Bandeau
Recherches anarchistes
Slogan du site
Descriptif du site
Les militants des années 1880 : Kropotkine, Grave et Pelloutier

Dans les années 1880, l’art est omniprésent dans la réflexion anarchiste : presque tous les textes théoriques y consacrent un chapitre. Tout en conservant les principes libertaires déjà édictés par Bakounine ou Proudhon, Kropotkine (et Grave à sa suite) va tenter d’intégrer l’art au mouvement révolutionnaire de l’époque.

Pierre Kropotkine est le premier à avoir posé dans des termes « modernes » la question de l’engagement de l’artiste [1] et insisté sur la réciprocité des échanges entre artistes et militant. Au militant, l’artiste apporte le cautionnement, la légitimation de la cause anarchiste ; à l’artiste, la révolution permet de surmonter les difficultés de vivre et de créer.

C’est le sens de son appel « aux jeunes gens » dans Paroles d’un révolté : ce chapitre, qui a eu une grande influence à l’époque, paraît dans Le Révolté du 26 juin-21 août 1880, et fait l’objet d’une publication à part, en brochure : Aux Jeunes gens [2] (paru à d’abord Genève en 1881), vendue au prix de 10 centimes. Il s’agit, comme son titre l’indique, d’un appel, venant des milieux anarchistes, s’adressant aux jeunes artistes.

Pourquoi l’artiste ne peut-il se consacrer à l’art « pur » ? Il serait alors comme l’ivrogne qui ne cherche que la jouissance immédiate et personnelle dans la boisson. L’artiste a une responsabilité, dit Kropotkine :

« Enfin vous, jeune artiste, sculpteur, peintre, poète, musicien, ne remarquez-vous pas que le feu sacré qui avait inspiré tel de vos prédécesseurs, vous manque aujourd’hui, à vous et aux vôtres ? que l’art est banal, que la médiocrité règne ? [...] Mais si réellement votre cœur bat à l’unisson avec celui de l’humanité, si, en vrai poète [3] , vous avez une oreille pour entendre la vie, alors, en présence de cette mer de souffrances dont le flot monte autour de vous, en présence de ces peuples mourant de faim, de ces cadavres entassés dans les mines et de ces corps mutilés gisant en monticules au pied des barricades, de ces convois d’exilés qui vont s’enterrer dans les neiges de la Sibérie et sur les plages des îles tropicales, en présence de la lutte suprême qui s’engage, des cris de douleur des vaincus et des orgies des vainqueurs, de l’héroïsme aux prises avec la lâcheté, de l’enthousiasme en lutte avec la bassesse – vous ne pourrez plus rester neutre ; vous viendrez vous ranger du côté des opprimés, parce que vous savez que le beau, le sublime, la vie enfin, sont du côté de ceux qui luttent pour la lumière, pour l’humanité, pour la justice ! » [4]

Se trouve ici affirmée l’exigence de l’engagement de l’artiste (l’impossibilité de « rester neutre ») en même temps que l’exigence esthétique : c’est « en vrai poète » que l’artiste prend part au social. Kropotkine, sans se montrer directif, trace les grandes lignes d’un art qui, sans renoncer en rien à sa spécificité, prend parti dans les luttes sociales.

Dans La Conquête du pain, Kropotkine dit sa foi dans l’art du futur, que l’on ne peut encore définir :

« Une grande idée, seule, peut inspirer l’art. ART est dans notre idéal synonyme de création, il doit porter ses regards en avant ; mais, sauf quelques rares, très rares exceptions, l’artiste de profession reste trop ignorant, trop bourgeois, pour entrevoir les horizons nouveaux » [5].

Comme ses prédécesseurs, Kropotkine n’envisage jamais la poésie symboliste comme étant d’inspiration anarchiste : l’avant-garde européenne est selon lui condamnée à disparaître avec la société qu’elle combat. D’un point de vue formel, Kropotkine condamne le naturalisme à la Zola, dans lequel il voit une simple « anatomie de la société », et se tourne plutôt vers un réalisme à la Gogol, qui montre « comment le réalisme peut être subordonné à des buts plus hauts, sans perdre quoi que ce soit de sa force ou cesser d’être une reproduction fidèle de la vie » [6]. En effet, pour Kropotkine, la valeur esthétique de l’art doit être cherchée dans sa « signification philosophique et sociale », et tout en restant suffisamment vague pour laisser cours à diverses interprétations, il conseille aux artistes de montrer comment les hommes devraient vivre plus que comment ils vivent. Mais contrairement à Tolstoï, il ne demande pas à l’artiste de véhiculer un message politique et reconnaît l’indépendance de la sphère artistique. Le pouvoir de l’artiste tient à sa capacité à transmettre des émotions, dont l’impact est plus efficace que la théorie.

