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La spécificité du mouvement anarchiste en France avant 1900

Pour saisir ce qui a permis la rencontre entre artistes et théoriciens anarchistes à cette époque, il convient de bien cerner ce qui fait la spécificité de l’anarchisme par rapport aux mouvements politiques révolutionnaires de la fin du siècle. L’anarchisme est un mouvement encore jeune : si l’on peut dater la première profession de foi anarchiste de l’ouvrage de Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?, paru en 1840, il faut attendre 1872 pour que les idées maîtresses du mouvement anarchiste soient fixées [1], et c’est à la fin du siècle qu’il acquiert une base théorique. Le mouvement est donc en pleine phase d’élaboration et, face au socialisme, se définit en marquant sa différence.

1. La spécificité du mouvement anarchiste en France avant 1900

A. L’organisation du mouvement
C’est en 1872 à La Haye que la scission est officiellement consommée entre socialistes « autoritaires » [2] et anarchistes, même s’il faudra attendre plusieurs années pour que cette rupture se transforme en opposition durable de mots d’ordre et de méthodes entre les deux mouvements. Car si les organisations et les principes sont bien distincts, les références communes « tant au niveau du vécu militant que des symboles, continuent à l’emporter » [3]. Dans les années 1880 cependant se manifeste chez les anarchistes le besoin de se différencier des autres groupements révolutionnaires. L’adoption du drapeau noir est, symboliquement, une étape importante dans la naissance de l’anarchisme. Le drapeau rouge était alors le drapeau de l’Internationale, également choisi par la Commune, et il reste le drapeau du mouvement ouvrier. Mais dès 1882, les anarchistes se prononcent pour l’abandon de ce drapeau au profit du noir, celui de la révolte [4]. Le 18 mars, Louise Michel [5] s’exclame salle Favié : « Plus de drapeau rouge mouillé du sang de nos soldats. J’arborerai le drapeau noir portant le deuil de nos morts et de nos illusions » [6]. Elle reprend ce discours à Lyon, devant une foule pour qui la révolte des Canuts (qui a vu la première apparition du drapeau noir, en 1831) était encore dans les mémoires. Le drapeau noir fait ensuite une apparition « officielle » dans la manifestation des sans-travail aux Invalides, à Paris, le 9 mars 1883 [7], lorsque Louise Michel arbore pour la première fois un drapeau improvisé à partir d’un manche à balai et d’un vieux jupon noir. Lors de son procès, elle affirme que le drapeau noir, « drapeau de la misère », plutôt que celui de la Commune doit être considéré comme le symbole des ouvriers sans travail. Quelques mois après, pour la fête du 14 juillet, les anarchistes convient la population à manifester « un drapeau noir à la main ». A cette époque, un article paru dans Le Drapeau noir (1883) répudie le drapeau rouge car il a déjà « abrité un gouvernement et servi d’étendard à une autorité constituée », et juge que le drapeau noir, seul, peut convenir pour le combat anarchiste, « guerre de partisans », combat de tirailleurs dispersés [8]. Le choix d’un nouveau drapeau a probablement comme fonction, comme le note Gaetano Manfredonia [9], de marquer la distance vis-à-vis de l’héritage communard et des autres courants socialistes, à un moment où le mouvement anarchiste construit sa spécificité.

Rappelons qu’il n’existe pas, au dix-neuvième siècle, de fédération anarchiste : le mouvement anarchiste d’avant 1914 est caractérisé par son manque d’organisation. Les militants groupés autour de Jean Grave acceptent l’action collective, qui suppose une entente préalable, mais refusent toute centralisation [10]. Jean Grave, en effet, reste jusqu’à la fin hostile à tout ce qui ressemble à un parti. S’il accepte le vocable de « parti anarchiste », c’est seulement pour désigner « une catégorie d’individus qui, ayant un fond d’idées communes, ont, de ce fait, une certaine solidarité effective et morale contre leur adversaire, la société bourgeoise » [11]. Lorsque, au congrès de 1900 (antiparlementaire), le groupe des ESRI [12] propose la mise en place d’une « Fédération communisme révolutionnaire internationale », qui devait permettre aux camarades du monde entier de se connaître et de correspondre grâce à des « bureaux de correspondance », Grave se montre opposé au projet, calqué, selon lui, « sur les systèmes centralisateurs et autoritaires ». Il se dit alors favorable à une fédération anarchiste à la seule condition qu’elle découle spontanément de la lente agglomération des groupes les uns aux autres [13].

