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GUERRA, Armand.- "Armand Guerra, un cinéaste hors du commun".

"une vie chargée d’aventures, de voyages et d’expériences diverses et variées, qu’il communiquera en partie dans son cinéma".

Le Cinéma du Peuple porte la marque de son réalisateur et comédien, Armand Guerra, qui sans lui, n’aurait pas été ce qu’il fut [1].

Si la distribution des acteurs dans Les Misères de l’aiguille suscite de l’intérêt, en revanche le jeu de Guerra semble souvent peu notable. Excessivement grimé dans La Commune et Le Vieux docker, l’espagnol y ajoute de surcroît une interprétation des rôles relativement plate, donnant peu de relief aux films. Certes, l’acteur ne vaut pas Musidora ou Clamour, mais il apporte un caractère touchant dans son jeu parfois maladroit, qui renforce l’aspect sincère et authentique de la mise en scène. En effet, la société a pour vocation de faire passer des idées, d’instruire sur l’histoire ou l’actualité, avec peu de moyens financiers à l’appui. Peu importe le perfectionnisme, la coopérative se base sur la transmission de principes, de valeurs, qui finit au fond par l’emporter sur la qualité des interprétations. Armand Guerra se caractérise avant tout par son combat libertaire permanent à travers une vie chargée d’aventures, de voyages et d’expériences diverses et variées, qu’il communiquera en partie dans son cinéma.

José Estivalis Calvo dit Armand Guerra est né à Valence, en Espagne, le 4 janvier 1886. Son passage en France excède à peine les deux ans de vie de la coopérative, à quoi s’additionne les trois mois précédant sa mort, entre janvier et mars 1939 à Paris. Aucune grande recherche n’a été publiée sur cet étrange personnage, homme orchestre du cinéma, polyglotte et voyageur frénétique. Dans l’état actuel des recherches, seuls quelques articles d’Eric Jarry des années 2000, [2] l’ouvrage de Guerra retrouvé par sa fille Vicente, le film d’Ezéquiel Fernandez , [3] ainsi que les textes du cinéaste parus dans l’hebdomadaire de Barcelone Popular Film dans les années 30, peuvent apporter quelques éléments significatifs. Dans l’attente du futur livre de Philippe Esnault sur cet artiste, un petit éclairage biographique s’impose, afin d’établir l’importance de ce cinéaste dans l’histoire du 7ème art anarchiste.

Presque aucun document n’a été retrouvé sur la jeunesse d’Estivalis, il semble qu’il ait reçu une éducation religieuse, dont il se détache vite pour rejoindre la vie active. Selon Ferran Alberich, un de ses premiers emplois l’amène vers les livres et la presse, ce qui le conduit à apprendre le métier de typographe. [4] Le milieu de l’imprimerie possède parmi ses employés, à l’époque et encore aujourd’hui, beaucoup de militants libertaires. Le jeune homme baigne alors dans l’anarchisme et se voit formé par des travailleurs appartenant à cette obédience. En effet, il milite rapidement dans ce mouvement, et participe à de nombreuses grèves. En 1910, il s’intéresse au théâtre libertaire et monte sur les planches du Théâtre de Barcelone connu pour son engagement anarchiste. Il semble qu’un an après, attiré par l’étranger, il s’engage pour un long périple dans les Balkans, en s’arrêtant dans d’autres pays séjourner quelques temps comme en France et en Suisse. A vingt-cinq ans, il s’exile seul dans les Balkans réputés pour son fort activisme libertaire, durant les trois semaines passées à Belgrade, il s’associe à beaucoup de personnes du mouvement. Très impliqué politiquement, José Estivalis veut porter la révolte partout, dans chaque lieu, dans chaque pays qu’il traverse. Il rapporte de ses voyages des connaissances culturelles multiples, notamment linguistiques, puisque à la fin de sa courte vie, il parle sept langues couramment. Son séjour terminé dans l’est de l’Europe, il revient vers la France, et s’installe dans un premier temps à Nice. Cette étape lui permet de toucher au cinéma, puisqu’il y tourne Un cri dans la jungle en 1911. Son action militante se focalise sur la parution d’un journal titré Tierra y Libertad rédigé en espagnol et diffusé essentiellement dans la communauté de ses compatriotes.

