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La propagande anarchiste

« Faire de la propagande »

Il faut s’attarder sur ce terme de propagande, tant ses connotations péjoratives sont fortes à notre époque [1]. Le mot, issu du vocabulaire religieux, pénètre dans le vocabulaire politique pendant la Révolution française pour désigner une association ayant pour but de propager certaines opinions politiques [2]. La propagande apparaît alors comme une méthode, comme un système révolutionnaire, et devient un moyen utilisé par tous les partis [3]. Le mot n’avait pas à la fin du dix-neuvième siècle les connotations négatives qu’il a aujourd’hui. Les compagnons anarchistes utilisent ce terme dans son sens étymologique de « diffusion des idées ». L’anarchisme étant mal connu à l’époque, et surtout déformé, il était nécessaire de mieux faire connaître ses théories. Aucune ruse, aucune contrainte n’entre dans la propagande anarchiste, qui se traduit par des séries de conférences, des éditions de brochures aussi bien que des spectacles. Dans l’Esprit de révolte, brochure publiée en 1892, Pierre Kropotkine réfléchit sur les formes que prend l’agitation dans les périodes pré-révolutionnaires, et se félicite que, grâce à la propagande, les idées anarchistes soient maintenant sur le devant de la scène : « L’indifférence est désormais impossible. Ceux qui, au début, ne se demandaient même pas ce que veulent les "fous", sont forcés de s’en occuper, de discuter leurs idées, de prendre parti pour ou contre » [4].

Contrairement aux marxistes, qui veulent avant tout changer les structures économiques de la société, les anarchistes mettent l’accent sur la nécessité de changer les croyances, la morale. D’où la place apportée à la propagande dans le mouvement libertaire : ce sont d’abord les hommes qu’il faut changer, former, éduquer. La révolution commence par la prise de conscience et par l’éducation des esprits. Dans La Société mourante ou l’anarchie, Jean Grave insiste sur cette nécessité de propager les idées : alors que la société crée des révolutionnaires, les anarchistes cherchent à faire des individus (convaincus et non croyants, selon la distinction de Grave), en prenant les gens par la logique et la raison et non par les sentiments.

Certes, il entre dans la démarche du propagandiste beaucoup de prosélytisme, et tous les commentateurs (journalistes ou policiers) le relèvent. Félix Dubois parle de « fièvre de prosélytisme » au sujet du journaliste anarchiste [5]. Augustin Hamon [6] consacre un chapitre entier de sa Psychologie de l’anarchiste-socialiste  [7] à « l’esprit de prosélytisme » : il ne suffit pas à l’anarchiste de dire la vérité, il lui faut encore convaincre ses auditeurs. Il note : « La propagation de l’idée est le but de l’Anarchiste. Sa combativité se résout en prosélytisme ; il possède à cet égard un zèle ardent » [8], remarquant que certains sont prêts à tout sacrifier pour la cause. Flor O’Squarr voit dans l’anarchiste un propagandisme compulsif proche du fanatique :

« À peine initié, l’anarchiste ne tient plus en place. Il lui faut accomplir sa mission qui consiste à "faire de la propagande", à fomenter des grèves dans son atelier, dans son usine, à provoquer son expulsion ou sa mise sur pied. C’est plus fort que lui » [9] .

Ceci dit, l’anarchisme n’étant pas un dogme, il ne s’agit pas tant de faire des adeptes que d’informer, afin que les individus puissent choisir en toute liberté, se forger une opinion. Les conférences des compagnons anarchistes sont souvent dites « contradictoires » : il s’agit de réfléchir ensemble et non de livrer une bonne parole.

On entendra donc par propagande la diffusion des idées anarchistes, aussi bien par les journaux [10] et les revues, que par l’organisation de débats ainsi que la production d’œuvres littéraires.

La propagande anarchiste est mouvante, changeante, diverse, comme le rappelle Jacques Mesnil : « Il est impossible de parler théoriquement de la propagande anarchiste : il s’agit d’une chose vivante en voie de développement, d’une chose multiforme et complexe qui échappe à tout essai de schématisation » [11]. Celui qui se livre à la propagande est dit propagateur : Jean Grave, selon Bernard Lazare, est un « vaillant propagateur des idées libertaires » [12].