Kropotkine en tout cas met l’accent sur l’union indispensable du travail intellectuel et du travail manuel. Dans La Conquête du pain, il consacre un chapitre à ce que sera la place des artistes dans la société anarchiste (« Les besoins de luxe » [7] ) : l’individu vivant dans une société libertaire ne sera plus spécialisé, mais lorsqu’il voudra atteindre un but, par exemple la fabrication d’un livre, alors il formera un groupe avec d’autres individus poursuivant le même projet, et compositeurs, imprimeurs, graveurs et dessinateurs collaboreront à l’œuvre commune :

« La littérature y perdra-t-elle quelque chose ? Le poète sera-t-il moins poète après avoir travaillé dans les champs, ou collaboré de ses mains à multiplier son œuvre ? Le romancier perdra-t-il sa connaissance du cœur humain après avoir coudoyé l’homme dans l’usine, dans la forêt, au tracé d’une route et dans l’atelier ? Poser ces questions, c’est y répondre » [8].

Ainsi les œuvres d’art du futur feront partie d’un tout vivant, l’art étant relié à l’industrie (on voit ici l’influence de Morris et Ruskin [9] – qui ont été traduits par Jean Grave), l’inspiration puisée dans la vie. Car rien ne fait plus horreur à Kropotkine que les musées, qui « tuent » les œuvres. En effet, pour ne pas être séparés de la vie, une statue ou un tableau doivent être créés pour faire partie d’un monument communal (c’est également chez Morris que Kropotkine puise l’idée de la cité moyenâgeuse) :

« L’art du Moyen Âge, comme l’art grec, ne connaissait pas ces magasins de curiosité que nous appelons un musée ou une galerie nationale. Une statue était sculptée, une décoration de bronze était fondue ou un tableau était peint pour être mis à sa place propre dans un monument d’art communal. Là il était vivant, il était une partie d’un tout, et il contribuait à l’unité d’impression produite par le tout » [10].

Pour Jean Grave, directement influencé par Kropotkine, il s’agit de faire de l’art une partie intégrante de la vie. Il joue un rôle de premier plan auprès des artistes de 1885, date à laquelle il reprend La Révolte [11], jusqu’au début du vingtième siècle. Plus qu’aucun autre, il compte sur les artistes pour rejoindre le mouvement de la révolte, aux côtés du peuple, tentant de trouver un compromis entre la part faite aux idées et la liberté laissée à l’artiste. Avec force, il va affirmer le pouvoir révolutionnaire de l’art, sans jamais cependant être directif.

La grande innovation de Jean Grave est d’adjoindre à La Révolte (1887-1894), puis aux Temps Nouveaux (1895-1914), un supplément littéraire, dans lequel il rassemble des grands textes « anarchistes » du passé, affirmant ainsi la pérennité de l’idéal libertaire [12]. L’idée de ce supplément est de montrer que les idéaux anarchistes ne sont pas nouveaux, et que même certains écrivains bourgeois ont eu la prescience de leur justesse [13]. D’ailleurs, les journaux bourgeois ne s’y trompent pas et dans Le Figaro, on peut lire :

« Enfin, le supplément littéraire de La Révolte est composé de façon à justifier cette réponse des anarchistes aux mesures de répression : "Vous pouvez saisir nos journaux, nos brochures, vous n’empêcherez pas les camarades de lire ce qu’ont écrit des écrivains bourgeois sur la pourriture et l’abjection de l’heure présente" » [14].

Jean Grave y inclut quatre catégories de thèmes :

1) les précurseurs de l’anarchisme ;

2) les œuvres utopiques ou de critique sociale (il arrive qu’il cite ici des écrivains dits « bourgeois ») ;

3) des penseurs anarchistes, passés ou présents (et parmi eux, Jean Grave cite souvent Jean Richepin - Mes Paradis [15] -, mais aussi Pierre Quillard - ou Adolphe Retté) ;

4) des penseurs qualifiés de « réactionnaires » (on trouve par exemple des passages - sélectionnés - de Drumont).