En 1913, Guerra est à Paris. Repéré par Bidamant et Clamour, il offre ses services au Cinéma du Peuple qui se met en place. Guerra apporte l’esprit de Barcelone, à la fois capitale des pionniers du 7ème art espagnol, et capitale des libertaires. Avant l’expérience de Nice, Estivalis a-t-il, dans son Espagne natale, touché au cinéma ? Rien ne permet de le dire. Mais son approche du milieu artistique à travers le Théâtre de Barcelone peut éventuellement y faire penser. L’aventure parisienne clôturée par la guerre, Guerra retourne en Espagne. Quelques années après, en 1918, il créé une maison de production, la « Cervantes Films », que l’on peut imaginer proche de l’esprit du Cinéma du Peuple. D’après le film d’Ezéquiel Fernandez, il en est, le réalisateur, le scénariste, l’acteur, et l’administrateur. Trois films au moins sont produits, El crimen del bosque azul, La zarpa del paralitico, La maldicion de la gitana. Aucun de ces films n’a été retrouvé jusqu’à présent, et l’on ne connaît pas la durée de cette tentative. A priori, elle ne dura pas plus de trois ans, car en 1921, il abandonne à nouveau sa patrie pour l’Allemagne. Il entre aux studios de Babelsberg à Berlin, manifestement dans le but de se perfectionner au niveau cinématographique. Guerra assiste aux grandes réalisations de Murnau, Pabst ou encore Lang, et travaille autour de ces films. Toujours selon Fernandez, il y exerce tous les métiers du 7ème art, de l’écriture des intertitres au montage des décors, en passant par la réalisation. Son nom n’apparaît quasiment jamais aux génériques. Ainsi en 1921, il n’est pas impossible qu’il ait assisté, voir collaboré, au tournage de Nosferatu le vampire de Murnau, dans lequel joue le militant anarchiste Alexander Granach. [5]

Guerra, après quelques années d’apprentissage à Berlin, revient à Madrid vers 1926-1927. Il produit un film, Batalla de damas réalisé par Damen Krieg en avril 1927. [6] De cette coproduction hispano-allemande, il ne reste que quelques photos prouvant que le film a bien été tourné à Alcalà de Henares, tout proche de la capitale espagnole. Durant cette période, il rencontre sa future épouse, couturière de son état, qu’il aborde la première fois pour un autre de ses films, à costumes celui-ci, Luis Candelas. Là encore, le film reste introuvable. A partir des années 30, le journal Popular Film de Barcelone emploie Guerra comme correspondant. Sa connaissance de l’Allemagne va l’amener à cette fonction, et l’oblige à séjourner à Berlin. Mais d’autres projets cinématographiques d’ampleur l’occupent, et notamment celui de monter de grands studios dans la ville de Valence, à l’image de Babelsberg. Avec un collaborateur allemand, Johann Ther, exerçant dans la banque, il envisage « L’Hispano cineson », [7] qui ne verra jamais le jour. Dans le même temps, Guerra écrit ses articles pour l’hebdomadaire, commentant les nouveautés filmiques allemandes. Faisant nombre d’aller-retour entre les deux pays, il assiste et donne ses impressions quant à la montée du courant extrémiste nazi. Très vite, sentant la menace approcher de plus en plus, il quitte Berlin fin 1931, début 1932. Son collaborateur Ther, séduit par les thèses nazies, devient quelques années plus tard l’ambassadeur du nazisme en Espagne. Le projet de studios filmiques de Guerra, reprit par son ex-collaborateur, sera d’ailleurs proposé par ce dernier, qui fera l’objet d’une des vastes entreprises du IIIème Reich en Espagne. A partir de cette option politique de Ther, tout sépare les deux hommes. Face au danger fasciste grandissant, et dès les premiers jours de 1936, le cinéaste espagnol s’engage dans le combat aux côtés des républicains anarchistes.

Quelques semaines avant la guerre civile, un producteur nommé Carballo engage Guerra, il exploite alors la salle madrilène « Ciné Doré ». Ce dernier ayant assisté à un spectacle itinérant de domptage mené par deux Français, a l’idée de faire un film autour de cette présentation de fauves, mettant en scène Marlène Grey. En juin 1936, Carballo fait rédiger un script, et embauche la compagnie avec dompteur et lions. Marlène Grey, grande blonde française fait alors sensation dans son numéro, posant nue dans la cage des fauves. Dans une Espagne catholique et très puritaine, le spectacle ne passe pas inaperçu. Le thème enthousiasme peu Guerra, il transforme donc le film en un mélodrame sentimental anarchiste, développant les préoccupations politiques du moment. Le réalisateur plus préoccupé par la guerre civile en préparation que par le film, tourne vite, poussé par Carballo, qui tient à exploiter le plus rapidement possible la bande. Une seule prise par plan est réalisée, faute de temps et de moyens suffisants. Le cinéaste devient aussi acteur, il joue un valet de cirque, amoureux fou de la danseuse nue, qui ne partage pas son amour. Le 18 juillet 1936, le soulèvement des militaires contre la République espagnole est annoncé. [8] A Madrid, les anarcho-syndicalistes de la Confédération Nationale du Travail (CNT) s’organisent et prennent la rue, incitant tous les citoyens à se battre pour leur liberté. Guerra s’apprête à se mobiliser pour le combat, mais les militants « cénétistes », [9] afin de ne pas grossir le nombre de chômeurs dans la ville, suggèrent à l’équipe de poursuivre le tournage. Dans de mauvaises conditions techniques et dans un climat tendu, le film Carne de fieras voit le jour.