Une mise au point s’impose ici à propos de la propagande par le fait [13]. Au sujet de l’action directe, les anarchistes sont nuancés, voire réservés. La propagande par le fait est prônée dès 1876 (le slogan est lancé après la mort de Bakounine), puis reprise par Kropotkine en 1880 [14] : l’action engendre les idées et les répand. Doit-on voir dans la propagande par le fait une alternative à la propagande par l’écrit, ou un moyen complémentaire ? Pour Kropotkine, il s’agit là de plusieurs moyens visant un même but. Pour les participants au Congrès de Londres de 1881, la propagande par le fait est le seul moyen efficace pour faire avancer les idées, mais elle doit être « jointe » à la propagande verbale et écrite [15]. Remarquons qu’en France [16], les premiers attentats (1892) sont bien postérieurs au Congrès de Londres : ici, la mise en pratique a dix ans de retard sur la théorie. Ces actes de violence sont donc également contemporains du développement du syndicalisme (le Ier congrès des Bourses du travail se tient en février 1892 avec Pelloutier comme animateur), et ne doivent pas faire oublier le travail des syndicalistes pendant cette période. Précisons enfin que la propagande par le fait ne se résume pas aux attentats [17] !

Laissons donc le terroriste, très minoritaire dans le mouvement anarchiste, pour examiner l’agitateur. Le terme apparaît probablement autour de 1871 [18]. Il est largement employé à la fin du dix-neuvième siècle pour désigner les anarchistes actifs (par exemple dans les rapports de police).

D’après Jean Dubois, il s’agit d’un substantif péjoratif lorsqu’il est employé par ses adversaires : les révolutionnaires sont dits révoltés, séditieux, perturbateurs, démolisseurs, agitateurs  [19]. L’Encyclopédie anarchiste (article de Georges Vidal) définit l’agitateur comme celui qui « par la parole et par l’écrit, réveille les masses populaires, leur dénonce les iniquités dont elles sont victimes et leur enseigne la révolte consciente [...] ». Il doit payer de sa personne (en cas d’insurrection ou de grève), « donne l’exemple », « se porte au cœur même de la mêlée ». Le journal l’Endehors comporte une rubrique régulière appelée « L’Agitation », parfois remplacée par « Propagande » ; et une rubrique « L’AGITATION », non signée, apparaît également dans le dernier numéro de La Revue anarchiste et dans la Revue libertaire qui lui succède le 15 décembre 1893.

Le militant [20] , enfin, est celui « qui agit pour faire reconnaître ses idées, pour les faire triompher », ou bien une personne « qui milite dans une organisation, un parti, un syndicat » [21]. Jean Dubois mentionne l’adjectif (1869 et 1871) mais non le substantif. Il semblerait que l’usage se généralise à la fin du siècle, y compris au féminin : Félix Dubois, en 1894, parle de « militantes » du mouvement anarchiste [22]. Dans L’Encyclopédie anarchiste, l’article militant occupe quatre colonnes (signées Georges Yvetot). Après avoir donné les définitions traditionnelles, et cité l’expression politique militante, Yvetot indique le substantif, les militants, et précise qu’il va s’appesantir sur un sens, familier pour les anarchistes, qui entre de plus en plus dans la terminologie courante : « Le militant tel que nous le comprenons s’apparente à l’apôtre, à l’agitateur et à l’animateur ». Le militant se caractérise par son prosélytisme et son désintéressement ; il est celui qui donne l’exemple, par la parole, l’écrit ou l’action [23].

L’idée essentielle de la propagande anarchiste est donc que l’anarchiste convainc non seulement par la justesse de ses idées mais aussi par son propre exemple [24]. Jacques Mesnil rappelle que l’idée anarchiste ne se réduit pas à la question économique, mais

« embrasse toute la vie et fait corps avec [le militant anarchiste] : quelles que soient ses occupations, - d’ouvrier,d’artiste, ou de savant, - elle rayonnera à travers ses paroles, ses écrits, son œuvre ; il est anarchiste aussi bien dans sa maison que sur la place publique, il sait qu’on agit, même sans haranguer la foule et sans voter ; il entraîne pourtant autant d’hommes par l’exemple de sa vie qu’il en convainc par la force de ses arguments » [25].

C’est pourquoi le personnage du trimardeur est vite devenu emblématique de l’anarchisme.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.