui. ” Le congrès de la Maison verte en mai 1955 relance le débat sur l’orientation du mouvement : l’heure n’est plus à la reconstruction et c’est Joyeux et Lanen qui préviennent les militants : “ La FA est en train de crever de vieillissement ; on ne recrute pas, pourquoi ? ”

Quel bilan peut-on tirer de ces réflexions en 1955 ? A première vue, le mouvement anarchiste dans sa globalité apparaît profondément divisé. La Fédération anarchiste qui s’est reconstituée en 1953 tarde à prendre son envol, au grand dam de certains militants. Néanmoins, sa phase de reconstruction et de reconsolidation semble achevée. Si elle ne se distingue pas encore par des réflexions idéologiques et théoriques qui permettraient d’inscrire à nouveau l’anarchisme dans les luttes de l’époque, elle reprend petit à petit une activité digne de ce nom, notamment à travers ses relations avec les Forces libres de la paix ou ses tournées de conférences. On ne peut oublier l’événement FCL pour comprendre les formes que prend la nouvelle organisation. Le choc des militants fut réel et va conditionner dans une large mesure l’évolution de la FA. Concernant l’état général du mouvement, on peut relever trois groupes d’importance (FA, FCL, AOA). Sans tenter une évaluation de leurs représentativités respectives, au surplus variables dans le temps, il nous semble intéressant de remarquer qu’ils correspondent aux trois courants du mouvement anarchiste qui sont nés dans l’entre-deux-guerres, et leur présence souligne la permanence du problème de l’organisation en milieu anarchiste. Ainsi, on décèle un groupement plus ou moins centralisé, uni au point de vue idéologique et tactique représenté par la FCL de Fontenis qui rappelle et prolonge jusqu’à ces ultimes conséquences la conception plateformiste d’Archinov et Makhno. Un second type de groupement est représenté par la FA et sa structure synthésiste. Enfin, nous avons vu la naissance de l’AOA, qui juge la nouvelle FA encore trop autoritaire et qui peut rappeler la FAF de 1936. En raison de son existence purement formelle, l’AOA ne pourra donner naissance à une scission et se retrouve par conséquent un peu en marge des autres groupements et du mouvement anarchiste.

En 1955, le mouvement a donc repris naissance et apparaît autrement plus solide qu’en 1945. Néanmoins, le plus dur reste à faire si l’on en juge par la perte de vitesse des organisations anarchistes, leur faible recrutement et leur activité assez peu convaincante. C’est justement ce que vont tenter de réaliser certains militants, las des éternelles querelles et scissions du mouvement anarchiste.

B) Entre rupture et dialogue, 1956-1960

En 1956, la phase de reconstruction du mouvement est achevée. Néanmoins, les aléas du commencement font que les débuts de la Fédération ne se sont pas soldés par une reprise d’élaboration théorique et une définition claire et précise de l’orientation à donner. Jusqu’ici, les militants se sont contentés d’énoncer les principes généraux et fédératifs qui doivent unir les libertaires, notamment à travers des questions sur le syndicalisme, l’intellectualisme ou le rejet du marxisme. Il n’en reste pas moins que ces atermoiements ont le don d’irriter nombre de militants, soucieux de voir l’anarchisme s’inscrire dans un véritable projet. L’année 1956 va marquer une rupture importante au sein du mouvement. En effet, trois événements vont marquer en quelque sorte le début d’une “ nouvelle ère ” pour l’anarchisme français. C’est tout d’abord la “ fin ” du mouvement communiste libertaire et de son organisation la FCL après sa participation aux élections législatives de janvier (qui lui aliènent nombre de soutiens en milieu anarchiste) et sa persécution après son activité contre la guerre d’Algérie. S’il ne change pas profondément la composition de la FA, cet événement renforce sa position en France. Deuxièmement, la constitution en novembre 1955 du groupe Noir et Rouge, issu en grande partie du groupe Kronstadt. Par ses réflexions, cette revue va acquérir une place de choix au sein du paysage libertaire français et va représenter le nouveau bastion de l’anarchisme-communisme en France. Enfin, le congrès de Vichy de mai 1956 va être celui de la reprise de dialogue au sein de la FA. Maurice Fayolle, personnage central de l’époque, va relancer autour de sa personne nombre d’enjeux qui vont marquer l’évolution de la pensée anarchiste et amener les autres groupes à nombre de réflexions.

A travers cette étude vont se poser des enjeux qui vont déterminer l’évolution de la pensée et des formes d’actions des années soixante. En outre, le durcissement du conflit franco-algérien va amener les militants à prendre position. Ces prises de position, relayées selon leur contenu par une activité réelle, vont être une nouvelle source d’opposition à l’intérieur du mouvement. Toutes ces remarques vont-elles à la base de la formation d’un anarchisme spécifique à la FA ? Ou est-ce que ces nouveaux débats d’idées engendrent une plus grande immobilité idéologique ? A la veille des années soixante, il apparaît nécessaire d’établir un bilan de la situation de l’anarchisme en France et de comprendre les points de divisions et de ralliement entre les différents groupes. Dans ce(s) but(s), les débats qui vont marqués la FA jusque 1960 seront envisagés dans leurs conséquence sur l’évolution de l’organisation ; ainsi, il sera plus aisé de comprendre l’évolution du groupe Noir et Rouge et de ses rapports avec la FA.

Elaboration théorique et tensions dans la Fédération anarchiste

Dès 1955, on a pu voir nombre de militants s’impatienter d’un véritable programme et du manque d’orientation de l’organisation. C’est donc au congrès de 1956 que va s’effectuer cette reprise de dialogue quant à la nature de l’anarchisme et au moyen de sa propagation et de sa réalisation. Deux ans après décembre 1953, la question de l’actualité et de la place de l’anarchisme dans la société moderne va être reposée avec force. C’est Maurice Fayolle, par ses Réflexions d’un militant, qui va relancer les débats et discussions autour de la place de l’anarchisme. les thèmes envisagés vont constitués le leitmotiv de la décennie à venir. Il est enfin à noter que les débats vont se faire autour de nombreux thèmes mais principalement autour de l’organisation, ce “ permanent problème ”. L’affaire Fontenis a montré les dangers d’une organisation sclérosée, si les militants veulent éviter un nouveau “ coup d’état ” et réinscrire les théories libertaires dans les luttes sociales du temps, ils devront réagir et faire un choix.