Les lecteurs devront enfin garder présent à l’esprit qu’au début des années 1880, les anarchistes sont fortement minoritaires. « Demi-quarteron » [14] de militants, tout comme les marxistes, ils ne représentent qu’une partie marginale du mouvement ouvrier, lui-même encore marginal sur la scène politique. Selon Jean Maitron, on peut estimer qu’il y aurait, entre 1890 et 1894, 1 000 militants actifs, 4 500 sympathisants, 100 000 personnes « qui éprouvent des sympathies assez vagues pour le mouvement » [15].

B. « Gardez-vous bien de croire que l’Anarchie est un dogme »

Si l’on veut comprendre ce que la littérature anarchiste a de particulier, ce qui la différencie également de la littérature socialiste de l’époque, il faut bien comprendre le caractère non dogmatique de l’anarchisme :

« Il semble qu’on veuille faire passer l’anarchie pour une espèce de dogme, pour une religion sociale d’un genre inédit quand, au contraire, son principe essentiel et fondamental, diamétralement opposé aux formules pédantes de certains révolutionnaires en pantoufles, c’est précisément la négation des dogmes, la haine de l’autorité sous toutes ses formes, l’élimination de l’absolu »,

est-il dit dans le premier numéro de La Révolution sociale [16].

Joseph Déjacque insistait déjà sur le fait que, contrairement à l’autorité, qui a besoin de la discipline et de l’obéissance, la liberté « rallie les hommes à sa bannière par la voie du libre examen » [17]. Lorsqu’il se lancera dans l’écriture, pour faire connaître ses idées, et nécessairement, pour convaincre, il ne cherchera pas à former des disciples. Tel un écrivain qui refuserait de fonder une école, il tâchera plutôt de donner l’envie - la possibilité - à ses lecteurs de devenir à leur tour créateurs :

« Pour moi, il s’agit bien moins de faire des disciples que de faire des hommes, et l’on n’est homme qu’à la condition d’être soi. [...] Soyons une œuvre originale et non une copie. L’esclave se modèle sur le maître, il imite. L’homme libre ne produit que son type, il crée » [18].

L’anarchiste - et l’artiste anarchiste - se donne comme un « chercheur de vérités, un coureur de progrès, un rêveur de lumières » [19], et il n’a pas la prétention d’imposer UNE vérité à son public. C’est probablement cet aspect non-dogmatique (et même anti-dogmatique) qui a attiré de nombreux écrivains vers l’anarchisme, à commencer par Adolphe Retté, parfait exemple de l’homme de lettres fasciné par cet idéal de justice et de liberté [20]. Dans ses Promenades subversives, il donne sa propre définition de l’Anarchie : signifiant la négation de l’autorité, elle n’admet aucun gouvernement, qu’il soit d’un seul ou d’une classe. Elle n’est pas que négations, puisqu’elle « affirme l’individu » :

« Ce faisant, elle ne procède ni d’un dogme ni d’un principe a priori. Elle est guidée par la seule observation des lois naturelles qui forment le processus d’évolution » [21].

Adolphe Retté rejette ensuite la méthode aristocratique (oppression brutale du grand nombre par le petit nombre) et la méthode théocratique (qui exige la croyance à une légende ou à un dogme), aussi bien que la méthode démocratique qui aboutit à la théorie des moyennes, à l’oppression de la minorité par la majorité. Seule l’anarchie, selon lui, évite ces écueils. Surtout, si la doctrine anarchiste convainc, c’est qu’elle répond à une cohérence. C’est la logique que met en avant Adolphe Retté pour expliquer le caractère radical des positions anarchistes :

« La propriété individuelle étant injuste en soi, tout ce qui s’y rapporte ne peut être qu’injuste. Aussi l’anarchiste est-il le seul qui raisonne proprement lorsqu’il en demande l’abolition » [22].

