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Jean Painlevé : la science au service d’une nouvelle vision du monde

Jean Painlevé naît le 20 novembre 1902 à Paris, alors fils du célèbre homme politique et mathématicien, Paul Painlevé, et de Marguerite Petit de Villeneuve. Baignant dans un milieu privilégié, le jeune Painlevé possède tout de l’enfant doux et tranquille, et bénéficie d’une éducation nourrie de livres et de connaissances scientifiques. Dans cet environnement lisse et bourgeois, le petit garçon sort peu dans les foires et dans les autres lieux de bohèmes. Sa première représentation cinématographique le place devant les Actualités traitant de l’affaire de la Bande à Bonnot.

(…) J’avais huit ans, c’était l’époque de la Bande à Bonnot. Pour cinq sous, je crois, on avait la vision d’un animal inconnu (un tatou) et en prime, la projection du film d’actualité sur « les bandits tragiques ». (…) Siège de la maison de Bonnot, un régiment, la dynamite, les belles dames en toilette venant assister à l’hallali avec le Préfet Lépine leur faisant des ronds de jambe … C’en était trop, je criai « Vive Bonnot ! ». Une vraie émeute s’en suivit. (…) Depuis, plus de foire pour moi. (…) Un peu d’imprévu, de gaieté n’a jamais gêné que les pisse-froids. Evidemment un climat d’austérité, de sérieux, convient mieux au pillage de l’épargne. [1]

Contestataire dès l’enfance, Jean Painlevé, en entrant au Lycée Louis le Grand, se dissipe encore plus. Avec ses camarades de classes, et notamment avec Pierre Joliot, le futur physicien, il conteste l’école, et prône la suppression du baccalauréat.

(…) J’ai passé mon temps au lycée à me demander pourquoi on voulait que j’apprenne tout ça … [2]

Ses carnets de notes mentionnent des absences répétées, de mauvais résultats, et des observations révélant son désintérêt pour les cours. Ses motivations semblent tout autres en effet. Painlevé s’intéresse à la photographie depuis l’âge de dix ans.

(…) Moi, j’avais commencé en 1912 avec une boîte cubique 4x4, muni d’un cul de bouteille comme objectif, sans diaphragme autre qu’un plaquette tirable muni de deux ouvertures : une grande pour temps sombre, une petite pour le temps lumineux … Puis en 1914, à douze ans, une Kodak Brownie n°0, à rouleau de pellicule (je crois que c’était nouveau) et un objectif si fermé que photographiant le soleil se couchant sur la mer aux Sables d’Olonnes, j’eus une belle photo. En 1918, de ma chambre rue Séguier, un nuage : l’explosion d’une fabrique de poudre à la Courneuve. Puis j’utilisais des formats 9x12, 13x18, 18x24 … jusqu’à d’énormes chambres photographiques qui pouvaient aussi servir d’agrandisseurs. Je développais aussi des papiers de plusieurs mètres carré collés au mur, rinçais, hyposulfatais …docExtrait d’une interview de Jean Painlevé par Brigitte Berg, SD, p. 1 et 2 (Archives Jean Painlevé). Les Documents Cinématographiques / Fonds Painlevé / 38 av des Ternes Paris]]

La photographie aiguise son œil à observer la nature, mais aussi la ville et sa population. Ce sens artistique, et ce penchant pour les causes politiques et sociales, se développent dans son adolescence. En 1918, il fonde avec d’autres élèves, dont Georges Altman et Lazarick, son groupe des « Etudiants Socialistes Révolutionnaires », parti existant depuis la fin du Xxème siècle et décrit par Augustin Hamon comme attaché aux idées anarchistes. [3] Painlevé confectionne lui-même les cartes d’adhésions. [4] Dans la grande tourmente de la Guerre, le jeune homme accumule les brochures de l’Union Anarchiste, et se familiarise avec les thèses libertaires de Sébastien Faure, mais aussi avec celles du jeune agitateur antimilitariste Louis Lecoin. Une lettre d’un de ses camarades du parti témoigne de l’influence des libertaires sur leur groupe.

Cher camarade, Je suis monté, il y a quelques jours, au Libertaire avec notre ami René. Nous y avons fait l’abondante emplette d’une foule de tracts et de brochures de toutes sortes que je pense distribuer à la prochaine réunion. Il serait utile que ceux qui en auront reçu les lisent attentivement (…) : C’est rédigé dans un style clair et concis, c’est incisif et ça pénètre avec une extrême facilité dans les crânes fertilisables … Après lecture, le plus grand avantage que l’on puisse tirer de ces manifestes, est de les communiquer à ceux dont certaines tendances sont susceptibles de se développer ultérieurement pour peu qu’on sache les découvrir et les cultiver. C’est une question de tact et d’à propos … et bigre, tu es un gaillard qui n’en manque pas … (…) Seulement mon vieux, à toi de profiter de tes talents pour le plus grand bien de notre cause … Il y a tout un programme de propagande à développer, et nous en dirons quelques mots la prochaine fois. [5]

Il abandonne au bout de deux ans le Parti des Etudiants Socialistes Révolutionnaires, pour en 1920, rejoindre celui des Etudiants Communistes. Cette période est marquée par le communisme qui, bien plus que l’anarchisme, attire nombre de recrues, notamment grâce à ses moyens d’actions et surtout grâce à la toute récente Révolution Russe, qui sonne aux oreilles des jeunes révoltés comme la promesse d’un monde nouveau. Alors qu’il prépare Polytechnique, Painlevé bifurque vers la médecine et passe le certificat supérieur de physique, chimie et sciences naturelles, puis celui de zoologie et entre au Laboratoire d’Anatomie et d’Histologie Comparée de la Sorbonne. Il y débute une série de travaux sur les phénomènes vitaux du protoplasme cellulaire qui débouche en 1923 sur sa première communication à l’Académie des Sciences avec le Docteur Parat. Cette période correspond à la rencontre de Painlevé avec les trois filles d’Augustin Hamon, sociologue anarchiste [6] et traducteur de Bernard Shaw. Viviane, Geneviève, et Maryvonne Hamon suivent les mêmes cours que lui au Laboratoire d’Anatomie et d’Histologie. Painlevé et Geneviève tombent amoureux l’un de l’autre, et le jeune chercheur entre alors dans la famille Hamon sans aucune difficulté. Les deux jeunes gens ne tiennent pas à se marier, Augustin Hamon, partisan de l’amour libre, ne les contredit pas. Le concubinage, à l’époque, peu pratiqué dans la société, est surtout adopté par les libertaires.