Lues au congrès de Vichy, les Réflexions d’un militant de M. Fayolle vont relancer le débat autour de sa personne. Fayolle commence par une constatation indiscutable : “ Depuis toujours, deux tendances se sont opposées au sein de notre mouvement : les partisans d’une organisation solidement structurée et les partisans d’une organisation très lâche qui frise l’absence d’organisation. ” Même s’il est souvent considéré que le rôle des anarchistes dans les temps actuels est “ non de prétendre à une action sociale, mais de se limiter à un travail d’éducation ”, l’anarchisme meurt de ce type de conceptions. Fayolle condamne ce rejet de l’organisation (qu’il perçoit surtout chez les individualistes) qui nuit à toute action positive : “ Or l’expérience a montré qu’aucune œuvre sociale, de quelque nature qu’elle soit, n’était possible sans recourir au principe de l’association des efforts, c’est à dire de l’organisation. ” Il voit dans cette pensée la stérilisation de l’organisation par la volonté de réduire les dangers jusqu’au point où celle-ci n’existe plus. Le mouvement est ainsi en danger de mort s’il n’arrive pas à se renouveler, notamment face aux jeunes : “ Il faut offrir à l’ardeur généreuse d’un être de vingt ans qui veut se dépenser dans les luttes sociales, autre chose que l’illusoire mirage d’un monde idéal dans les millénaires à venir. ” Maurice Fayolle émet deux critiques importantes ; tout d’abord le refus de l’anarchisme de se réactualiser, de s’inscrire dans son temps et par là son incapacité à promouvoir un anarchisme social : “ L’anarchisme agonise parce qu’il a perdu toute foi dans sa propre destinée, parce qu’il a renoncé à s’actualiser dans la réalité sociale de son temps. ” Plus loin, il précise sa pensée : “ Tout l’anarchisme est à repenser ou à rebâtir. Non dans ses principes moraux, qui demeurent immuables, non dans sa partie critique, qui reste valable et le restera toujours, mais dans sa partie constructive, qui en est restée au stade des diligences et des premiers chemins de fer. ” Ainsi, “ toutes les théories sociales et économiques élaborées au siècle dernier par les pionniers de l’anarchisme sont aujourd’hui largement dépassées et l’on ne saurait faire prendre l’anarchisme au sérieux en exposant un programme social dont l’archaïsme ferait sourire au siècle de l’atome. ”

La seconde critique qu’il émet touche toujours le déclin de l’anarchisme mais touche plus particulièrement ceux qui pour lui le dénaturent sans les nommer, les humanistes libertaires : “ Cette propagande de caractère éducatif et philosophique peut parfois réunir des auditoires curieux et sympathiques : elle n’a jamais fait un militant ni même amené un adepte à l’anarchisme ” et voit dans cette attitude le déclin irréversible des théories libertaires : “ C’est là une noble attitude - qui s’apparente d’ailleurs plus à une contemplation philosophique qu’à une action militante – mais dont le résultat s’inscrit dans la réalité brutale d’une disparition progressive des anarchistes. ” C’est pour et dans ce but qu’il appelle deux conditions nécessaires pour les militants :
1° Créer une organisation anarchiste sur des bases sérieuses et solides, ne rassemblant que des hommes résolus à s’évader des parlotes stériles.
2° Définir les principes d’un anarchisme social adapté au monde moderne, conservant l’originalité de ses bases philosophiques, mais rompant avec les entraves d’un passé révolu ”.

Les vues de Maurice Laisant apparaissent différentes, il s’interroge sur la stérile autocritique du militant, son besoin “ de se livrer à l’analyse du mouvement, de prendre le pouls de son enthousiasme, de l’ausculter sur sa valeur, ses connaissances et son adaptation à son temps ” pour convenir “ de conclusions pessimistes contenues par le diagnostic final du psychanalyste plus préoccupé bien souvent de se livrer à une séance délirante du masochisme, qu’à pallier les lacunes inévitables de toute organisation. ” Ses espoirs restent néanmoins intacts sur la vérité des théories anarchistes : “ Jamais nous n’avons dévié d’idéal, jamais les faits ne sont venus démentir les thèses primordiales et essentielles de notre affirmation de l’homme et de la vie, jamais nous n’avons du nous plier aux contorsions politiques pour justifier compromis et reniement. ”

Au regard de cette première reprise de dialogue, les vues de deux fondateurs importants de la FA trahissent des conceptions divergentes, sources possibles de discordes, qui peuvent à première vue mettre en péril un compromis. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls ; en effet, C-A Bontemps, dans Contre Courant, dans un article qui se veut un “ Bilan et perspectives de l’anarchisme ”, va dans le sens des vues de Fayolle et d’une révision de la pensée des doctrinaires au regard des évolutions récentes. Néanmoins, ces conclusions sont différentes. Selon lui, le déclin et la perte de vitesse des théories anarchistes trouvent leurs origines dans un triste événement : la révolution russe et marxiste qui, par ses totalitarismes, a discrédité les théories révolutionnaires et empêcher un réveil de l‘anarchisme. Il faut donc que les militants prennent acte des leçons du passé et abandonnent les mythes révolutionnaires désuets du passé : “ Je pense que pour prévoir et œuvrer selon les prévisions, il n’est pas nécessaire de perdre ou gâcher le présent. Gardons nous de la planification des comètes. Les théories sont certes indispensables à la compréhension des problèmes, elles sont un utile jalonnement, mais qui se perd à l’horizon. ” Il continue sa réflexion en insistant sur les variations de la révolution au regard des progrès : “ Les révolutions sont une adaptation des rapports de la société à un milieu modifié par les acquis de l’intelligence et leurs incidences techniques. ” La théorie n’est pas remise en cause mais ses moyens : “ L’anarchisme ; philosophie de liberté de l’homme, a gardé toute sa valeur. Ce sont les moyens de sa mise en œuvre qui sont à réviser. ” Il faut donc, dans un souci de propagande plus efficace, que les libertaires ne forment pas une secte et agissent devant les réalités du monde moderne : “ Ne maquillons pas la réalité. Minorité agissante du fait que leur doctrine correspondait aux besoins et aux espérances des peuples, les anarchistes d’alors ne se comportèrent pas en minoritaires de propos délibérés. Ils étaient convaincus que la révolution devait finalement s’accomplir selon leur
conception. C’est cette erreur assez évidente qui a dissocié le mouvement, moins à cause de l’échec que par obstination à n’en pas prendre leçon. ” Si Bontemps est d’accord sur le marasme qui caractérise le mouvement anarchiste, ses conclusions sont différentes de celles de Fayolle et il ne voit pas la nécessité d’une restructuration de l’organisation, mais plutôt la nécessaire autocritique des militants.

