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La propagande anarchiste (suite)

B. Le personnage du trimardeur

Personnage important dans le mouvement libertaire, le trimardeur anarchiste fait le tour de la France (et parfois voyageà l’étranger) pour propager ses idées, associant ainsi la propagande - donc l’engagement - et la liberté totale [1] . Avec la pratique du trimard (expression argotique signifiant « grand chemin »), l’anarchie ne peut plus être une croyance ou une activité séparée du reste de l’existence : le trimardeur définit le type d’anarchiste complet. Selon Alain Pessin : « Il réunit en lui, outre ses traits d’homme libre, proche de la nature, ceux du missionnaire de l’anarchie et de l’agitateur impénitent » [2] .

Le chemineau devient un acteur courant de la littérature libertaire, figure qui inspire de nombreuses œuvres de fiction. Maints romans ont comme héros un trimardeur, un vagabond [3]. Le Trimard est également le nom du journal dirigé par Mécislas Golberg : « Organe de revendications des "sans travail" », anti-collectiviste, dont le troisième numéro fait l’éloge des « gueux » :

« Marchons donc avec tous ceux pour qui le Vol est souvent une nécessité, l’humiliation un vain préjugé, la haine de ce monde le seul objectif. Marchons avec ces nouveaux Barbares, et que les cités modernes deviennent un monceau de cendres. Assez de promesses, nos pires ennemis sont les constructeurs de sociétés futures » [4] .

Contre les théoriciens de l’anarchie, le journal prend résolument parti pour les trimardeurs qui eux, vivent l’anarchie. En 1897, Jehan Révet répond à un article d’André Girard [5] dans les Temps Nouveaux (1er mai) se demandant si le geste d’Acciarito [6] est anarchiste ou non. Mais « les actes de révolte n’ont pas besoin d’étiquette ». La polémique est pour lui l’occasion de s’en prendre aux théoriciens anarchistes, qui prônent l’anarchie sans la mettre en pratique :

« Ayant fait de l’anarchie une pâle et métaphysique philosophie à l’usage des petits bourgeois ou étudiants démocrates vous êtes débordés devant la grande gestation négatrice issue de la misère absolue. [...]

Continuez donc à prêcher la révolution à vos syndicats. [...] Faites des Paul Adam, des Barrucand, mais laissez l’anarchie à ceux que la vie fait négateurs et que vous ne comprenez pas. L’action du gueux prise comme fait individuel est sans valeur et sans influence sur la marche de l’histoire, mais indique nettement quel est le prolétariat révolutionnaire » [7].

Ainsi le trimardeur, le vagabond, peuvent-ils incarner l’exemple même de résistance au système capitaliste et aux valeurs bourgeoises. Georges Eekhoud est l’auteur qui a su le mieux peindre le vagabond, « le vagabond qui triomphe, insultant les codes, riant des conventions et des morales, [...] un de ceux qui répandent et inculquent le dédain de la loi et la haine des autorités » [8] .

Mais avant de passer dans la fiction, le trimardeur est un personnage réel, constamment surveillé par des indicateurs ou des correspondants occasionnels (car le trimardeur est pour les représentants de l’ordre un personnage hors la loi, dangereux pour l’ordre public), grâce à qui nous avons connaissance d’existences hors normes [9].

Attardons-nous un instant sur l’exemple d’Henri Riemer, trimardeur et poète, qui nous est connu grâce à un énorme dossier conservé aux archives de la police de Fontainebleau [10] , et dont la biographie – mieux que des généralisations - nous donne un idée de ce qu’était la propagande anarchiste.

Né le 15 mars 1855 à Toulon, Henri Riemer est considéré par la police comme dangereux en raison de ses opinions anarchistes et antimilitaristes, et pour cela constamment surveillé de 1887 à 1923. Mais comme il est « sans domicile fixe », « sans profession », et voyage beaucoup, la police passe son temps à chercher sa trace, sans jamais savoir s’il a purgé sa peine ou non (étant sans cesse sous le coup d’une arrestation) - son dossier est suivi essentiellement par le commissariat spécial de la Police des Chemins de Fer ! Un policier chargé de sa surveillance écrit en avril 1891 : « ne travaille pas, se promène toute la journée, fréquente des filles de mauvaises vie ; n’a pas de fortune ; on ne sait de quoi il vit [...] ». On ne saurait imaginer une conduite plus « immorale ».