(…) La seule fois de ta vie où tu as levé le voile sur ta vie privée est quand tu m’as dit que tu voulais faire ta vie avec Ginette (Geneviève), vous étiez allés tous les deux voir son père, Augustin Hamon, un vieil anarchiste admirable, traducteur de Bernard Shaw, pour lui dire que vous étiez pour l’union libre et pour lui demander sa bénédiction. [7]

Painlevé passe ses vacances chez les Hamon, avec Geneviève, au « Ty an dioul », maison que les habitants de Port Blanc surnomment « la maison du diable ». Dans ces Côtes du Nord fortement imprégnées de catholicisme, l’anticlérical [8] Hamon ne passe pas inaperçu. Port Blanc en Penvenan permet à Painlevé de mettre en place ses premiers films, en compagnie de Geneviève, qui restera sa collaboratrice et sa compagne jusqu’à la mort de celle-ci. [9]

(…) Y aurait-il eu des films sans le dévouement de Ginette ? Elle encaissait tout et fumait cigarette sur cigarette. [10]

Selon Brigitte Berg, Geneviève Hamon fut totalement dévouée à Painlevé, elle admirait beaucoup son travail. Générosité chez cette femme, toujours dans l’ombre du scientifique, qui s’explique sans doute par son éducation. En effet, Augustin Hamon élève ses filles dans l’anarchisme, et la culture altruiste. Comme il le dit lui-même dans son étude sur « la psychologie de l’anarchiste socialiste » :

(…) L’altruisme (…) est partie intégrante de l’enseignement anarchiste-socialiste qui érige en principe l’égalité des hommes, quelle que soit la différenciation existante dans leur valeur intellectuelle, morale, dans leur utilité sociale. (…) Un individu possesseur d’une telle cérébration est nécessairement un observateur, un curieux de connaître, de savoir. Pour cultiver son Moi, il a besoin d’apprendre. Poussé par sa tendance à la critique et à l’examen il a besoin de connaître. Révolté contre les formes sociales qu’il veut changer, il a besoin de savoir toujours davantage. [11]

Les filles Hamon en prendront bonne note, et leur désir d’apprendre, de connaître le monde, se développe dans leurs recherches. Toutes les trois deviennent scientifiques, biologistes et zoologistes. Painlevé, quant à lui, se rapproche de cette famille, connaissant à la fois ce même enthousiasme pour le savoir, et pour les idées libertaires, ayant fait l’expérience du socialisme révolutionnaire. Hamon n’accueille pas uniquement le jeune scientifique, il encourage aussi beaucoup de jeunes artistes et les invite à le rejoindre dans sa maison bretonne. Painlevé rencontre ainsi, entre autres, Calder, Pierre Prévert, Jacques Boiffard, et Eli Lotar.

(…) Boiffard couchait donc à « Ty an dioul », la Maison du Diable, chez les Hamon. Ils hébergèrent aussi un ami de l’époque, André Zimmermann, très actif pour la pêche, André Raymond, opérateur et excellent mécanicien de précision, Pierre Prévert, bien décidé à ne rien faire en dehors des Cadavres Exquis, Eli Lotar (…). [12]

Prévert et Boiffard appartiennent au groupe Surréaliste, et partagent leur intérêt pour le mouvement d’avant-garde avec le jeune homme. Ce dernier participe très rapidement à la revue Surréalisme dirigée par Ivan Goll, en donnant un texte intitulé « Exemple de surréalisme : le cinéma », en octobre 1924. Painlevé y prône l’enregistrement du réel, qui, ajouté à l’imagination du cinéaste et à ses techniques du ralenti, de l’accéléré et du flou, crée une esthétique surréaliste. Toute sa conception du cinéma se trouve rassemblée dans cet article, y affirmant la supériorité du réel, de l’invention extraordinaire de la nature, sur l’artifice des mises en scènes traditionnelles. Painlevé, comme Guillaume Apollinaire en 1909, pense que « le cinéma est créateur d’une vie surréelle ». Un an après, en 1925, après sa première communication à l’Académie des Sciences, il écrit un texte pseudo-scientifique, Drame néo-zoologique, entièrement Surréaliste.

(…) C’est si doux le plasmode des myscomycètes, le prorhynchus sans yeux à la couleur terne des aveugles-nés, et sa trompe bourrée de zoochlorelles sollicite l’oxygène de fontinalis antypyretica, il porte son pharynx en rosette, exigence locomotrice cornée, stupide et pas calcaire du tout. (…) [13]

Painlevé, passionné par le documentaire, veut l’appliquer absolument aux expériences scientifiques, pour ce faire, il aménage un petit studio de prises de vues dans la maison des Hamon. Après avoir été pêcher au bord de la mer des spécimens de crevettes, de puces d’eau, et autres animaux marins, il court avec Geneviève mettre tous ces objets d’études dans des aquariums, des bocaux, etc, à l’intérieur du studio. De nombreux essais sont réalisés à eux deux, avec André Raymond comme opérateur.