Dans ses “ Réponses et précisions ”, Maurice Fayolle se voit désolé du peu de retentissement de son intervention, lui qui espérait “ que cet appel provoquerait dans les mois à venir une large confrontation au sein du mouvement. ” En réponse à Bontemps, il faut chercher selon lui dans le renoncement révolutionnaire des anarchistes la cause première du déclin de l’anarchisme : “ cela me paraît si évident que les pays, telle l’Espagne, où l’anarchisme a conservé toute sa vitalité d’antan et son rayonnement social, sont les pays où les anarchistes n’ont pas renoncé à jouer ce rôle révolutionnaire. ” Reprenant l’analyse de Bontemps sur la Grande Guerre et la révolution russe qui ont précipité les anarchistes “ à céder à une espèce de découragement, à un pessimisme qui les ont écartés de la scène sociale ”, il voit plus loin la cause véritable du déclin : “ L’absence de tout théoricien capable de “ réadapter ” l’anarchisme aux problèmes nouveaux surgis de l’évolution a précipité la décadence. ” Au sujet de la crise niée partiellement par Laisant, Fayolle enfonce le clou : “ Elle est la plus totale qu’ait connu notre mouvement depuis sa création. Crise d’effectifs : jamais les anarchistes n’ont été si peu nombreux. Crise de cohésion : le mouvement est éclaté entre quatre ou cinq groupements plus ou moins rivaux. Crise d’influence : les anarchistes ont pratiquement perdu toute influence sur les syndicats, et à peu près toute influence sur les milieux intellectuels ; où elle était prépondérante à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle. Enfin, la plus grave sans doute, crise de création intellectuelle : depuis une trentaine d’années, l’anarchisme vit sur l’acquis du passé. Après la prodigieuse floraison d’études, d’essais et de critiques que connut la période héroïque, c’est un vide absolu. D’où un “ dessèchement ” de la pensée anarchiste, une activité grandissante qui coupe notre idéal de la réalité de son temps et lui interdit toute perspective de rayonnement. ”

Fayolle dépasse cette critique et essaie d’esquisser une définition de l’anarchisme qui doit faire comprendre aux militants la nécessité du choix. Pour lui, plusieurs points doivent être éclairés. C’est en premier lieu la difficulté de cohabitation des tendances qui doit être réglée. Ensuite, c’est la façon de concevoir l’anarchisme, de ces conceptions découleront les perspectives d’action et d’organisation :
“Ou bien l’anarchisme est considéré comme UNE ATTITUDE devant le fait social. Par là, elle détermine une règle de vie régissant d’être dans ses relations avec ses semblables et ses actions quotidiennes en fonction des principes dont il se réclame. C’est qu’on le veuille ou non, une MORALE – étant entendu que je confère à ce terme sa signification noble, qui est pour chaque être humain, de se déterminer suivant les modalités exprimées par sa raison et sa conscience.
Ou bien l’anarchisme est considéré comme UNE DOCTRINE SOCIALE ayant pour motivation une transformation de l’état social actuel en une société reposant sur les principes énoncés par la philosophie anarchiste. ”

L’anarchisme-attitude que décrit Fayolle s’apparente fortement aux anarchistes philosophes et humanistes libertaires, qui limitent leur champ d’action à l’éducation, pour cela elle “ est donc une école philosophique à caractère ésotérique. ” Au contraire, il voit dans l’anarchisme-doctrine sociale une conception qui, tout en intégrant la première, se révèle plus efficace et ouvre “ devant elle le PERSPECTIVE REVOLUTIONNAIRE. ” De ces deux conceptions découlent pour lui différentes formes d’action et d’organisation. Si un anarchiste philosophe peut se passer d’organisation dans ce sens “ que son activité trouve ses possibilités et ses limites en lui-même ”, l’anarchiste révolutionnaire en a besoin : “ Au contraire, l’anarchiste révolutionnaire, parce qu’il a en vue une transformation plus rapide et plus radicale de la société, ne se sentira pleinement à l’aise que dans une organisation assurant à tous ses membres une liaison étroite. Pour parvenir à ce résultat, il aliénera volontairement une partie de sa liberté et se pliera à une discipline librement consentie, absolument nécessaire pour permettre la cohésion de l’ensemble et l’efficacité de l’action entreprise en commun. ”

Après cette étude, il semble que les vues de Fayolle sont maintenant claires et précises, et qu’elles ne peuvent selon lui se réaliser au sein de l’actuelle structure de la Fédération anarchiste. C’est pour cela qu’il appelle les militants à faire un choix. Cela ne semble pas être l’avis du groupe d’Asnières qui prend en juillet 1957 la défense des structures de la FA, jugées tout à fait aptes à féconder une réflexion en vue d’un renouvellement de la pensée anarchiste : “ La FA avec son actuelle structure permet aux militants d’un même groupe de s’adonner aux études que requiert le renouvellement souhaité, aux groupes d’une même région de confronter le résultat de leurs recherches et à l’ensemble des groupes du pays de se retrouver annuellement en congrès pour tirer la quintessence de leurs travaux. ” En outre, le groupe juge la cohabitation des deux conceptions (philosophe et révolutionnaire) parfaitement possible et “ même souhaitable pour les atténuations qu’elle peut apporter aux prises de positions trop exclusives. ” Si ces réflexions se font dans un esprit synthésiste, elles montrent les réticences de certains militants à voir se constituer un mouvement purement révolutionnaire au nom de l’efficacité. C’est la synthèse d’opinion qui est à rechercher pour ouvrir à l’anarchisme tous ses horizons ; néanmoins, à travers ces réticences, on peut émettre l’hypothèse du souvenir de la dérive FCL. Charles Fouyer va lui dans le même sens que le groupe d’Asnières : “ Toutes les tendances de l’anarchie se complètent dans une heureuse harmonie. (…) Quant à la voie que nous devons suivre, elle a été indiquée par Sébastien Faure dans “ la véritable révolution sociale ”. Le camarade Fayolle veut un programme pour le proposer aux masses, il y en a un là de tout fait et il est intégral. ”