Il donne en exemple, pour justifier la solution des anarchistes, certaines lois qui paraissent aller dans le sens du progrès mais qui ont des effets pervers : une loi obligeant les patrons à verser une pension à la famille d’un travailleur blessé aura comme conséquence… l’embauche de célibataires de préférence. Cet exemple est destiné à prouver l’illusion de toute théorie réformiste, « car les lois sont conçues de façon à désarmer le Mangé vis-à-vis du Mangeur » [23].

Léauthier [24] usera de la même terminologie, lors de son procès en 1894, pour expliquer son ralliement à l’idée d’anarchie : « Je l’ai mûrie et adoptée comme la plus belle, la plus logique, la plus légitime… » [25]

Octave Mirbeau, face à La Société mourante et l’anarchie de Jean Grave, lui écrit : « Ce que je trouve d’unique dans votre livre, c’est qu’il est impossible d’y relever une faute de logique ; et c’est plein de clarté » [26]. Et même Camille Mauclair se dit anarchiste, parce que cela semble logique [27].

Clément Duval [28] arguera, lors de son interrogatoire, le simple bon sens : « [...] à cette époque j’étais anarchiste, sans en connaître les théories, mais par bon sens naturel ; j’avais la haine de l’autorité » [29].

On voit que l’anarchisme n’est pas une « foi » que l’on acquiert par la grâce, mais une conviction que l’on se fait après réflexion. De plus, l’artiste tenté par l’anarchisme a le choix entre plusieurs options, plusieurs nuances. Loin de toute organisation centralisée, le mouvement anarchiste est tout naturellement constitué de plusieurs tendances. C’est ainsi que Jean Maitron peut parler de « l’anarchisme éducationniste de Grave et de Pierrot, l’anarchisme insurrectionnel de Malato, l’anarchisme éclectique de Sébastien Faure, l’anarchisme sentimental de Reclus, l’anarchisme fédéraliste et révolutionnaire de Kropotkine, l’anarchisme esthétique de Mesnil, l’anarchisme socialiste et prolétarien de Malatesta » [30]. Si la diversité des tendances est consubstantielle au mouvement anarchiste, c’est justement parce que celui-ci ne procède d’aucun dogme [31].

Le fait que l’anarchisme découle de la logique et non de la foi ou de la conviction a des conséquences sur le langage que les militants utilisent pour propager leurs idées. Le langage des anarchistes n’est pas le langage habituel des partis politiques. Jean Grave en fait le constat dans La Société mourante et l’anarchie (« La vérité sans phrases »). Selon lui, parce que les anarchistes cherchent la vérité et non le pouvoir, ils ne tenteront pas de masquer leurs faiblesses, ni n’essaieront de faire des promesses pour convaincre à tout prix :

« Loin de nous borner à prendre les individus par les sentiments, nous cherchons à les prendre, surtout par la logique et par la raison. [...] au lieu de chercher des croyants nous voulons faire des convaincus » [32].

C’est à la fois la logique et l’absence de dogme, le respect de la liberté, qui poussent tous les révoltés vers l’anarchisme plutôt que vers le socialisme, comme en témoigne par exemple Émile Henry lors de son procès :

« Un moment attiré par le socialisme, je ne tardai pas à m’éloigner de ce parti. J’avais trop d’amour de la liberté, trop de respect de l’initiative individuelle, trop de répugnance à l’incorporation, pour prendre un numéro dans l’armée matriculée du quatrième État » [33].

Émile Henry rapporte comment il a ensuite découvert l’anarchisme, y a adhéré. Dans sa lettre au directeur de la conciergerie, il répète sa conviction d’anarchiste individualiste engagé, reprenant la distinction entre croyants et convaincus et clamant son refus de s’incliner devant une autorité, quelle qu’elle soit :

« [...] gardez-vous bien de croire que l’Anarchie est un dogme, une doctrine inattaquable, indiscutable, vénérée par ses adeptes à l’égal du Coran par les musulmans. Non ; la liberté absolue que nous revendiquons, développe sans cesse nos idées, les élève vers des horizons nouveaux (au gré des cerveaux des divers individus) et les rejette hors des cadres étroits de toute réglementation et de toute codification. Nous ne sommes pas des "croyants", nous ne nous inclinons ni devant Reclus, ni devant Kropotkine, nous discutons leurs idées, nous les acceptons quand elles développent dans nos cerveaux des impressions sympathiques, mais nous les repoussons quand elles ne font rien vibrer en nous » [34].