(…) C’est alors que je décidai d’installer un petit studio de prise de vue à « la maison du diable » (…). C’est là que je commençai les premières prises de vue. Elles furent faite avec très peu de lumière, soit la lumière extérieure dans le petit studio qui était en haut de la maison. Là, nous avions des aquariums, qui avaient été fabriqués ou scellés pour la plupart par Geneviève. On allait chercher de l’eau de mer deux kilomètres plus bas. [14]

Dans le même temps, Jean Painlevé s’amuse à quelques courses automobiles, à jouer dans des pièces d’avant-gardes, ainsi que dans le film de René Sti, L’inconnue des six jours, aux côtés de Michel Simon. [15] Le Surréalisme, comme en témoigne certains de ses écrits, fut probablement un divertissement intéressant, mais qu’il ne considéra jamais comme véritablement sérieux.

(…) En 1922, je m’étais laissé bluffer par un nommé Ornstein, dit René Sti qui se prétendait cinéaste et se croyait homme de théâtre. (…) J’acceptai d’être entraîné dans des aventures d’acteur (…). C’est ainsi que je jouai avec Michel Simon qui venait de terminer Feu Mathias Pascal de Marcel L’Herbier, avec Antonin Artaud qui venait de tourner dans la Jeanne d’Arc de Dreyer. [16]

Le scientifique s’active à mettre en place ses recherches à l’écran. Son premier film, tourné d’après les travaux des Professeurs Wintrebert et Young Ko Ching, L’œuf d’Epinoche : de la fécondation à l’éclosion, fait l’objet d’une communication à l’Académie des Sciences en 1925. Painlevé invente pour ce court-métrage une lentille pour les prises de vues pouvant grossir dix mille fois un objet, et un objectif périscopique permettant des clichés sous-marins. [17] André Raymond, opérateur de Sti, ayant construit une caméra permettant « l’image par image », intéresse Painlevé qui l’engage pour son film. Chaque tour de manivelle correspond à une image au lieu de seize, ce qui donne la possibilité de réaliser des accélérés. Le tournage se réalise à Port Blanc, dans le studio prévu à cet effet, jour et nuit. La petite équipe s’affaire autour de l’œuf, manipulant leur caméra en lui faisant faire un tour de manivelle toutes les trois minutes. Painlevé apprend tous les rudiments du montage durant cette expérience.

(…) Je fumais beaucoup (…). En montant le film, je mis le feu à la copie, j’en fis tirer une autre, et dus la monter rapidement pour la projection à l’Académie et montai à l’envers, par erreur un passage où l’on voit le cœur embryonnaire étalé sur la boule nutritive et rejetant les globules sanguins au lieu de les appeler … Je fus horrifié mais ne soufflai mot, et après la fin, quelques spécialistes étonnés par cette séquence demandant à revoir le film, je les invitai, vu l’heure tardive, pour le lendemain. Revenu dans ma chambre, je m’empressai de changer le sens du morceau où l’on voyait le cœur étalé … de sorte que les spécialistes ne revirent pas ce phénomène étrange (…). Si j’avais simplement signalé que c’était une erreur de « montage », alors que déjà le cinéma était considéré comme une fumisterie, je pense que le cinéma aurait été interdit dans les labos et les Universités … [18]

Faire reconnaître l’utilité du 7ème art dans le domaine scientifique ne semble effectivement pas simple. Painlevé tente d’être le plus rigoureux possible, il n’adopte aucune mise en scène, à l’image de Jules-Etienne Marey et de ses chronophotographies. L’animal étudié se place devant un fond généralement noir, hors de son milieu naturel. Préalablement, il a été observé dans ses moindres comportements, puis retiré de son milieu pour celui de l’aquarium, où il est filmé en détail, avec d’autres de ses congénères. Certaines séquences parfois tournées en extérieur et au bord de l’eau, hors micro-cinématographie, nécessitent un matériel d’éclairage transportable. A Port Blanc, l’électricité fait parfois défaut, aussi Painlevé ramène-t-il de Paris un groupe électrogène pour la lumière. Après L’œuf d’épinoche, il présente la Daphnie, le Bernard l’ermite, La pieuvre, Cils vibratiles et L’oursin en 1927. [19] Pour Le Bernard l’ermite, Maurice Jaubert se propose d’enregistrer une musique de Bellini, puis pour Hyas et sténorinques, une partition de Chopin. Par la suite, le réalisateur préfère employer le jazz, et les musiques de Duke Ellington, Louis Armstrong ou encore Cab Calloway. Jaubert, grâce à Painlevé, quelques années plus tard rencontrera le jeune Vigo.

Au cours de cette même période, le biologiste participe à un film radicalement différent du genre animalier, Mathusalem avec Antonin Artaud. Ne perdant pas le goût de la fantaisie Surréaliste, il accepte l’expérience de cette pièce d’Ivan Goll, qui fait intervenir le 7ème art au sein du théâtre. Cinq séquences correspondant à cinq passages de la pièce sont projetées, elles présentent « Mathusalem », un grand bourgeois, roi de la chaussure, qui sombre dans l’angoisse, croyant sa fortune menacée. L’esprit Dada, Futuriste et Surréaliste se diffuse dans toute cette création, tant dans les dialogues que dans la mise en scène. [20] Geneviève, quant à elle, participe aussi au spectacle en s’occupant de la réalisation des costumes. Les séquences filmées présentent, dans un premier temps le marchand de chaussures s’endormant et rêvant de conquérir le monde, puis dans un second temps, commandant l’assaut de trois officiers, un capitaine à monocle (De Wybo), un officier d’Intendance (Painlevé), un chasseur d’Afrique (Artaud). Toujours dans son rêve, « Mathusalem » achète le Théâtre du Trocadéro et dirige des répétitions du monologue d’Hamlet (Painlevé), tenant une chaussure de la marque du bourgeois au lieu du crâne de Yorrick. Plus tard, le personnage de « Madame Mathusalem » vêtue en théière offre sans cesse du thé, et se rapprochant d’une fenêtre s’écrie : « Tiens, un enterrement ». Le film projeté en direct montre Painlevé dans une Bugatti conduisant un enterrement, tandis qu’Artaud, en cardinal, est suivi de la famille du défunt en trottinette. Cette séquence rappelle étrangement l’enterrement de Rolf de Maré dans Entr’Acte de René Clair. La cérémonie se déroule sur un air de fox-trot composé par Max Jacob. Dans cette euphorie artistique, Painlevé rencontre, en 1927, d’autres compagnons du Surréalisme et des mouvements d’avant-gardes, notamment Luis Buñuel avec qui il sympathise. Il fait la connaissance de Sergueï Eisenstein deux ans plus tard, aboutissant à une amitié entretenue par une correspondance irrégulière. En 1928, [21] Painlevé et Ginette en compagnie d’André Raymond réalisent L’Oursin, puis avec un nouvel opérateur, Eli Lotar, ils s’attaquent à la vie des caprelles et des pantopodes, dont ils tirent un film du même nom. L’expérience avec le jeune Lotar se termine mal.