Maurice Laisant n’est quant à lui pas d’accord avec les vues de Fayolle et sa différenciation des deux anarchismes : “ Les deux sont-ils incompatibles ? N’existent-ils pas dans le même homme ? Dès lors, je ne puis céder à ce choix que Fayolle prétend m’imposer. Tout au plus puis-je concéder qu’il ne faut pas prendre l’outil pour l’œuvre, et la propagande pour la transformation sociale. ” Le groupe Louise Michel, qui comprend les critiques émises par Bontemps et Fayolle, ajoute cependant un oubli dans leurs démarches : l’étude “ de l’homme anarchiste et plus spécialement du militant de notre Fédération ” qui portent en eux une part de responsabilité du déclin : “ Dans leur grande majorité, ce sont des éléments venus à nos idées tout de suite avant et tout de suite après la guerre de 1914. Cette génération a eu vingt ans à l’aube de la révolution russe. Après avoir un instant contrebalancé l’influence du parti communiste, elle a été battue. Par la suite, son influence n’a cessé de décroître. ” C’est cet événement qui a conditionné leur vie de militant et par conséquence l’influence qu’ils pouvaient avoir sur les jeunes compagnons : “ Or, c’est cette génération à l’âme de vaincu qui a formé et qui forme encore les éléments nouveaux que notre propagande attire parmi nous. ” Ainsi, “ il faut avant tout changer le militant. Il faut réveiller en lui la faculté de se passionner, de s’exalter ” et “ le désintoxiquer des manies de l’individualisme. ” C’est donc avant tout la tâche des militants de redonner vie au mouvement en sortant de leur isolement.

Dans cette première phase de reprise de dialogue, les réflexions de Fayolle et de Bontemps vont dans des buts précis : d’une part une redéfinition des méthodes d’action et de propagande qui paraissent désuètes, et d’autre part abattre le caractère obsolète de certaines vérités anarchistes. Enfin, la prise en compte des évolutions économiques et sociales est recommandée. Si Maurice Fayolle précise dans un compte-rendu du congrès et de sa motion qu’il “ ne la pas présenter dans un but de scission, qui serait la mort du mouvement dans l’état actuel des choses ”, il passe à une condamnation d’un certain état d’esprit propre au milieu anarchiste, et notamment de la l’humanisme libertaire, étranger à l’anarchisme révolutionnaire auquel il aspire. Reprenant l’analyse du groupe Louise Michel, la première guerre mondiale et la révolution russe ont crée au sein du mouvement “ une psychose du vaincu, qui par un phénomène psychologique d’autodéfense contre le milieu défavorable, provoqua l’éclosion d’un mépris dédaigneux – je dirais presque aristocratique – pour tout ce qui est étranger à l’anarchie. Ainsi naquit cet esprit de secte sui donna aux groupes ce caractère initiatique et ésotérique, dont le résultat fut de décrocher l’anarchisme de la réalité sociale et de le reléguer au rang de curiosité philosophique. ”

Ce que semble critiquer Fayolle, au delà des humanistes libertaires, c’est la constitution de la Fédération en une minorité de “ purs ”, garants d’un certain état d’esprit et des théories anarchistes. Néanmoins, le but n’est pas la rupture mais au contraire l’unité, sans quoi on ne peut déboucher sur des perspectives d’avenir : “ Je suis persuadé que ce sera dans la mesure où les anarchistes se libéreront de cet esprit ésotérique et initiatique, de ce double complexe de supériorité personnelle et de faillite collective que la pensée anarchiste se libérera de la gangue où elle s’est fossilisée, que la création intellectuelle reprendra son essor grâce à l’apport de jeunes et nouvelles valeurs. ” En effet, “ ce qui est important aujourd’hui, ce que je demande aux anarchistes, c’est une prise de conscience, un choix qui implique la volonté d’orienter la propagande anarchiste vers un retour à la réalité sociale de son temps, un refus de se comporter en minoritaires de propos délibérés. ”

Pour Fayolle, l’incapacité du mouvement à se définir et donc à faire choix clair et précis d’orientation est un réel problème. Ce problème trouve sa solution dans un choix qui appartient au militant. En novembre 1957, il est temps de se décider devant l’urgence de la situation. Maurice Fayolle établit une distinction entre l’esprit anarchiste et la pensée anarchiste. L’esprit de révolte, inhérent à chaque être humain, a toujours existé tandis que la pensée anarchiste, depuis Proudhon, lui a donné consistance dans un projet de société qui reconnaît la liberté de l’individu : “ La différenciation, complétée par une double identification, sépare dès l’origine, ceux pour qui l’anarchisme se condense tout entier dans un geste permanent de révolte et ceux pour qui l’anarchisme, incluant la révolte, se prolonge par des perspectives d’édifications sociales. ”

Cette analyse, mise en rapport avec la première différenciation entre l’anarchisme-attitude et l’anarchisme-doctrine, entre l’anarchiste philosophe et l’anarchiste révolutionnaire, précise les pensée de Fayolle, et “ ceux qui estiment qu’une société anarchiste est impossible et irréalisable dans un avenir proche se conduisent exactement comme s’ils professaient une Utopie, aussi parfaite qu’imaginaire. Ils se refusent donc à toute préparation révolutionnaire, dans la mesure où ils refusent la révolution comme moyen de transformation sociale, seulement réalisable, selon eux, par une lente éducation. ” Par rapport à ses précédentes analyses et réflexions, le ton de Fayolle est plus direct et plus tranchant. La poursuite de la différenciation montre que les militants, s’ils veulent avoir un rôle révolutionnaire, n’ont plus le choix.