Le supplément était apprécié par de nombreux écrivains, parfois très loin de l’anarchisme, en raison de sa haute tenue littéraire. Parmi les abonnés, on trouve les noms de Léon Daudet [16], Huysmans, Pierre Loti, Remy de Gourmont, Mallarmé...

Cette pratique de la diffusion de textes d’auteurs attire évidemment à Jean Grave de nombreux ennuis avec la Société des gens de lettres chargée de protéger les intérêts financiers des écrivains qui y sont affiliés. Jean Grave considère pour sa part, comme Proudhon, que la « propriété littéraire » n’est pas une propriété comme une autre, et ne doit donc pas donner lieu à des droits semblables. La poésie et l’art se corrompent en se soumettant à la loi des intérêts. L’œuvre devient propriété publique à partir du jour de sa publication. Mais le débat sur les droits d’auteurs fait couler beaucoup d’encre à la fin du siècle [17]. Pour imprimer son supplément littéraire, Grave avait l’habitude « d’emprunter » des extraits d’œuvres publiées pour les reproduire, demandant généralement la permission aux auteurs, et l’obtenant [18]. En 1890, soit quatre ans après le premier numéro du supplément littéraire, il se voit réclamer 41 francs 50 par le délégué de la Société des gens de lettres [19], E. Montagne, pour avoir reproduit une nouvelle de Paul Arène. Le journal étant un journal d’idées, non une entreprise commerciale, Grave trouvait surprenant qu’une société (de plus dite de « gens de lettres ») lui demande de l’argent - argent, que du reste, il ne pouvait trouver, puisqu’aucun des rédacteurs n’était payé et que le journal se maintenait avec peine d’une semaine sur l’autre. L’affaire va s’enflammer avec la nomination de Zola au poste de président de la Société. Naïvement, Grave fait confiance à Zola et à ses vues « plus larges » pour apaiser le conflit. Zola réclame pourtant le montant des reproductions comme son prédécesseur et publie un avis dans son « bulletin » rappelant aux auteurs de la Société que la reproduction gratuite de leurs œuvres est formellement interdite. Mirbeau s’en mêle et expose le cas de La Révolte dans un article intitulé « À propos de la Société des gens de lettres » (dans L’Écho de Paris). À sa suite, beaucoup de littérateurs s’indignent du mercantilisme de la Société et prennent la défense de Grave dans les journaux. Cependant, ils sont nombreux à retirer leur autorisation, refusant d’encourir des amendes. Certains, heureusement, s’engagent à payer de leur poche. D’autres enfin bravent l’interdiction, comme Paul Bonnetain qui écrit à Grave : « La Révolte ne doit pas être riche et la Société des gens de lettres nous défend de concéder nos reproductions, mais cette boutique d’usiniers représente trop peu la littérature pour que je tienne compte de ses statuts ! », refusant de se transformer en « boutiquier féroce » et engageant dans cette affaire sa « dignité d’écrivain » [20].

La réponse de Maupassant à Grave donne le ton du débat : « Le droit que vous me demandez est tout simplement celui de marauder dans mon œuvre, et je vois que vous ignorez absolument ce qu’est aujourd’hui la propriété littéraire ». Jean Grave lui répond par une apologie de la reprise littéraire : « Je lui disais que, oui, c’était le droit - comme il appelait cela - de piller dans son œuvre que je demandais », ajoutant que Maupassant devait s’estimer bien heureux que des gens existent pour produire tout ce qui était nécessaire à l’écriture de ses livres et pour les imprimer. Il compare le travail des ouvriers à celui des écrivains : pourquoi ces derniers seraient-ils payés plusieurs fois ? Thème qui se trouvait déjà dans sa réponse à Montagne en août 1890 : « Nous autres, ouvriers, une fois payés - très mal payés - de notre travail, nous n’avons plus rien à revenir. Il peut servir indéfiniment, passer par toutes sortes de mains, nous n’avons plus aucun droit à y prétendre. Chez vous, il n’en est pas de même. Ce sont des paiements continus. Grand bien vous fasse cette manière d’envisager la littérature ! »

