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L’Atalante

Afin de ne plus provoquer la censure, Nounez propose au cinéaste un synopsis anodin, L’Atalante, écrit par un auteur inconnu, Jean Guinée. Jean Vigo estime d’abord ne rien pouvoir faire avec le scénario [1], puis, à contre cœur, il tente malgré tout de réaliser le film en y intégrant des éléments poétiques et subversifs tirés de ses scénarios évincés. Ainsi, il incorpore quelques scènes de L’évadé du bagne, dans une séquence de L’Atalante, celle de la guinguette, où les deux amoureux écoutent le bonimenteur chanter. Le personnage du père Jules se compose à la fois de Dieudonné, connu pour ses tatouages exotiques [2], et peut-être aussi, selon Bruno Voglino [3], d’Almereyda. Le père Jules, dont le film ne raconte pas l’histoire, a parcouru le monde entier, il ressemble à une sorte d’ermite, de clochard. Autodidacte, il ne possède rien, mis à part de curieux objets ramenés de divers pays. Solitaire et sauvage, il représente pour les amants un ange gardien, protecteur, et gérant la navigation lorsque l’amour ou le malaise font surface chez les deux jeunes gens, notamment lorsque « la patronne » dérive dans un Paris inconnu et disproportionné. Vigo, après la contestation sociale d’A propose de Nice et la destruction des institutions de Zéro de conduite, passe à la réalisation de l’utopie libertaire tant recherchée avec L’Atalante, la mise en marche du bateau pirate des jeunes rebelles. A l’éternelle question, « Comment se libérer des contraintes sociales ? », le réalisateur établit une nouvelle réponse, se réapproprier soi-même pour mieux vivre et se créer un monde dans lequel on puisse s’épanouir en paix. L’eau, porteuse de rêves, de douceur, accompagne l’amour des amants et figure le motif principal du long-métrage. Elle constitue le moyen de ré appropriation de soi-même, de retour sur soi, mais aussi celui de la communication vers « l’autre ». Vigo invente la métaphore de la plongée dans l’élément liquide, dans la scène du tonneau remplit d’eau dans lequel les deux amants plongent leurs têtes, ou encore dans celle du saut du « capitaine » dans le fleuve pour revoir son aimée. L’eau comme lien, apporte surtout du renouveau, coule et emporte l’amour vrai qui transforme et révolutionne les êtres. Tous les personnages partagent le même amour, celui de la liberté, et en cela, L’Atalante dans son entier traduit une autre manière de vivre, une autre manière de penser le temps, d’exister au monde. Si l’œuvre n’affiche aucune revendication, elle applique une vision anarchiste de vivre, sans contraintes, dans le respect le plus profond les uns des autres, dans l’amitié et la solidarité. L’amour se place comme une petite révolution qui éloigne deux êtres des conventions admises, des lois, et les situe en dehors du monde raisonnable et bien pensant. D’une histoire banale, L’Atalante devient un hymne à la liberté, mettant en scène des personnages aux destins singuliers, individualistes libertaires nomades. La péniche ne possède pas réellement de commandant, seul l’appel de l’eau et de la liberté lie très profondément le père Jules au « capitaine ». Aucune loi particulière ne les astreint, seule subsiste celle nécessaire pour faire avancer le bateau et l’entretenir. L’Atalante évite la provocation trop vive, l’idée de liberté éclate de manière totale, valant tous les discours politiques

(…) S’il était, d’une part, « condamné dès sa naissance », d’un certain point de vue, il ne l’était nullement, car il ne se bornait pas à revendiquer la liberté. Par son travail, il réalisait concrètement sa revendication, à la différence des faux révolutionnaires, surréalistes ou extrémistes, il n’exprimait pas la révolte, il la « réalisait ». Vigo était un anarchiste conséquent [4].

Jean Vigo s’entoure d’amis [5]pour réaliser le film, ainsi va-t-il rechercher Jean Dasté [6], accompagné de Michel Simon, mais aussi le libertaire Louis Chavance [7], son cousin Albert Riera [8], et se fait aider de Jean Painlevé pour certains accessoires et des Frères Prévert pour la figuration, ainsi que du vieil ami de son père Francis Jourdain [9] pour la décoration. Il compose dans le même temps d’autres scénarios, notamment un avec Jean Painlevé, qui ne sera jamais réalisé [10]. Durant cette période de tournage, le cinéaste s’affaiblit et tombe de plus en plus malade. Malgré sa fatigue, il continu son travail et reste proche de sa marraine, en assistant aux conférences, et parfois aussi en rendant hommage aux compagnons anarchistes de son père, comme Victor Méric.

(…) Je me souviens de la dernière de nos rencontres. C’était au Père-Lachaise, le 13 octobre 1933, un an avant sa propre mort, à l’incinération de Victor Méric, le fondateur de La Patrie Humaine, et qui fut des amis de Miguel Almereyda. (…) Il était seul, l’air triste et las, le dos voûté. [11]

Jean Vigo meurt en 1934, laissant malgré les remaniements et les censures de ses films, une poésie puisée dans le réel, alliant composition formelle et revendication sociale libertaire. Il constitue la synthèse des deux tendances, jusqu’alors séparées, du cinéma d’avant-garde et du cinéma éducateur et social. Vigo représente un tournant sans précédent dans l’Histoire du cinéma français et dans celle du cinéma anarchiste.

(…) Tout comme sa lucidité le conduit à la révolte, son réalisme ouvre sur le merveilleux, sur le fantastique. Poète et visionnaire, il occupe dans notre cinéma cartésien et rationaliste une place à peu près unique, car le réel n’est pour lui qu’un point de départ et le réalisme un moyen vers autre chose. Visionnaire poétique tout autant que visionnaire social, il est le démiurge d’un univers dont les fantasmagories plastiques sont le signe d’une imagination en révolte contre le réel. [12]

Jean Vigo reste une figure unique dans l’histoire du cinéma français et du 7ème art anarchiste, au style très à part. S’il inspira nombre de réalisateurs, en revanche, il n’eût, à notre connaissance, aucun continuateur direct.

Isabelle Marinone