Deux solutions peuvent leur être possible qui s’apparentent à deux choix d’action et de propagande : soit rejoindre les rangs de l’humanisme libertaire et se consacrer à l’éducation des masses, soit être un anarchiste révolutionnaire et s’inscrire dans les luttes de l’époque pour préparer la révolution sociale. Ce ne sont pas les vues de Maurice Laisant, qui prend la défense de la conception philosophique qui doit être respectée, même s’il se déclare avant tout révolutionnaire : “ Je suis de ceux qui pensent que la philosophie anarchiste a son prolongement dans le social, qu’il est non seulement possible mais indispensable à un ordre véritable, qu’il est réalisable dans l’immédiat, que seuls y font obstacle l’ignorance, la bêtise et l’opposition e l’individu à son propre bonheur. Ceci dit, j’ajoute que s’il m’était démontré que mon jugement soit erroné, même si je devais renoncer à l’espoir de voir se réaliser pour ma génération et celles qui me suivront le rêve de cette société idéale (parce que toujours réalisable et perfectible) je ne désavouerais pas pour autant la conception la plus haute où puisse s’élever l’homme, du seul fait qu’elle respecte les hommes et permet à toutes les conceptions humaines de s’y inscrire. ”

Le congrès de mai 1958 achève (pour un temps) le débat. Maurice Joyeux souhaite que le congrès se proclame et fasse un choix en faveur d’une Organisation révolutionnaire anarchiste tandis que CA Bontemps se proclame pour une cohabitation des tendances. Prudhommeaux rappelle pour sa part que les structures actuelles de la FA le permettent, c’est le point de vue adopté : “ Les structures actuelles de la FA n’interdisent pas aux diverses tendances de s’organiser en tant que telles, il n’y a donc pas lieu de les modifier. Il est rappelé que chaque tendance, dans ses actions publiques, ne doit engager qu’elle-même et non l’ensemble de la Fédération. ”

En 1958, l’appel lancé deux ans plus tôt par Maurice Fayolle a été entendu. Pourtant, on ne peut pas parler d’un changement radical de la situation, mais seulement d’un progrès qui permet la constitution de tendances. Il faut dire que le congrès de 1958 va mettre pour un temps en veilleuse les revendications d’orientation avec une reprise de discussion autour du rôle et de la nécessité révolutionnaire.

C’est simultanément Jean Prevotel, en janvier, et CA Bontemps, en février 1958 qui lancent un débat nouveau : jamais encore la révolution en elle-même n’en avait été l’objet privilégié. Jean Prevotel, après l’étude des événements anarchistes du siècle, nie la possibilité d’une victoire anarchiste l’arme au poing. Ainsi, il convient de repenser la méthode révolutionnaire. Il voit dans chacune des défaites révolutionnaires une défaite de l’esprit anarchiste, de l’esprit de révolte mais non celle de la pensée. C’est pour cela qu’une insurrection armée victorieuse ne peut mener qu’à une “ abdication des anarchistes, qu’au maintien des anarchistes par la force, qu’à la prise de pouvoir par nos adversaires, malgré nous, en d’autres termes à une fin réactionnaire. ”

Prevotel part d’une analyse où il voit dans l’anarchisme plus qu’une simple libération économique, une libération totale pour l’individu, qui serait donc une libération morale et éthique, par la prise de conscience individuelle de chaque individu. Cette analyse renie donc le principe d’une insurrection armée : “ Il faut donc trouver d’autres voie, et sans doute dans le domaine strictement économique. Théoriquement, il s’agirait de saper l’État capitaliste à partir de lui-même, je m’explique : d’accaparer l’économie tout en cohabitant momentanément avec le capitalisme, la rapidité du processus dépendra de vos forces. (…) Cela ne signifie nullement participer, et toute participation politique est évidemment exclue. Il s’agit de rechercher des méthodes révolutionnaires efficaces mais absolument pas de revenir sur le principe de base de la philosophie anarchiste. S’il est possible, cet accaparement des moyens de production à l’intérieur même de la société capitaliste s’accompagnera sûrement de soubresauts et de violences, peut-être de reculs nécessaires. Alors nous devons veiller à éviter toute extension d’un conflit en cours, car cette extension ne pourrait conduire qu’à une bataille rangée généralisée à tout un pays ou un ensemble de pays. Nous serions sûrement perdants puisqu’un conflit généralisé n’est pas révolutionnaire. ”

Bontemps pour sa part fait paraître un deuxième texte de L’anarchisme et l’évolution intitulé “ Au-delà des révolutions ”, où il analyse et met en cause deux concepts d’importance, ceux de la “ lutte des classes ” et de la “ révolution ”. L’évolution récente des données et structures économiques ne permettent plus aux classes d’acquérir une réalité objective et la constitution de nouvelles classes remet en cause le rôle révolutionnaire d’une seule classe prolétarienne et même de son existence : “ Il faut empêcher l’anarchisme de sombrer dans l’ouvriérisme et attirer à lui les meilleurs éléments de toutes le couches sociales. ” La situation apparaît la même pour la question révolutionnaire et ceux qui la préconisent avant tout : les communistes libertaires, à propos desquels il écrit : “ Révolutionnaires avant tout, ils cherchent les moyens d’une révolution libertaire, prochaine de préférence. C’est ce que j’appelle tout franchement une très belle et très haute illusion, et vénérable de surcroît, sa noblesse remonte loin dans le temps. Que de vaillants chevaliers, depuis des siècles, se sont ainsi perdus dans le chemin des Acaries. ” La révolution n’a donc plus de signification que dans les textes, car la réalité l’en empêche : “ Désormais une action insurrectionnelle se conduit comme une guerre. Elle est politique avant que d’être sociale, avec ce que cette condition comporte d’organisation hiérarchisée, de compromis et de compromission. ” Une révolution anarchiste devient absurde car elle dénaturerait les idéaux qui l’ont amenés : “ les anarchistes encadrant une révolution, se voyant dans l’obligation d’établir une sorte de gouvernement, une armée et une police. ”