(…) Eli Lotar, opérateur avec qui je rompis par suite d’une négligence de sa part à l’arrivée de la panchromatique (je suis vindicatif mais surtout son erreur tuait le film en cours (Caprelles) et c’était une erreur professionnelle). [22]

En 1929, sort donc Caprelles, Pantapodes, Hyas, sténorinque, spirographe, et Mobiles de Calder, film sur son ami sculpteur. Jean Painlevé se voit reconnu dans le milieu scientifique, son cinéma finit par convaincre les chercheurs des avantages du film pour une meilleure connaissance du monde marin. Dans ce contexte plus favorable, Painlevé se lance dans un projet ambitieux, il créé un « Institut du Cinéma Scientifique » en 1930, qui s’accompagne d’une seconde création, celle d’une société de production, « La Cinégraphie Documentaire », qui deviendra par la suite « Les Documents Cinématographiques ». La recherche pour et par le cinéma en est l’objectif premier. Le physicien D’Arsonval, le chimiste Georges Urbain, et le zoologiste Georges Bohn, ayant travaillé avec Painlevé, prennent, par la suite, successivement, la place de président de l’Institut. Il offre en 1955, ce même poste à un homme qu’il admire et défend comme un des précurseurs du cinéma scientifique, Lucien Bull, créateur du cinéma ultra-rapide et élève de Jules-Etienne Marey. [23]

Le cinéma « outil de recherche », comme l’envisageait ces premiers expérimentateurs, se retrouve désormais, grâce à Jean Painlevé, mis en place dans une structure officielle reconnue par tous. Le film devient, au même titre que le livre, un élément de référence. Deux aspects alimentent l’œuvre de Painlevé. Celui du cinéma scientifique pédagogique, vulgarisateur et poétique, et l’autre, plus spécialisé, qu’est le cinéma scientifique de recherche, difficile d’accès pour les non-initiés. Si la plupart des films de vulgarisation scientifique du cinéaste demeurent connus, les autres, en revanche, restent le plus souvent ignorés. Ainsi nombre de films de Painlevé possèdent, en quelque sorte, deux versions, comme Cristaux liquides tiré de Cristaux liquides : textures nématiques, purement scientifique.

(…) Quand un film aura permis une communication scientifique, il sera automatiquement qualifié de film de recherche. Un tel film pourra être original ou non, les références et les filmographies spécialisées deviendront nécessaires aux scientifiques sérieux comme la bibliographie est indispensable aux auteurs qui veulent publier sans encourir le reproche des devanciers. [24]

Painlevé produit quatre autres films de « référence » en 1930, Traitement expérimental d’une hémorragie chez le chien (ou le sérum du Docteur Normet), Chirurgie correctrice et réparatrice du Dr Claoué, Electrolyse du nitrate d’argent, Evolution du grain d’argent, mais aussi quelques films de vulgarisation comme Crevettes sur une musique de Delannoy, Crabes avec une nouvelle collaboration de Lotar et Jaubert, et enfin Le homard. Crabes fut un des films les plus appréciés par Henri Langlois qui ne se priva pas de le projeter à la Cinémathèque française. Tandis que le Traitement expérimental d’une hémorragie chez le chien expose à l’écran la démonstration de l’invention révolutionnaire d’un sérum polycitraté pouvant remplacer le sang, créé par le médecin Normet, Painlevé, fasciné par les techniques de chirurgie esthétique appliquées par le Docteur Claoué, consacre à ce dernier, un film de cinq minutes.

(…) Le Dr Claoué inventa des méthodes et instruments appropriés pour tous les cas améliorables : peau du ventre, fesses, seins … (…) Je lui amenai une tête de femme dont le corps, parmi quelques autres, était dévolu aux étudiants en médecine, je pris le métro Odéon (…) et descendis à Lamarck pour gagner le studio Pathé-Natan où nous filmions. Mais alors que j’allais quitter le wagon, le papier qui entourait la tête conservée avec du formol-glycérine se délita et la face du cadavre apparut, provoquant les cris horrifiés des voyageurs, et « à l’assassin » qui me poursuivirent pendant que je grimpais à toute allure les escaliers interminables menant à la sortie (…). Je me réfugiai d’un bond au studio dont l’entrée était en face, j’étais sauvé. (…) Le Dr Claoué me soutint dans mes activités, et financièrement et administrativement, notre but commun étant d’échapper à tout contrôle officiel. [25]

Pour ses recherches, Painlevé n’hésite pas à entrer dans l’illégalisme. Son combat pour faire avancer la science et le cinéma ainsi que son engagement politique antifasciste le range aux côtés des « hommes libres », comme il qualifiait Vigo. [26] Selon Brigitte Berg, le scientifique possède un « côté anarchiste », [27] qui se dévoile notamment dans ses actions d’entraide, dans une pensée critique très indépendante, et dans son comportement solitaire. Augustin Hamon, dans une de ses analyses sociologiques et politiques, explique la psychologie de « l’anarchiste-socialiste », qui peut tout à fait s’adapter à Jean Painlevé.