Cet individu d’un mètre soixante douze a de grands cheveux noirs et de petites moustaches. Il est habituellement vêtu d’un grand pardessus jaunâtre, usé, et d’un chapeau de feutre marron. Il porte deux tatouages (l’un, peu apparent, sur la main gauche, l’autre au-dessus du genoux gauche) ce qui, on le sait depuis les thèses de Lombroso, est un signe fréquent chez le criminel-né [11] … Il a exercé plusieurs professions : instituteur ou professeur [12] (révoqué), comptable. En 1898, il travaille un moment sur les quais de Marseille dans une section des docks, en profitant évidemment pour faire connaître ses idées :

« Il y fait même, paraît-il, une très active propagande auprès des divers ouvriers. Il leur parle de l’exploitation des forces humaines par les capitalistes et leur fait entrevoir la disparition d’un pareil état de choses. Il ne se gênerait pas non plus pour dire son mot aux surveillants ; aussi est-il pris en grande considération par la plupart de ses compagnons de travail, auxquels il s’impose par ses belles phrases et son allure indépendante. C’est ainsi qu’il a déjà entraîné plusieurs d’entre eux au Bar des Vignobles où les autres compagnons les ont accueillis avec enthousiasme.

Une pareille propagande dans un tel milieu pourrait être dangereuse et fournir au parti anarchiste de nombreuses recrues ».

Essayons de reconstituer son itinéraire, grâce aux informations contenues dans son dossier. Sa surveillance commence en 1887, alors qu’il est expulsé de Genève et arrive à Paris, où il se fait connaître comme un dangereux agitateur. Il est en particulier le principal promoteur de la « Chambre syndicale des hommes de peine » dont il devient le secrétaire. Il ne se contente pas de prendrerégulièrement la parole au « Cercle anarchiste international », mais, plus inquiétant, il met ses doctrines en pratique. Ainsi participe-t-il au pillage de cinq ou six bureaux de placement lors de la campagne contre ces derniers. Il est également l’un des principaux meneurs pendant la grève des terrassiers en juillet 1888.

Pendant toutes ces années, Riemer habite Paris, mais part souvent en tournée de conférences. Au cours de ses nombreux voyages, il se met en contact avec les anarchistes locaux. Ses conférences rassemblent parfois 340 à 400 personnes (selon la police, qui retranscrit scrupuleusement ses discours). Elles ont lieu souvent le soir, entre 8 et 10 heures, dans des villes plus ou moins grandes. À l’entrée, on distribue des brochures anarchistes, ou devieux numéros du Père Peinard. Car le rôle du trimardeur est aussi de faire circuler les écrits : quand Riemer revient d’Alger en 1896, il oublie sur le paquebot arrimé au port de Marseille un colis comprenant 400 exemplaires du Père Peinard, 300 des Temps Nouveaux, 20 du Libertaire, 59 Almanachs du Père Peinard pour 1897 et un paquet d’affiches du Père Peinard (quand il revient le soir pour chercher son colis, il ne retrouvera évidemment rien).

Il prend bien sûr des pseudonymes : Vérité, Luce Désiré, ou Luss. La police a bien du mal à le suivre, et ne se montre pas toujours très discrète : un article du Patriote de l’Ouest (Angers) du 25 février 1891 raconte un incident qui a eu lieu au cours d’une conférence faite à Trelazé par M. Riemer, où l’on s’aperçut qu’un officier de police judiciaire avait réussi à se glisser parmi les assistants.

Riemer subit évidemment de nombreuses condamnations : en 1880, 1886 et 1888 (amende et prison), sans même parler d’arrestations incessantes (il est arrêté à Toulon, en avril 1892, pour avoir posé sur les murs des placards révolutionnaires ; en 1893, par les autorités italiennes [13] , avec sa femme Aline Belleville). À Marseille en novembre 1893, se cachant sous le faux nom de Lemmel, il est découvert et soupçonné d’être l’auteur d’un attentat dirigé contre l’Hôtel du quartier général [14] .

Soucieux de propagande « par l’écrit », Riemer gère un moment, en 1899, La Feuille de combat, imprimée à Toulon (le premier numéro sort le 7 octobre 1899) et écrit également des poésies : « Poésies rouges » [15] (sous le pseudonyme de Luss ou Lutz) [16] .

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.