Dès lors, Bontemps peut livrer le fond de sa pensée, en accord avec ses vues sur l’organisation, et nier la nécessité de la révolution armée tout en prônant une assimilation entre les concepts du mouvement révolutionnaire social et de l’humanisme libertaire ; le but des anarchistes doit donc être “ de créer une société où la justice entrerait dans les faits non pas par les armes mais par l’intelligence. ” Néanmoins, ces discours successifs prônant une évolution plutôt qu’une révolution nourrissent des réserves de la part de certains militants, à commencer par Maurice Joyeux, qui affirme à la veille du congrès de 1958 la nécessité du passage révolutionnaire : “ Non, l’anarchisme ne sera pas évolutif ! L’anarchisme est une valeur que seule la révolte peut imposer. Si l’anarchisme veut se survivre, il faudra qu’il fuit les salons et se réinstalle dans la rue. Non, l’anarchisme ne sera pas évolutif, l’anarchisme sera révolutionnaire ou il se dissoudra dans la petite bourgeoisie libérale comme avant lui l’ont fait le parti radical ou le parti socialiste. Non ! L’anarchisme n’est pas une attitude qui permet de se singulariser, l’anarchisme est le fruit de la révolte, la seule justification de la révolte. ”

Maurice Fayolle lui aussi émet des doutes sur l’évolution de Bontemps. La violence révolutionnaire dépend de l’autoritarisme de l’État en question, quant à la solution de Bontemps, “ elle est implicitement un renoncement à une édification socialiste-libertaire dans les temps présents, comme elle est un refus du nombre. Du moins, elle a cet avantage de ne rien compromettre dans le présent et de réserver l’avenir. ” Selon Fayolle, c’est clairement et simplement la formule philosophique tandis que celle de Prevotel s’apparente plus à un progressisme : “ Ce serait l’équivalence sur le plan économique de ce qu’est le socialisme parlementaire sur le plan politique. Et en fait, il n’est d’autre alternative : combattre le régime ou s’y intégrer. C’est à dire l’attitude réformiste ou l’attitude révolutionnaire. ”

Le congrès de Bordeaux de 1959 n’amènera rien de nouveau. Devant cet immobilisme, CA Bontemps s’avance à considérer l’opposition des courants comme philosophique et à en prendre les conclusions qui s’imposent : “ Il s’agit de savoir si l’on peut oui ou non parvenir à une définition philosophique commune. Si non, peut-être serait-il plus efficace que les tendances élaborent chacune la leur et fondent des groupes particuliers pour une tâche particulière et un recrutement cohérent. (…) Les groupes de même tendance constitueraient leur propre fédération et la FA se transformerait en une confédération qui maintiendrai ou établirait des liaisons pour les activités générales et qui, surtout, concentrerait les instruments de propagande de tous. ”

Le congrès de Trélazé en juin 1960 marque la fin de cette reprise de définition idéologique du mouvement. Trois solutions se détachent : celle de Maurice Fayolle et d’une Organisation révolutionnaire anarchiste ; celle de Bontemps et d’une FA transformée en confédération et celle des autres groupes qui veulent garder les structures héritées de 1953. Maurice Laisant, avant toute décision, prévient les militants et s’interroge : “ Peut-il y avoir contradiction idéologique entre le langage d’un anarchiste et la conception de tel autre de ses camarades ? Je ne le crois pas ; un camarade peut exprimer une autre conception de l’anarchisme que la mienne, il ne cesse pas pour autant de parler en anarchiste et sans qu’il y ait contradiction entre nous. Que nos vues soient différentes, que notre espérance de la possibilité d’un monde anarchiste ne soit pas la même, que nos méthodes divergent, il n’y a pas encore une foi d’opposition. Il ne saurait y en avoir que lorsque quelqu’un d’entre nous cesserait de condamner l’autorité, et d’en dénoncer les formes politiques, morales et économiques. ” Si ce témoignage montre une volonté évidente d’unité, l’heure est pour certains aux décisions, car les manifestations d’hostilité vis à vis de la FA se font d’autant plus sentir que le débat s’étire sans solution apparente : “ Il n’y a pas à proprement parler une Fédération anarchiste mais seulement des camarades qui se rencontrent ici ou là en petits cénacles et qui, en dépit qu’ils en aient, ne sont pas le moins du monde fédérés. J’ai déjà dit que cette situation avait beaucoup d’excuses et notamment l’expérience Fontenis. A la longue pourtant, l’expérience Fontenis apparaît comme une excuse commode. Et, à durer, l’équivoque qui consiste à prétendre qu’il y a une Fédération anarchiste quand il n’y en a pas, finira par perdre toutes ses excuses. ”

En juillet 1960, devant la lenteur des décisions et l’éxapération du courant révolutionnaire, Fayolle prend tout le monde de vitesse et se fait une raison en reprenant les propositions de Bontemps : “ Il n’y avait –il n’y a toujours et il n’y aura- qu’une seule solution valable, raisonnable et viable : que la FA, telle qu’elle a été conçue, ne soit pas et ne prétende pas être autre chose qu’un simple centre de liaison entre les organismes, groupes, journaux, revues et individualités se réclamant à des degrés variables de la philosophie anarchiste. ” Ou bien “ la FA renoncera à la prétention de rassembler tous les anarchistes de toutes les tendances et se transformera en une organisation spécifique en se dotant de structures internes et de la substance idéologique nécessaire. ”

En conclusion, les débats qui tournent autour de l’organisation restent plus ou moins les mêmes. Mais ils prennent une autre connotation car dès 1956, la Fédération anarchiste ne recueille pas les faveurs de tous les libertaires.