(…) L’individu qui innove en art, en sciences, en lettres, possède évidemment le caractère mental critique. Consciemment ou inconsciemment le novateur examine ce qui est, le critique. Alors il cherche ce qu’il estime le mieux et réalise ce qu’il a trouvé. Il y a là, sans nul doute, une forme de l’esprit de révolte. (…) L’adepte du socialisme-anarchiste est un sensitif développé et par suite un être éminemment sensible. Cette sensibilité, étant jointe à l’esprit de révolte, s’exacerbe toujours parce que l’individu constate son impuissance à modifier, immédiatement, ce qu’il qualifie de « mal social ». (…) Il souffre des souffrances des autres (…) sa faculté de sentir (…) accroît « l’Amour d’autrui ». [28]

Cette notion d’entraide fait de Jean Painlevé un pôle d’attraction pour tous les artistes et les associations défendant l’idéal de liberté. Jean Vigo entre aussi en contact avec le cinéaste scientifique afin d’avoir un soutien. Il lui écrit dès 1930, et continue jusqu’à sa mort à entretenir une correspondance amicale avec Painlevé.

(…) Vraiment, A propos de Nice vous a fait plaisir ? Je suis plein d’inquiétude en l’imaginant projeté chaque soir au public. (…) Avant tout je voulais provoquer la nausée. Au moins qu’au cinéma on ne supporte pas la vue de ce qu’on regarde avec indifférence, avec complaisance, avec plaisir en grandeur nature ! Et s’eut été provoqué le soulagement par les images d’ouvriers et l’atmosphère d’usine. (…) Toute ma sympathie. [29]

Comme pour Man Ray avec L’Etoile de mer, le biologiste aide Vigo pour les accessoires dans le film de l’Atalante, en amenant les mains coupées pour la séquence de la cabine du père Jules. Painlevé témoigne par ailleurs de son amitié avec le jeune réalisateur, et note à plusieurs reprises qu’il l’empêchera souvent de se suicider. Vigo, quant à lui, fait appel au scientifique en 1930 pour l’inauguration, à Nice, de son ciné-club. Tandis que ce dernier, durant cette même période, rédige quelques articles notamment pour les journaux Monde, Soir, et Vu, sur le genre documentaire, et y traite à la fois des films scientifiques, et du cinéma ethnographique. [30] Etude de sang sort en 1932, alors que les années 1933 et 1934 voient les morts respectives de son père Paul Painlevé, et de son ami, Jean Vigo, mais aussi la naissance de La Digitaline nativelle, et L’Hippocampe. Grâce à l’ingénieur du son de chez Pathé, Painlevé réalise ses premières prises de vue sous-marines. Il lui fournit un caisson étanche contenant une caméra 35 mm, une « sept » comme on les appelle alors en raison des sept mètres de pellicule.

(…) Ca se passait à Arcachon où les marins de la Station (…) tournaient la roue qui m’envoyait l’air comprimé dans le masque du scaphandre Fernez. (…) A un moment, je ne reçu plus d’air. Remontant en catastrophe, je trouvais les deux marins s’engueulant sur le rythme à donner à la roue … C’est dire la joie que j’eus à connaître le scaphandre autonome du Commandant Le Prieur avec le masque donnant toute liberté respiratoire. (…) C’est alors, en 1934, que nous fondâmes « Le Club des Sous-l’Eau » à Saint-Raphaël, au « Prieuré », demeure de Le Prieur, lequel club se transforma en « Club des Scaphandres et de la Vie sous l’Eau », par six voix du conseil d’administration contre une (la mienne) lorsqu’il s’agît de recevoir les officiels, Pietri, Ministre de la Marine. [31]

Painlevé fonde en effet le « Club des Sous-l’Eau » qui préfigure les recherches du futur Commandant Cousteau, et s’implique avec le Docteur Claoué dans la création de « L’Association pour la Documentation Photographique dans les Sciences ». Un film de vulgarisation en constitue le témoignage, Les sous-l’eau, en 1935. La même année, il réalise quatre films de recherche, Cultures de tissus et macrocytes, Culture du cœur d’un embryon de poulet, Prises de vues microscopiques à bord du Théodore Tissier et Essais couleur. En parallèle à toutes ces expérimentations, le biologiste forme avec un dénommé Bergery, « Le Front Commun », prônant l’antifascisme. Il y entraîne Hamon. Leur passage au sein de l’organisation est rapide, en raison notamment de Bergery et de quelques autres.

(…) J’ai donné en 1934 un chèque pour le Front Commun. Ce chèque n’a sûrement pas été utilisé pour ça, sans doute, par nommé Cadeau, syndicaliste et policier indicateur, ce que dans ma candeur de l’époque je ne soupçonnais pas. Mais j’ai tout de même été assez rapidement affranchi puisque avec Augustin Hamon, nous avons quitté le Front Commun. [32]

L’antifascisme devient un combat majeur pour Painlevé, qui n’adhère plus à aucun mouvement politique et préfère se battre seul aux côtés d’autres indépendants, en prenant parfois de sérieux risques. Ainsi part-il en Autriche dans le cadre de la Commission d’Enquête constitué par le Comité Mondial contre la Guerre et le Fascisme. Cet engagement ne l’empêche pas de s’attacher à l’écriture d’un scénario, La Tragédie de la ville d’Ys, en 1935, puis deux ans après, à celle de l’animation avec Barbe bleue, d’après des sculptures de René Bertrand et de ses trois enfants. Cette expérience représente l’unique tentative de sculptures animées dans l’Histoire du cinéma français. Ce court métrage couleur de treize minutes reprend le conte bien connu, sur une musique de Maurice Jaubert. Un procédé couleur des frères Gaspar, réfugiés hongrois, nommé « Gasparcolor » est alors utilisé par Painlevé.