Le principal reproche que Grave fait à la Société des gens de lettres porte sur la nature marchande des échanges, qu’il ne s’attendait pas à trouver chez des hommes de lettres : « Je vois que j’ai affaire à des marchands plus qu’à des littérateurs », écrit-il à Montagne, en août 1890. Et plus tard, il se plaindra à Zola : « [...] j’ai vainement cherché [la réponse] du littérateur auquel je m’adressais ». D’autant plus que les exigences démesurées demandées par la Société finissent souvent par des prix dérisoires, après un peu de marchandage... et Grave de conclure : « [...] cela frisait l’usurier et sentait tant soit peu... le chantage » - avant de rebaptiser la Société « Société des lettreux » [21].

Le procès entamé par Zola contre Grave (défendu par Ajalbert) fut renvoyé, mais on peut dire que Grave remporta la partie devant le public. Le débat, toutefois, dépassait largement la question du paiement : il s’agissait de savoir si un auteur pouvait être frustré du droit de disposer gratuitement de son œuvre en faveur de qui lui plaisait, et ce que la réponse impliquait quant au statut de la littérature.

Concernant les auteurs cités dans le supplément littéraire, il est des noms qui reviennent souvent tels que Jean Richepin, dont la thématique sociale est évidente. André Reszler regrette que les colonnes du journal restent cependant fermées aux avant-gardes « progressistes » de l’époque. Il est vrai que pour lire Mallarmé, Vielé-Griffin ou Stuart Merrill, on devra plutôt se tourner vers les Entretiens politiques et littéraires ou L’Ermitage. Jean Grave reconnaît certes la liberté de l’écrivain en matière de création, mais il multiplie les attaques contre l’art pour l’art. Est-ce vraiment, comme le prétend Reszler, parce que « les besoins de la cause » l’y obligent ? Cette attitude relève plutôt de l’éthique que de l’esthétique : Jean Grave, comme Proudhon, ne conçoit pas qu’un artiste puisse se soustraire au problème social, et le retrait dans une tour d’ivoire lui paraît indéfendable. Comme Proudhon encore, il observe que la plupart des littérateurs contemporains se livrent à des jeux avec les mots, plus ou moins gratuits, et craint qu’à trop s’occuper de la forme d’une œuvre littéraire, on en oublie l’Idée. Voici comment il fustige les partisans de l’art pour l’art dans La Société future (chapitre XXIV : « L’art et les artistes ») leur reprochant avant tout l’obscurité :

« D’autres artistes, qui se croient tout ce qu’il y a de plus indépendant, parce qu’ils "abominent le bourgeois" sont, au fond, tout aussi réactionnaires, sans s’en douter. Partisans de la "théorie de l’art pour l’art", un livre, un tableau, une statue, pour eux doivent bien se garder de vouloir dire quelque chose. L’artiste ne doit pas avoir d’autres convictions que "l’art". La ligne, la couleur, l’arrangement des phrases, le frisson des mots suffisent à rendre une œuvre parfaite, à plonger l’artiste dans une béatitude complète. Qu’il se garde, surtout, d’essayer d’y introduire ses pensées, s’il en a, sur notre monde, sur l’avenir de nos sociétés. Le véritable artiste se suffit à lui-même.

Oser concevoir qu’en dehors de la jouissance des yeux et des oreilles, l’œuvre puisse éveiller le raisonnement de celui qui lit, voit ou entend, est un blasphème épouvantable, un crime de lèse-art. C’est vouloir le déshonorer que d’oser concevoir que l’œuvre, par exemple, puisse être une arme de combat, mise au service d’une idée.

Pour ces intransigeants l’art est une chose trop élevée, trop au-dessus du raisonnement de la foule. Ce serait le déshonorer de chercher à le rendre compréhensible à tous » [22].

Pourtant il s’empresse de préciser que sa propre conception de l’art – un art du peuple, pour et par le peuple, n’a rien de démagogique :

« Nous n’avons pas dit de le mettre à la "portée de la foule", ce qui impliquerait, en effet, une idée de castration de l’idée et de la forme, ignominie dont l’artiste consciencieux doit, en effet, se défendre avec énergie. Se rabaisser pour capter les suffrages de la foule, est aussi plat que de se masturber l’idée pour attirer les regards du public acheteur » [23].