La peur du « socialisme » tyrannique, niveleur, fatal à l’indépendance, est partagée par presque tous les littérateurs de l’époque. Ainsi Lucien Muhlfeld explique-t-il très clairement les « sympathies anarchistes de quelques littérateurs » :

« [L’anarchisme] est d’ailleurs la seule voie pour eux ouverte ; car le socialisme, qui a les sympathies de la jeunesse des écoles pour ce qu’il est une plate-forme moins foulée aux électorats à venir, le socialisme est odieux à l’artiste qu’il enrégimenterait, et plus seulement pour trois ans… » [35]

De même, Camille Mauclair examinant quel est le meilleur gouvernement pour l’artiste, repousse également le despotisme et le socialisme :

« En face d’un gouvernement despotique, notre impatience du joug et notre haine nous dressent. En face d’un pouvoir constitutionnel où les responsabilités se divisent et s’atténuent, notre ennui nous érige. En face d’un socialisme partageur et tyrannisant l’individu sous le droit de la masse, notre conscience de personnalités supérieures nous soulève » [36].

Bernard Lazare insiste, à de nombreuses reprises, sur le danger que représentent les socialistes autoritaires, qui veulent laisser subsister le principe d’autorité, et « créeraient un état nouveau, une contrainte, une puissance au-dessus de l’homme, dominant, entravant, enfermant l’individu » [37].

Il ne fait aucun doute que la liberté laissée aux individus par l’anarchisme est en grande partie responsable de l’adhésion de nombreux artistes. On retrouve d’ailleurs chez eux les diverses tendances qui existent déjà chez les théoriciens du mouvement (même s’ils se tournent en majorité vers les individualistes). Ainsi, la tendance communiste, représentée, en théorie, par Jean Grave et Kropotkine, recueille plutôt l’adhésion d’écrivains-militants tels que Charles Malato ou Émile Pouget. Laurent Tailhade, Han Ryner, Zo d’Axa se rangent davantage parmi les individualistes. Il est tout aussi certain que c’est également cette grande liberté, en particulier dans l’interprétation de la « doctrine », qui a donné lieu à de nombreux contre-sens.

C. Des artistes à la recherche d’indépendance et de responsabilité

On trouve donc à la fin du siècle chez de nombreux artistes anarchistes la volonté de s’engager tout en restant à l’écart des idéologies. Le thème de l’engagement revient à de nombreuses reprises dans les chansons d’après la Commune. Dans ses Chansons rouges, Maurice Boukay invite les artistes à descendre de leur tour d’ivoire :

"Je voudrais dire à mes amis
Sculpteurs d’idéal et de rimes
Que s’enfermer n’est plus permis
Lorsque dehors grondent les crimes.
Chantons la justice et l’amour !
Le peuple va nous faire escorte
Poète, descends de ta tour !
Et puis, ferme ta porte !" [38]

Jean-Baptiste Clément est peut-être, parmi les chansonniers, celui qui est le plus conscient des exigences d’une littérature engagée. Dans son recueil intitulé La Chanson populaire, il souligne en introduction la nécessité de faire des chansons de combat : toute chanson n’est-elle pas, que son auteur le veuille ou non, au service de certaines idées ?

« N’est-il pas très naturel que la chanson suive aussi le mouvement [de socialisation de l’art] et qu’après l’avoir traînée sur les champs de bataille, en vivandière, à la remorque des rois et des empereurs, qu’après en avoir fait la muse de Bacchus, de Mars, de Bellone et autres dieux et déesses aussi imaginaires que le dieu et les vierges du catholicisme, nous voulions que la chanson prenne sa place de combat dans la lutte engagée contre l’exploitation du capital et contre tous ceux qui nous oppriment moralement et matériellement » [39].

Il faut cependant prendre garde, note Jean-Baptiste Clément, à ce que la chanson de combat ne devienne pas une chanson de propagande :

« Et cependant, nous sommes loin de vouloir que la Chanson populaire n’exprime que des idées de revendications, mais ce que nous désirons, c’est qu’on ne s’en serve plus pour préconiser des sentiments, des erreurs, des espérances, des résignations qui ne sont plus conformes au temps où nous vivons » [40].