(…) A l’aide de plastelline armée de métal, le sculpteur René Bertrand aidé de ses enfants, six, sept et huit ans, dont les petits doigts faisaient merveille, modelait chaque personnage entre chaque prise de vue d’une image. Il découvrit qu’en prenant trois gestes successifs sur une seule image, on obtenait une souplesse extraordinaire du geste, mais le film dont l’enregistrement dura trois ans de 1934 à 1937 était alors à moitié fait, aussi la première moitié est-elle un peu arthritique alors que la suite est magnifiquement animée … [33]

Deux films de recherche sont entrepris au même moment, Eolis, Corethre, ainsi que trois productions vulgarisatrices, Equations (ou images) mathématiques de la lutte pour la vie, Similitude des longueurs et des vitesses, et Images mathématiques de la quatrième dimension.

Le Front Populaire en place depuis un an, le réalisateur se pose nombre de questions sur son adhésion ou non au mouvement. Dans ses écrits, des notes expriment une position interrogative et plutôt favorable aux convictions communistes, pourtant le texte fait toujours sentir ce goût d’indépendance et de méfiance face à tout pouvoir et une référence notable à Paul Lafargue et son Droit à la Paresse.

(…) Front Populaire : Pourquoi y a-t-il un Front Populaire, Pourquoi faut-il y adhérer ? A quoi d’autre peut-on adhérer ? Choisir ce qui a le plus de possibilités humaines. (…) Si chacun travaillait cinq heures par jour de 20 à 50 ans cela suffirait pour assurer, à tous, un standing de vie élevé. (…) Il n’y a qu’une patrie ici, c’est la France révolutionnaire. (…) Défiez-vous des hommes qui se prétendent indispensables mais défiez-vous aussi des hommes qui vous parlent de la vertu. Vous pouvez, à coup sûr, leur dire : canailles ! (…) Même si un régime présente pour moi des bénéfices de différents ordres, je le combattrai. [34]

Painlevé, au milieu de ses questionnements, se voit nommé responsable du service films au Palais de la Découverte. Avec Geneviève, il réalise « La spirale de l’évolution », comportant la représentation de mille animaux et plantes.

(…) Geneviève Hamon a crée toute une série et de maquettes de fonds et d’animaux inventés, assez extraordinaires. (…) C’est avec elle que j’ai fait pratiquement tous mes films, d’ordre sciences naturelles en tout cas, (…) qui a crée la plus grande partie des animaux de « La spirale de l’évolution » (…) pour le Palais en 1937. [35]

L’année 1937 est aussi celle d’un film moins connu du public, Voyage dans le ciel, à la fois poétique et métaphysique qui montre encore un nouvel aspect du réalisateur, plongé dans des questionnements dépassant la science matérialiste.

(…) Il suffit, un soir d’été bien étoilé, de se coucher tout à plat dans le foin coupé, face au ciel, et d’attendre en regardant intensément jusqu’à forcer les astres à cligner tous de fatigue. Bientôt un engourdissement libère le corps, la voûte céleste le courbe le long de son dôme, la pesanteur disparaît, on se sent aspiré dans l’infini et le voyage commence pendant que les criquets familiers jouent la musique des sphères aux engrenages mal huilés. Tout se simplifie et s’explique : c’est le plein qui était vide et le vide qui était le plein. L’éther impondérable est un marbre aux transmissions instantanées. La matière n’est qu’un trou. Mais, revenu de cette aventure, on croît qu’on a rêvé et c’est pourquoi on trouve peu de personnes dignes de foi qui désirent témoigner. Pourtant, en instrumentant la Lune avec l’optique moderne, on constate bien qu’il n’y a qu’à traverser les lentilles pour y prendre pied. D’où : Voyage dans le ciel. [36]

En 1938, Painlevé met en place d’autres scénarios comme Tétard devient Monsieur Teste ou Les rayons de la mort et Le jeu du surhomme, sous le pseudonyme de P.J Alpin, mais aussi le très sérieux Strioscopie des tourbillons. L’année suivante, deux films majeurs ayant un lien direct avec les tristes événements de l’époque sont tournés, Le Vampire et Solutions françaises, ainsi qu’un film inachevé, Les évacués. Le Vampire, comme une prémonition du fascisme, s’ouvre sur une musique de Duke Ellington. L’animal s’attaquant à un lapin pour se nourrir de son sang, symbolise indirectement la lourde menace qui pèse sur une partie de l’Europe de l’époque. Tandis que Solutions françaises, film de commande, ayant pour but de lutter contre la propagande nazie, celle-ci assurant la supériorité industrielle et scientifique de l’Allemagne, propose une galerie de portraits des plus grands penseurs français de cette période, avec Paul Valéry, Jean Perrin, Paul Langevin, Marie et Irène Curie, Frédéric Joliot, et Bataillon. Pendant l’occupation, le scientifique se consacre exclusivement à la lutte antifasciste. Il met de côté ses projets de réalisations et de recherches pour s’attaquer de front au nazisme et au pétainisme. Sa tête est mise à prix par la Gestapo, qui le nomme « l’homme en marron ». L’organisation nazie n’hésite d’ailleurs pas à faire sauter plusieurs immeubles dans lesquels on le croit installés. Il reste parfois caché dans certains bâtiments désaffectés pendant plusieurs semaines, sans autre nourriture que des tomates et du raisin. Pour soutenir la République espagnole, il passe souvent la frontière sous l’eau, en nageant dans les profondeurs de la mer avec son scaphandre. Accompagné de deux volontaires résistants, il démine un chenal dans la baie de Cavalaire, ce qui permit aux troupes alliées d’aborder sans pertes, les mines ayant été désamorcées. Certains scaphandriers, comme lui, réussissent à miner le mur de l’Atlantique. Jean Painlevé ne parle que très peu de ses actes héroïques, et bien peu savent le résistant et l’antifasciste profond qu’il a été. Dans la même discrétion, il poursuit ses courts métrages durant l’année 1939 avec Rat de Gambie, Rognus, Tique, Grillon du Cameroun, Formation de copeaux d’acier au microscope et à l’accéléré, Chromosomes et génétique, Trypanosoma gambiense.