La faiblesse de Jean Grave est qu’il ne conçoit qu’une alternative entre, d’un côté l’art pour l’art, de l’autre des œuvres qui éveillent le raisonnement, seules à même de faire évoluer les esprits selon lui, et c’est là peut-être le reproche que l’on peut lui faire : compter exclusivement sur le « raisonnement », sur le rationnel et l’intelligible, pour convaincre les masses de la justesse des théories anarchistes.

Mais c’est dans sa conception du public qu’il faut rechercher la véritable originalité de Grave. Dans La Société future, il trace ensuite le portrait de l’artiste dans la société anarchiste, où l’art, une forme de l’activité humaine, ne formera pas une question à part :

« L’art libre, tel que nous l’entendons, rendra l’artiste son propre et seul maître. Il pourra donner cours à toute son imagination, aux caprices de sa fantaisie, exécuter l’œuvre telle qu’il l’aura conçue, l’animer de son souffle, la faire vivre de son enthousiasme. Alors là, nous aurons la pensée réelle de l’artiste et non celle qui lui aura été imposée par des circonstances où l’art n’avait rien à voir » [24].

Cet idéal révolutionnaire, pourquoi alors ne pas l’appliquer dès maintenant ? C’est que – comme l’indiquait également Oscar Wilde – les conditions actuelles ne sont pas réunies pour donner lieu à un art réellement libre et personnel. L’art actuel ne peut être qu’un art de révolte. Ceci dit, lorsqu’il évoque le théâtre dans La Société future, il mentionne le Théâtre Libre et le théâtre de l’Œuvre comme deux essais actuels d’associations exemplaires. Dans la société future, la question financière sera écartée par la réunion des bonnes volontés (auteur, interprète, etc.), et cela aura en outre pour résultat d’associer acteurs et spectateurs :

« Si chacun des spectateurs pouvait se rendre utile à sa façon, à l’exécution de l’œuvre à laquelle il serait appelé à assister, sa jouissance intellectuelle en serait augmentée » [25].

Grave n’a de cesse de rappeler que l’artiste n’est pas un surhomme, mais un individu comme un autre, et qu’il a tout à gagner à s’inclure dans l’humanité. L’article qui figure en première page du premier numéro des Temps Nouveaux (4-10 mai 1895) s’adresse aux « littérateurs ». Ne souffrent-ils pas de l’état présent de la société ? La médiocrité du public ne les gêne-t-elle pas ? Ils doivent en effet comprendre qu’eux-mêmes sont de la même espèce que « la vile multitude » et qu’il n’y a donc aucune raison de laisser cette dernière se charger des viles besognes.

« L’artiste, le littérateur, appartiennent à la masse ; ils ne peuvent s’en isoler et, forcément, ressentent les effets de la médiocrité ambiante. Ils ont beau se retrancher derrière les privilèges des classes dirigeantes, vouloir s’isoler dans leur "tour d’ivoire", s’il y a abaissement pour celui qui obéit, il n’y a pas de dignité pour celui qui commande ».

Cette volonté de rapprocher créateurs et public, de ne pas mettre l’artiste sur un piédestal, est reprise par Fernand Pelloutier.

En 1896, Fernand Pelloutier donne une conférence (organisée par les membres de L’art social) intitulée : L’Art et la révolte [26]. Il est révélateur qu’un syndicaliste comme Pelloutier ait trouvé nécessaire de parler de l’art : c’est lui qui va faire le lien entre l’anarchisme littéraire et le mouvement ouvrier, luttant contre la recherche de l’hermétisme et l’élitisme propre à certain symbolistes.

Les hommes du peuple (et pas seulement denaissance), précise Pelloutier, veulent « au communisme du pain, ajouter le communisme des jouissances artistiques » [27]. Comme l’indique le titre de la conférence, l’art doit inspirer la révolte. Pelloutier appelle à un art démystificateur ; la fonction de l’art est de dévoiler :

« Car tout est là. Dévoiler les mensonges sociaux, dire comment et pourquoi ont été créées les religions, imaginé le culte patriotique, construite la famille sur le modèle du gouvernement, inspiré le besoin de maîtres : tel doit être le but de l’Art révolutionnaire » [28],

– car c’est l’ignorancequifait les résignés : « C’est assez dire que l’Art doit faire des révoltés » [29].