(…) Mon syndicat décida que je devais continuer le tournage de mon film, car de ce travail dépendait la subsistance de nombreuses familles dont les jeunes membres étaient déjà au front. Je repris mon travail. (…) Celui qui sait comment avance le tournage d’un film comprendra ce que signifiaient ces défections que, d’autre part, je ne pouvais ni ne devais condamner car la guerre passait, passe et passera toujours avant toute chose. (…) Je manquais de viande pour nourrir les lions qui figuraient dans mon film. Le dompteur, Georges Marck, et l’artiste Marlène Grey, français tous les deux, et acquis à notre cause, couraient un grave danger car les fauves affamés pouvaient causer une catastrophe irréparable. (…) Un après-midi, l’artiste française (surnommée « la Vénus blonde » à Madrid) qui jouait entièrement nue dans la cage au milieu des quatre lions, faillit se faire dévorer par l’un d’eux lors du tournage d’une scène au studio de la place Conde de Barajas, à Madrid. Telles étaient les conditions dans lesquelles je travaillais, lorsqu’un après-midi j’eus la visite d’un camarade qui me proposa, sitôt le film terminé, d’organiser une équipe de tournage et d’aller sur les fronts filmer notre épopée. Cotiello (…) commença à organiser l’expédition, aidé par Jerez, un autre camarade de notre syndicat. Pendant ce temps j’accélérais le tournage pour terminer rapidement mon film. [10]

Le cinéaste y intègre des idées sociales, il montre dans certaines séquences extérieures, les enfants de la rue, mais aussi les républicains en armes. Le but étant de proposer dans cette production commerciale et grand public, un point de vue politique. Après la fin du tournage en septembre 1936, Guerra déjà peu enjoué, se désintéresse totalement du film, et se focalise sur les événements de la guerre, prenant sa caméra et sortant dans la rue. Les négatifs de Carne de fieras resteront pendant 56 ans dans leurs boîtes, le film n’ayant jamais pu être exploité à l’époque en raison des scènes de nu à chaque fois censurées. Carballo, sans Guerra désormais au front, essayera d’en faire le montage, et de truquer les plans de Marlène Grey en y faisant apparaître des soutiens-gorge factices. Le coût trop important de ces transformations d’images lui fait abandonner l’entreprise. A la mort du producteur, les bandes disparaissent et sont vendues par sa famille aux marchands des puces de Madrid. Un collectionneur achètera les bobines et les remettra à la Cinémathèque française. Le film retrouvé fera l’objet d’une restauration et d’un montage à la fin des années 90. Le livre-mémoire d’Armand Guerra, A travers la mitraille, raconte comment il a filmé dans les rangs de la CNT, la tentative échouée de la prise de l’Alcazar à Tolède par les anarchistes.

(…) J’observe l’endroit. Vraiment, cet emplacement est remarquable pour placer notre caméra. L’objectif à focale courte nous donnerait une vue complète de « l’enfer du Zocodover ». Mais ai-je le droit de risquer la vie de mes deux camarades, l’opérateur et le photographe ? Non ! Décidément non ! (…) La fusillade se poursuit crescendo.

 [11]

Il rencontre Buenaventura Durruti, leader de la CNT, qui semble intéressé par le travail du réalisateur. [12] Mais après quelques mois de tournage dans les rues, et au milieu des balles, le syndicat préfère que le cinéaste arrête de suivre les combattants, la situation devenant de plus en plus dangereuse. Guerra n’abandonne pas, il persiste à rester le plus longtemps possible sur le front, mais la CNT finit par lui demander expressément de partir. Deux films documentaires ont été réalisés par lui durant cette courte période, dont L’épopée prolétaire. Bien à contre cœur, il revient au journalisme, comme avant 1936, pour gagner sa vie et celle de sa famille, qui comprend désormais sa fille, Vicente. Les temps étant de plus en plus difficiles, en décembre 1937, il obtient pour sa femme et sa fille, un visa pour la France. Il les rejoindra début janvier 1939. Après trois mois, le 10 mars 1939, Guerra meurt à Paris, à 53 ans.

Isabelle Marinone