En 1944, dans le Gouvernement provisoire, le Comité de Libération du Cinéma français le nomme directeur du Cinéma français, et ce, jusqu’en mai 1945. Il veut alors mettre sur pied un projet qui lui tient à cœur, celui de réorganiser toute l’industrie du cinéma français en fondant des coopératives ouvrières. On ne lui en laissera pas le temps, le ministre de l’information M.Teitgen lui demande rapidement de démissionner. Ce dernier lui propose des arrangements, mais Painlevé n’étant pas homme à faire des compromis, et poussé à bout, accepte de démissionner devant les obstacles. Painlevé continue de se méfier des institutions d’Etat et se positionne à la fois contre l’IDHEC et contre le Festival de Cannes nouvellement créés.

(…) Le complexe des incapables : « Gouverner ». Dans un tête à tête solennel avec Teitgen où une fois encore je refusais de démissionner (…) pendant qu’il me disait : « Ce qui compte, Painlevé, c’est gouverner ». (…) L’IDHEC fut fondé à Nice. (…) J’acceptais d’y participer car il s’agissait seulement d’une couverture évitant le STO à des jeunes. Mais j’étais contre en soi étant donné qu’il était ridicule de parler de « Hautes Etudes » alors qu’il n’y avait pas d’études. C’est devenu un refuge à médiocres. Il suffit de compter le nombre de réalisateurs sortis de l’IDHEC, par rapport au nombre impressionnant de ceux qui n’y ont pas mis le pied ou en ont rapidement démissionné. (…) Etant contre cette foire nommée « Festival de Cannes », (…) mais je ne pus empêcher les crédits de lui être alloués par décision supérieure, d’autant que la profession avec tous ses ramasse-miettes et ses peignes-cul étaient pour. (…) On a vu se transformer en lavette de virulents « fustigeurs » de la faune cinéma, en acceptant de s’officialiser. [37]

En 1945, il retourne à la sonorisation de son film Le Vampire et prend la fonction de président de la Fédération française des Ciné-Clubs, et celle de secrétaire de l’Association Internationale de Cinématographie Scientifique. Il travaille sur deux films de recherche, Gels thixotropes et Détermination des limites d’Attenberg. Il soutient de jeunes cinéastes en leur offrant parfois même la pellicule nécessaire à la réalisation des films, comme Rouquier et son film Farrebique. Tout en agissant pour les films des autres, il poursuit son propre travail filmique, avec en 1946, Cavication ultrasonique, Formation conchyologique physico-chimique, Phrygane, Dytique mais aussi Les assassins d’eau douce et Jeux d’enfants. Puis en 1947, il achève Notre planète la terre commencée depuis dix ans. Cette période connaît la sortie de trois films de recherche, Anneaux de Newton sur plaque d’argent soumise aux vapeurs d’iode, Albinisme, Méthode de ventilation des galeries, d’un film de vulgarisation, L’œuvre scientifique de Pasteur avec Georges Rouquier. L’écriture du mouvement de Pierre Conte en 1948, faisant la relation entre la musique et la danse, présente un projet atypique parmi tous ceux de Painlevé. Avec Geneviève, celui-ci se lance dans une activité totalement annexe, la création de bijoux, d’orfèvrerie et d’étoffes imprimées. Geneviève dessine les modèles des hippocampes pour leur marque JHP. Une boutique « Hippocampe » s’ouvre au grand magasin du Printemps. L’idée semble plus une fantaisie du couple qu’une entreprise sérieuse. Si elle eut son heure de gloire, elle ne reste qu’une occupation sans grand intérêt pour les deux scientifiques. En 1948, Painlevé participe à la création de « l’Union Mondiale des Documentaristes » avec entre autres Joris Ivens et Henri Stock. Son but est d’ancrer définitivement, dans le cinéma français, le documentaire scientifique. Cette volonté le conduit souvent à la Cinémathèque du Palais de Chaillot. Là, il présente ses films et les explique. Dans une de ses conférences du 5 février 1948, il soutient « l’Académie du cinéma » fondée par Georges Franju, en affirmant le rôle essentiel du cinéma comme « lien universel de culture ».

(…) Le cinéma est le seul instrument d’investigation générale qui ait été trouvé depuis plus de deux cents ans. [38]

Deux films scientifiques l’occupent en 1948, Stridulation du grillon et Saut du taupin. Durant cette époque, il se lance dans un autre genre cinématographique, le film d’actualité, avec le tournage des Fêtes de Roscoff entre 1949 et 1950. Les années 50 sont marquées par beaucoup de conférences dans les universités scientifiques, en France comme à l’étranger. Painlevé s’intéresse au cinéma lié à l’enseignement, et tout comme Cauvin ou Freinet, il estime le film comme un outil pédagogique de premier ordre.

(…) Le film doit être une aide dans la classe au même titre que la craie, les planches (…) et ne doit pas se substituer à l’effort de l’élève. [39]

En 1950, Painlevé réalise Miscellanées et Paillasse, Effet de décapitation chez l’embryon truite et Larves de plies pleuronectes, puis en 1952, Halammohydra, sur des micro-cellules et des méduses japonaises, Tricyclusa, Microbes, levures et champignons mais aussi deux films inachevés, Les araignées et Les étourneaux. Il fonde un nouveau groupe, nommé le « Groupe des 30 » avec Chris Marker, Alain Resnais, Pierre Kast, Georges Rouquier, Etienne Laly, entre autres. Là encore, il s’agit de promouvoir le genre documentaire si souvent oublié. Celui-ci, pour le biologiste, constitue tout film qui, par des moyens rationnels ou émotionnels, et à l’aide de prises de vue de phénomènes réels ou de leur reconstitution sincère, a pour but d’accroître les connaissances humaines, d’exposer les problèmes et les solutions au point de vue économique, social et culturel.