Cette double exigence (s’engager et éviter l’écueil de la littérature à thèse) est présente chez Clément dès les années qui suivent la Commune de Paris. Dans un long texte intitulé « La Chanson » et daté de décembre 1884, dans lequel il raconte l’histoire de la publication de ses textes, il dit le rôle qu’a joué l’insurrection dans son engagement. Réfugié en Angleterre, il n’a plus le cœur à « aligner des couplets insignifiants » et décide de mettre la chanson « au service de la cause des vaincus ». Il dit toutefois le risque consubstantiel à l’engagement littéraire :

« Mais il y avait à craindre que des chansons à thèse fussent monotones comme un discours d’académicien ou ennuyeuses comme un article d’économie politique » [41].

Cet écueil, il l’évitera en essayant de rester au plus près de la réalité. C’est la conviction du poète et sa fidélité au réel qui le garde des dérives idéologiques.

Si la plupart des artistes disent se détourner de la politique, on aurait donc tort de conclure à un rejet du politique [42]. Comme le dit l’un des personnages d’un roman de Jean Grave : « Nous ne faisons jamais de la politique [...]. Nous ne nous occupons que de défendre notre existence et celle des nôtres contre la rapacité de ceux qui nous exploitent » [43]. La vie politicienne seule inspire du dégoût aux anarchistes, alors que le domaine social, à l’écart du champ clos où s’affrontent les partis politiques, a leurs faveurs. Ainsi Henry Fèvre écrit-il dans un article paru dans les Entretiens politiques et littéraires [44] : « Et surtout pas de politique pure », c’est-à-dire : « Pas de politique. Pas de théories. Des réformes sociales effectives. Voilà seulement ce qui importe et ce qui presse ». C’est en effet souvent par rejet de « la politique » que les artistes se tournent vers l’anarchisme, comme le montre le témoignage de Lucien Descaves :

« En 1892, à l’époque des Temps Nouveaux, j’avais à peine trente ans et je ne m’étais jamais approché d’une urne électorale pour y déposer mon bulletin de vote. [...] A dater de ce moment [la lecture de La Société mourante] je m’intéressai beaucoup plus au mouvement social qu’à la politique décevante, art culinaire d’accommoder les peuples à toutes les sauces » [45].

En tout cas, l’anarchisme montre à ce moment-là aux artistes qu’ils pouvaient sortir de l’alternative entre, d’un côté la tour d’ivoire et de l’autre la participation au pouvoir (à la manière d’un Lamartine ou d’un Hugo). S’ouvre alors devant eux la possibilité de s’engager dans la société, de prendre part au politique, tout en délaissant les luttes pour le pouvoir. Les idées anarchistes représentent pour eux une chance qu’ils ne trouvent pas dans les autres mouvements socialistes, dont ils se méfient. Comme l’écrit Paul-Armand Hirsh dans L’art social :

« Et maintenant, que les ouvriers de la plume, que les artistes, que les hommes de science se rassurent : les anarchistes, plus respectueux des travaux intellectuels que le sont les républicains jacobins ou les socialistes de chapelle, laisseront les talents et les génies – s’il en est ? – éclore et s’épanouir librement ; aucune entrave ne contrariera leurs projets, aucune formalité ne mettra d’obstacles à leurs talents » [46].

Et de fait, beaucoup sont avides de prendre part au mouvement social et sont conscients de leur responsabilité en tant qu’artistes. La notion de responsabilité revient de façon récurrente dans les discours des écrivains de cette époque. On l’a vu apparaître dans l’article de Camille Mauclair (où il critiquait « un pouvoir constitutionnel où les responsabilités se divisent et s’atténuent » [47]). On la retrouve dans les articles de Bernard Lazare ou d’Adolphe Retté.