Les Groupes anarchistes d’action révolutionnaire

En 1956, les groupes de Mâcon, Grenoble et Kronstadt, anciennement adhérent de la FCL, vont former les GAAR, Groupes anarchistes d’action révolutionnaire. Cette création fait suite à leur refus d’adhérer à la nouvelle Fédération anarchiste et au refus de cette dernière de voir arriver dans l’organisation des éléments indésirables. Leur refus d’adhérer s’explique pour eux devant le manque d’unité idéologique de la FA, considéré comme fort dommageable à une époque où la nécessité se ressent d’une organisation plus structurée et idéologiquement plus précise. Pendant quatre années, les GAAR vont nourrir de leurs réflexions leur revue Noir et Rouge, cahiers d’études anarchistes communistes. Voulant s’attaquer aux “ tabous ” et aux idées toutes faites de la pensée anarchiste, rejetant toute pensée doctrinale et en somme voulant “ repenser ” l’anarchisme à la lumière de son époque, les GAAR vont être à la base du renouvellement de la pensée communiste libertaire en France et nourrir de réelles controverses à leur sujet, notamment au sein de la FA.

Le premier numéro de la revue paraît en avril 1956. Groupement d’anciens membres d’organisation à orientation révolutionnaire, ces expériences les ont conduit à l’idée “ de nous réunir sur des bases entièrement nouvelles pour combattre ce qui est devenu un conformisme des mouvements de gauche.(…) Cette préoccupation a abouti à la création des Groupes anarchistes d’action révolutionnaire. ” Dès le troisième numéro, les GAAR expliquent le pourquoi de cette entreprise : “ Plusieurs d’ente nous se posèrent sérieusement le problème de l’actualité de l’anarchisme, après une longue et décevante expérience au sein d’un mouvement issu de l’idée libertaire, qu’une déviation marxiste devait amener à accepter, entre autres, la participation à la foire électorale. ” Un autre événement, selon eux aussi tragique, devait les amener à refuser un rapprochement avec l’autre mouvement, la FA : “ D’autre part, la reconstitution d’une nouvelle Fédération, sur les mêmes bases, hélas, que celles de 1945, n’apportait, pour nous, aucune réponse satisfaisante aux questions posées par la dégénérescence de l’ancienne FA. ”

Malgré leur refus d’adhérer à l’une des deux organisations, les GAAR en ont déduit toutefois “ que la doctrine, et aussi l’éthique anarchiste restaient finalement valables, qu’il n’y avait finalement rien d’autre sur le plan politique. ” Leur affiliation à l’expérience de la Fédération communiste libertaire est considérée comme une erreur, tout comme l’expérience elle-même : “ Nous pensons et disons que le fait, pour des libertaires, de vouloir singer les partis politiques, fut une erreur profonde ” , tout comme l’est le principe fondateur de la FA actuelle : “ Nous pensons et disons qu’il également faux de vouloir à tout prix regrouper toutes les tendances de l’anarchisme et que la deuxième erreur, la plus flagrante, est de vouloir le faire sous le couvert d’un grand mouvement. ”

Enfin, les GAAR veulent en finir avec cet état d’esprit inhérent au mouvement qui consiste à s’associer dans une minorité de “ purs ” : “ Nous pensons et disons enfin, et ceci pour tous les libertaires y compris nous-mêmes, qu’il est temps pour les anarchistes de se débarrasser du paternalisme bienveillant, ou, parfois, de l’autoritarisme quasi-despotique des “ leaders ” en tous genres. L’important est de préparer les bases d’un anarchisme rénové. ”

C’est en 1957 que les GAAR publient leur “ Déclarations de principes ”. Ils déclarent ainsi leur fidélité dans le fédéralisme, pierre angulaire de la future société libertaire, et dans la liberté totale de l’individu, “ le principe d’autorité qui corrompt les individus qui l’exercent et crée la source de toute oppression doit être supprimé ” et enfin le remplacement des classifications sociales par le principe de solidarité. La nécessité de la Révolution y est affirmée : “ La société communiste libertaire ne peut être que le résultat de la Révolution sociale, qu’elle soit violente ou non. Le caractère de la révolution doit être avant tout négatif, destructif. Il ne s’agit pas d’améliorer certaines institutions du passé pour les réadapter à une société nouvelle, mais de les supprimer. En même temps, la Révolution a un côté positif, c’est la prise en possession des instruments de travail et de toutes les richesses par les travailleurs. Pour nous, seule la lutte de classes opprimées et exploitées est capable d’atteindre ce but. ” En outre, ils réclament un dépassement de la vieille théorie marxiste, tout en affirmant l’importance et la nécessité de la notion de classe : “ La lutte révolutionnaire de classe n’existe que lorsqu’il y a “ conscience de classe ” (conscience qui doit aboutir au refus des valeurs bourgeoises). Ce qui implique un choix éthique. C’est pourquoi la notion marxiste stalinienne définissant les classes d’une manière schématique nettement délimitée et strictement calquée sur les phénomènes économiques ne correspond qu’imparfaitement à la réalité dans le stade actuel de la société capitaliste. ”

Au sujet des questions d’indépendance nationale, le groupe se veut clair : “ L’indépendance nationale des territoires coloniaux doit être considérée comme une condition indispensable de l’émancipation sociale, car elle crée, en soustrayant un peuple à l’appareil de répression d’un État impérialiste - tout en affaiblissant cet État- les possibilités pour ce peuple de faire sa révolution en supprimant ses propres exploiteurs. ” Dans ses buts et principes organisationnels, l’organisation n’oublie pas son rôle d’éducation : “L’organisation spécifique anarchiste communiste se fixe pour but la prise de conscience des exploités pour qu’ils agissent dans la perspective de la révolution. ” Voyant dans les “ organisations ouvrières et communautaires indépendantes ” la base future de la société libertaire, les GAAR sont constitués par une fédération de groupes affinitaires “ qui se sont mis d’accord sur le principe de L’UNITE IDEOLOGIQUE, en vue de présenter un front uni des anarchistes engagés dans la lutte sociale. L’UNITE IDEOLOGIQUE entraîne L’UNITE TACTIQUE, c’est à dire la constatation par l’organisation entière de la réussite de telle ou telle méthode par tel ou tel groupe et l’engagement libre de la part des autres de l’employer à leur tour.”