(…) De développement entièrement anarchiste, le documentaire en France a atteint ses sommets indépendamment de toute subvention, avec des sujets hétéroclites, chacun tournant à la sauvette et sans moyens, et restant marqué par « l’avant-garde » de 1925. C’est la plus riche variété d’inspiration, la liberté la plus totale. [40]

Phototaxie des chloroplastes sort en 1953, tandis qu’en 1954 et 1956, [41] deux autres films naissent, Oursins et Les danseuses de la mer, tournés grâce à la Caméflex 16/35 mm, créé par Geneviève Hamon. Painlevé malgré toutes ses responsabilités diverses et variées dans les institutions fondées par lui, continue de réaliser ses films seuls avec pour seule collaboratrice, Geneviève. Les productions apparaissent, au fil du temps, un peu moins nombreuses qu’auparavant. Si le scientifique fut porté par les avant-gardes dans l’entre-deux guerres et par la Résistance durant 1939-1945, en revanche, à partir des années 50, Painlevé reconnu de tous, n’intéresse plus beaucoup le public. Malgré ce constat, en 1957, il tourne Larve de cerianthe, et Evolution de l’embryon de roussette, puis l’année qui suit, un essai de vulgarisation de la Méthode Penchenat d’ostéo-kinésithérapie et de cinq expérimentations nouvelles. [42] Painlevé, en 1960, s’attache à Comment naissent des méduses, film mélangeant poésie et science, indissociable pour le chercheur, et qui le relance aux yeux du public. [43] Le folklore le touche avec un film d’actualité, Calendal.

(…) Lorsqu’il est inspiré par les faits les plus simples, les plus dépouillés, puisés sans artifice dans la nature, le cinéma contient toujours une poésie pure et une beauté picturale inégalable. (…) Simples et compliqués, les lignes et les rythmes s’enregistrent comme une forme d’éternel. C’est une mission du cinéma de transmettre à l’homme cette évocation de la nature dans ce qu’elle a de plus inéluctable, de plus cosmique. [44]

Cette mission du cinéma ressemble fort à ce que pouvait penser et écrire Elisée Reclus dans L’Homme et la Terre, à propos de la poésie et de la nature, qui à son époque, n’était pas révélée par le 7ème art mais par les connaissances scientifiques. Ce regard si particulier sur la nature a été souvent porté par les anarchistes de la fin du XIXème siècle et au début du Xxème, ils furent sans doute les premiers « écologistes » avec la fondation des groupes « naturiens », [45] aujourd’hui oubliés. Augustin Hamon, ami des Reclus, devait sans aucun doute partager ce point de vue sur la nature et l’avoir transmis à Painlevé à travers ses discussions.

Painlevé réalise en 1961 La crevette et son bopyre, suivie en 1963 de Crevettes puis en 1964, Histoires de crevettes et Octopus vulgaris, productions pédagogiques, qui contrastent avec les très sérieuses Dynamique de la mue chez Leander serratus et Les animaux du chenal. En 1967, Les amours de la pieuvre sont filmés en partie par Geneviève Hamon, ainsi que Diatomées, et durant les années 70, Les Tarets, Acéra ou le bal des sorcières, Cristaux liquides, pour les films les plus connus. [46] Parmi tout ce cinéma « d’eau », Les pigeons du square, en 1982, représente une exception. [47] En effet, le chercheur traite d’oiseaux pour la première fois de sa carrière. Dans ce court-métrage, Painlevé se met lui-même en scène dans un parc avec des enfants, et fait office de professeur expliquant le monde particulier de ces volatiles. Autre caractéristique nouvelle, l’absence de la traditionnelle voix off commentant les phénomènes visibles. Le film se termine sur un hommage à Etienne-Jules Marey, créateur du cinéma scientifique. Il figure comme la dernière production scientifique de Jean Painlevé.

L’ethnologie, domaine jamais approché par lui à l’exception de quelques articles, l’attire. Un court métrage resté inachevé sur Les coiffures africaines en donne la preuve en 1985. L’année qui suit sonne la fin d’une vie, celle de Geneviève, compagne de toujours et collaboratrice hors pair. Le cinéma disparaît définitivement de la vie du biologiste qui ne tournera plus jamais. Il écrit sous un pseudonyme, Yann O’Bara, soixante saynètes d’une pièce, Le théâtre de la dérision, puis en 1988, il rédige un texte désespéré, la Traversée du mouroir. Le 2 juillet 1989, Jean Painlevé s’éteint.

Si Painlevé ne s’est jamais qualifié d’anarchiste, son cinéma recherchant la connaissance du monde, ses écrits et ses projets altruistes, expriment un esprit libre, choisissant l’indépendance et la solitude plutôt que les honneurs et la popularité. Il a su montrer au public le lien entre l’art et la science, et ne faire de ces deux domaines qu’un seul et unique, comme l’on toujours désiré les anarchistes avant lui, [48] et comme l’a théorisé en 1922, Jean Epstein à travers son concept de Lyrosophie. [49] Jean Painlevé reste dans l’Histoire du cinéma un cinéaste « pur », à l’esprit libertaire, sans compromis ni concessions.

(…) Nous avons un poids à soulever, un poids qui est composé d’habitudes généralement égoïstes – quelquefois altruistes - mais la plupart du temps axées sur des intérêts mal compris et sur un désir de domination qui tourne toujours à la catastrophe, qu’il s’agisse d’un homme ou d’un peuple. (…) Plus on se laisse aller à quelque découragement momentané et plus on retarde le moment où l’homme sera vraiment libre. Non pas de cette liberté dont certains vous rabâchent les oreilles et qui est la liberté de jouir au détriment des autres, mais de la liberté qui provient d’un choix conscient. [50]

Jean Painlevé reste une exception dans le cinéma libertaire, travaillant essentiellement sur le documentaire scientifique. Son continuateur le plus direct pourrait être Georges Franju, dans une optique beaucoup plus pessimiste que celle du biologiste.

Isabelle Marinone