L’art doit donner au peuple une « conscience ». La révolution n’est pas une affaire de chimie mais de conscience de classe : l’ouvrier doit avoir « la science de son malheur ». On retrouve chez Pelloutier les accents de Kropotkine, jusque, dans le style, la même énumération en forme d’apostrophe (écrivains, peintres, poètes et musiciens, « Savants, mettez votre génie au service des faibles ! » [30]).

Une des grandes limites de Pelloutier est qu’il ne parle jamais d’innovation, ne considère d’ailleurs jamais la forme de l’œuvre d’art : la révolte se tourne exclusivement vers l’ordre social établi, jamais vers la forme que peut prendre l’œuvre d’art – en bien des endroits d’ailleurs il ne semble penser qu’au seul art littéraire. Lui aussi se montre très méfiant envers l’avant-garde. Aussi Jean-Pierre Lecercle peut-il, dans son édition annotée (2002) [31], esquisser un parallèle avec les développements de Jdanov, au premier congrès des écrivains soviétiques (1934), en relevant une communauté de thèmes et de termes entre les deux théoriciens. Il y voit la reprise d’un modèle de publicité et de propagande bourgeoises, dont il s’agit de ne changer que le contenu et non la forme, « comme si la forme d’apparition et d’existence d’un phénomène ne structurait pas la conscience, n’était pas un mode d’être au monde » [32], et une même incompréhension de l’évolution littéraire [33]. Ceci dit, il y a chez Pelloutier l’idée, implicite, que l’art seul peut opérer ce « façonnement des cerveaux au mépris des préjugés et des lois » car l’art ne contraint pas mais laisse une grande liberté : la vérité que le public (en l’occurrence les lecteurs) retirera de lecture sera entièrement la sienne. Il ne faut pas oublier non plus les conditions de production de ce discours. L’époque était alors à la confusion, et il est certain que Pelloutier visait d’abord à recentrer le débat, alors que de nombreux symbolistes se proclamaient anarchistes sans trop savoir en quoi cela les engageait. Dès l’introduction, en effet, Pelloutier précise que les membres de L’art social « ont une considération médiocre pour les dilettanti, qui, tout en professant le dédain du bourgeois [...] ne laissent pas de s’approprier ses passions, poursuivent comme lui la fortune, sans se soucier d’en connaître la source, flattent volontiers les vices sociaux pour en tirer profit, et sont, en définitive, les plus fermes soutiens de l’oligarchie capitaliste » [34]. C’est avant tout un certain symbolisme ésotérique qu’il dénonce ici (en même temps que le naturalisme, constat sans espoir) – bref : la littérature d’évasion dans son ensemble. Dans un article écrit deux ans plus tard, en 1898, Pelloutier se montrera moins intransigeant envers les novateurs littéraires. Même s’il fait une distinction entre d’une part ceux qu’anime l’idée de justice, et d’autre part les ennemis de tout bouleversement, il admet que c’est le résultat qui importe avant tout, et tel artiste peu engagé peut cependant produire une œuvre susceptible d’être revendiquée par le mouvement libertaire :

« Dilettantisme ; soit ! mais suffisamment racheté par les rudes coups qu’ils portent à la société, les enseignement précieux pour la cause libertaire que leurs jugements comportent, la bonne semence de révolte qui par là même tombe en les âmes indifférentes à sa provenance. L’art social revendique de tels écrivains » [35].

Enfin, on trouve dans d’autres articles de Pelloutier, notamment ceux qui concerne l’éducation des masses, des jugements beaucoup plus subtils qui se rapprochent de l’idée d’une spécificité esthétique :

« Au surplus, nous estimons que l’idée de beauté est inséparable de l’idée d’affranchissement et que l’effort vers l’émancipation intellectuelle doit être parallèle à l’effort vers l’émancipation économique » [36].

Il est vrai cependant que Pelloutier, comme Proudhon, a tendance à juger durement les écrivains de son temps, les accusant de folie, d’érotisme, d’occultisme : les idées « écloses dans les cerveaux déséquilibrés de ce siècle » donnent un art maladif et horrible, à l’opposé d’un art sain et fort [37]. Comme Proudhon encore, et Jean Grave ensuite, Pelloutier s’insurge contre le pessimisme qui démoralise les masses [38]. Mais c’est que la signification même de l’Art est en jeu :

« Donc, en toute circonstance, l’Art ou ce qu’on dit tel (car, dans le détraquement général qui caractérise ce siècle, les mots même perdent de leur signification) l’Art se fait le serviteur, le complice de la société bourgeoise » [39].