Tirer une conclusion de cette “ Déclaration de principes ” oblige à admettre certaines ressemblances avec le courant communiste libertaire de la FCL, notamment à travers les principes d’unité idéologique et tactique. Néanmoins, les traits marxistes, voire léninistes qu’on a pu déceler dans la FCL sont ici absents. L’arrivée dans le mouvement anarchiste des GAAR suscite pourtant quelques doutes au sein de la FA notamment, en raison de leurs origines : “ Nous considérons avec méfiance la nouvelle revue Noir et Rouge aux articles non signés. Certains camarades du groupe disent que Fontenis n’est pas étranger à cette revue anonyme, qui serait selon eux un levain de futures discordes pour torpiller toute tentative de remonter le mouvement libertaire en France. ” Cette remarque renforce la présence au sein de la Fédération d’un “ syndrome Fontenis ” et d’une psychose du complot. Pourtant les premières controverses n’auront pas lieu sur l’orientation communiste libertaire du groupe mais sur sa conception de la guerre coloniale et plus précisément du conflit franco-algérien. Dès la deuxième parution de la revue, le groupe expose ses vues dans l’article de Paul Zorkine Réflexions sur la guerre de partisans comme type de lutte révolutionnaire : “ Il est évident que la question nationale et coloniale devrait être liée à la cause de la révolution. Si la guerre des partisans est la forme naturelle de l’insurrection et de la résistance contre un oppresseur beaucoup plus puissant, le développement et le sens révolutionnaire de cette lutte ne peut être que la conséquence de la maturité politique du prolétariat, de sa conscience de classe, de se force idéologique et de sa capacité de s’organiser. ”

Un an plus tard, le raisonnement est le même et se veut en opposition à celui prôné dans les autres organisations anarchistes ; ainsi les GAAR expriment leurs désaccords avec “ certaines tendances au sein du mouvement anarchiste, où, sous prétexte des divergences d’ordre idéologique (conception, esprit et objectifs de la lutte nationale, rôle de l’État dans la nation algérienne, entre autres) on se complaît dans une attitude équivoque de “ balance ” renvoyant dos à dos les deux parties et aboutissant à un soutien objectif de la présence française en Algérie. ” Il est vrai que les positions exprimées au sein de la FA et du Monde libertaire restent en majorité contre la guerre d’Algérie dans une volonté d’objectivité. Ils admettent pourtant une solution par la voix de Fayolle, peu avant le 13 mai 1958 : “ Il reste une seule vraie solution, celle de la Révolution sociale en France, se prolongeant dans les ex-colonies et soudant dans une marche en commun vers la conquête de la liberté et du bien-être, les peuples métropolitains et indigènes. ”

Cette réflexion traduit chez les anarchistes de la FA la crainte d’une victoire communiste dans la révolution algérienne. Néanmoins, il ne faut pas oublier l’activité des militants de la FA et de la FA elle-même à travers sa participation aux Forces libres de la paix, au Comité syndicaliste révolutionnaire ou au Comité d’action révolutionnaire. Le seul point de ralliement au sein de la FA se trouve dans la condamnation du service militaire et le soutien des objecteurs de conscience. Si on peut décerner deux autres courants au sein de la FA (pacifisme, nationalisme algérien comme un moindre mal), il semble bien que ce soient les thèses de Maurice Joyeux qui prennent le pas et le Monde libertaire pourra écrire : “ Nous sommes contre le colonialisme car nous sommes pour les droits de chacun de disposer de lui-même. Nous sommes contre la guerre d’Algérie car nous pensons que les travailleurs n’ont rien à gagner à cette guerre. Mais cette prise de position contre la guerre d’Algérie ne peut être, en aucun cas, une approbation du FLN. En Algérie, les hommes ne luttent pas pour leur libération mais pour se donner de nouveaux maîtres. Et l’expérience nous a appris que, lorsqu’un peuple prend parti pour l’un ou l’autre des clans qui l’exploitent, la victoire finale de l’un d’eux le replonge, pendant des années, dans ses chaînes. ”

La position de la Fédération tient compte du fait que cette guerre est l’affrontement entre deux bourgeoisies, la bourgeoisie colonialiste et la bourgeoisie autochtone. Les positons de Noir et Rouge et des GAAR sont contraires à ce principe, car “ tout en refusant le nationalisme comme l’impérialisme, on ne peut confondre sciemment l’exploiteur et l’exploité, l’oppresseur et l’opprimé. Pour nous, les anarchistes ne peuvent être qu’être partisans convaincus de la destruction du colonialisme français en Algérie.(…) Nous ne pouvons être moralement qu’avec le peuple algérien combattant, avec son indépendance pour sa vie purement et simplement. ”

Ces tensions idéologiques et tactiques face au problème algérien montrent les premières divergences entre les deux formations anarchistes. Elles ne seront pas les dernières tant les thèmes évoqués dans Noir et Rouge paraissent sur certains points incompatibles avec ceux de la FA. En effet, les GAAR sont en de nombreux points idéologiques les héritiers de Fontenis, en témoigne leur volonté d’efficacité et de renouvellement de la pensée par l’attaque des tabous et l’apport d’autres théories non libertaires. A l’heure où le débat sur les tendances organisée est à son apogée dans la FA, les GAAR, qui en sont une, représentent encore un danger pour les tenants de la FA. En relançant des débats autour de certains points considérés comme acquis pour la plupart des militants, l’équipe des GAAR pose la question de la crédibilité du mouvement officiel. Si l’expérience Fontenis a dévié de ses origines libertaires, la doctrine anarchiste communiste n’en reste pas moins la plus apte à leurs yeux à redorer le blason de l’anarchisme.

De ces relations entre la FA synthésiste et la tendance anarchiste communiste vont se jouer l’avenir des théories anarchistes, car que se soit pour la FA ou pour les GAAR, la situation à l’aube des années soixante n’encourage pas à verser dans l’optimisme. Néanmoins, les différents événements qui ont secoué le mouvement dans les années cinquante ont permis une prise conscience chez les militants qui veulent sortir le mouvement de l’ornière. Au congrès de Montluçon en 1961, une partie des GAAR adhère à la FA et constitue une tendance organisée : l’UGAC, l’Union des groupes anarchistes communistes. De cette expérience dépendra beaucoup la possible unité entre anarchistes et la montée en puissance du mouvement.