Ainsi l’anarchisme laisse-t-il l’écrivain libre tout en lui permettant de satisfaire son besoin d’engagement en prenant parti. Ce mélange d’engagement et d’indépendance est particulièrement lisible dans les métaphores utilisées par les littérateurs pour décrire leur situation. Alors que les métaphores militaires débouchent facilement sur l’idée d’une mise au pas des écrivains qui manquent de discipline (« soldat de la révolution »), les images utilisées par les écrivains anarchistes sont celles de combattants indépendants : ils se présentent davantage comme des « francs-tireurs » (Vallès [48]), des « en-dehors » (Zo d’Axa). Lucien Descaves, faisant le portrait de Zo d’Axa dans Les Hommes d’aujourd’hui (n° 409), écrit :

« Au coup isolé du chroniqueur toujours embusqué derrière ses deux colonnes et finissant par s’y endormir, il préfère la ligne de tirailleurs à découvert et les décharges simultanées. Il ne dédaigne pas, au besoin, l’arme blanche ».

Et Jean Grave dit de Séverine qu’elle « n’aime à s’inféoder à aucune école, elle aime à faire la guerre en guérilla » [49]. Henrik Ibsen emploie la même terminologie dans une lettre à Olaf Skavlan : « Je ne puis gêner aucun parti car je n’appartiens à aucun. Je veux être un tirailleur isolé aux avant-postes et agir en toute indépendance » [50]. La littérature anarchiste est une arme, mais celui qui la tient n’appartient à aucune armée constituée. L’avant-garde anarchiste, si tant est que cette expression ait un sens, n’a rien d’un corps organisé, mais est constituée de ces tirailleurs isolés chercheurs d’utopie. Pour Joseph Déjacque, ce sont eux les « explorateurs de l’Avenir » qui toujours vont de l’avant :

« L’humanité, cette immortelle conquérante, est un corps d’armée qui a son avant-garde dans l’avenir et son arrière-garde dans le passé. Pour déplacer le présent et lui frayer la voie, il lui faut ses avant-postes de tirailleurs, sentinelles perdues qui font le coup de feu de l’idée sur les limites de l’Inconnu. Toutes les grandes étapes de l’humanité, ses marches forcées sur le terrain de la conquête sociale, n’ont été accomplies que sur les pas des guides de la pensée. En avant ! lui criaient ces explorateurs de l’Avenir, debout sur les cimes alpestres de l’utopie. [...] - Humanité ! j’arbore sur la route des siècles futurs le guidon de l’utopie anarchique, et te crie : En avant ! » [51]

C’est ainsi qu’à la fin du siècle, les littérateurs anarchistes sont nombreux. Selon un rapport de police :

« Ce n’est point parmi la classe ouvrière qu’il faut aller chercher les nouveaux anarchistes mais parmi la classe des jeunes lettrés et même celle des lettrés d’âge mûr : M. Octave Mirbeau étant un plus dangereux anarchiste dans ses articles que le Père Peinard lui-même !… Messieurs Paul Adam, Georges Darrien [sic] et consorts, plus de 20 qu’on pourrait nommer, sont devenus des anarchistes littéraires autrement sérieux que tous les anti-patriotes de Saint-Denis réunis à ceux de Clichy. Les revues littéraires, les livres publiés sont remplis de développements de l’idée anarchiste, développements qui porteront leurs fruits dans quelques années. La classe ouvrière a peu mordu à l’anarchie jusqu’ici parce qu’elle ne comprenait pas et que ce qui lui était présenté comme anarchie lui faisait peur ; mais en laissant l’idée s’élaborer, se dégager des oripeaux rouges dont l’ont affublée les anarchistes d’hier on verra la classe ouvrière venir à l’anarchie de demain parce qu’elle lui sera présentée par la jeunesse bourgeoise » [52].

Ainsi, comme l’a souligné André Reszler : « L’art "anarchiste" de la fin du siècle naît de la rencontre du sentiment de responsabilité sociale de l’artiste et de l’affirmation d’un idéal social qui fait une large place aux droits de l’individu » [53].

Mais si tous ces artistes, hommes de lettres et écrivains, rencontrent, dans ces années 1880-1900, l’anarchisme, c’est aussi parce que les théoriciens du mouvement ont parallèlement entamé une longue réflexion sur le rôle de l’art dans la société. Tandis que la notion d’« art socialiste » est encore floue, l’image d’un « art anarchiste » commence à se dessiner, à travers les écrits des uns et des autres.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.

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