Là encore, le rôle accordé à l’art est immense, puisque Pelloutier pense que c’est l’art qui endort les gens, qui est cause de leur résignation, qui fait que « la bourgeoisie ne dompte plus le peuple, elle le siffle » [40].

Ainsi le discours de Pelloutier se clôt-il sur l’appel à une alliance entre travailleurs intellectuels et manuels :

« Vous tous, ouvriers, artistes, savants, qui avez, avec la haine du mal, le désir du mieux-être, la passion de l’affranchissement matériel et intellectuel, luttez avec nous, car la source de nos misères est commune. Tous, nous souffrons de l’accaparement, par quelques hommes, des biens communs à l’humanité ! Restituons donc à tous ce qui doit être la propriété de tous ; supprimons les maîtres, associons-nous librement pour le travail et pour la jouissance, réalisons ce possible rêve : le communisme appuyé sur la liberté intégrale ! » [41]

On retrouve ici l’idée d’un patrimoine intellectuel commun à tous les hommes, qu’il s’agit de se réapproprier, idée déjà développée chez Proudhon (dans Les Majorats littéraires) et que l’on verra souvent réapparaître dans les débats de la fin du siècle.

Un des grands mérites des théoriciens des années 1880 est de mettre l’accent sur l’aliénation de l’art dans la société actuelle. Les artistes sont soucieux de leur indépendance, et jaloux de leur liberté ? Mais comment l’art pourrait-il être libre dans une société capitaliste, alors que tant de contraintes, en partie financières, pèsent sur lui ? Le but des anarchistes est bien de créer les conditions d’un « art libre », totalement indépendant :

« L’art libre, tel que nous l’entendons, rendra l’artiste son propre et seul maître. Il pourra donner libre cours à toute son imagination, aux caprices de sa fantaisie, exécuter l’œuvre telle qu’il l’aura conçue, l’animer de son souffle, la faire vivre de son enthousiasme. Alors là, nous aurons la pensée réelle de l’artiste et non celle qui lui aura été imposée par des circonstances où l’art n’avait rien à voir », écrit Jean Grave [42].

Enfin, les théoriciens anarchistes sont conscients qu’une révolution politique [43] ne changera pas la société, tant que les esprits resteront façonnés par la vieille idéologie. Et qui, mieux que l’art, peut faire évoluer les esprits ?

« Et tant qu’il restera dans l’esprit des hommes l’ombre d’un préjugé, on pourra faire des insurrections, modifier plus ou moins les inutiles rouages politiques, renverser même les empires : l’heure de la Révolution sociale n’aura pas sonné ! » annonce Fernand Pelloutier [44].

Leur souci a été avant tout de ne pas isoler la notion d’art des réalités politiques, économiques et sociales, et de ce point de vue, ils furent bien novateurs. En refusant d’imposer des moyens (des normes unificatrices) aux artistes, en acceptant toute œuvre pourvu que l’Idée y soit présente, ces théoriciens laissaient aux artistes de nombreuses possibilités pour « rendre » cette Idée. Ils ont ainsi permis de réconcilier les besoins de la propagande et la liberté de création.

Kropotkine, Grave et Pelloutier avaient bien vu tout ce que les écrivains pouvaient apporter à la propagation des idées anarchistes, et étaient bien décidés à ne rien négliger pour leur diffusion. Car, comme l’écrivait Élisée Reclus dans les Entretiens politiques et littéraires (1892) : « Si déjà les privilégiés, poètes, peintres, savants, repoussent les privilèges, pour conquérir mieux que les passe-droit, la liberté, combien plus de camarades anarchistes trouvons-nous parmi les opprimés [...] » [45]. L’idée qui domine dans les débats de l’époque est celle de la propagande  : comment diffuser, comment faire connaître les idées anarchistes ? Par le biais artistique, les écrivains ont ici un rôle à jouer.

Voyons maintenant comment est alors conçue la propagande anarchiste.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.