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Recherches anarchistes
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Un tournant.

Jean Vigo naît à Paris le 24 avril 1905. Il est le fils de deux militants anarchistes, Emily Clero et Miguel Almereyda [1]. Ce dernier, à partir de 1898, monte à Paris et entre dans le milieu libertaire. Almereyda travaille comme retoucheur photographe sur la Butte Montmartre, et a pour ami Laurent Tailhade [2]. « L’Ephèbe aux yeux de gazelle », comme aime à l’appeler ce dernier, touche par sa beauté, sa vitalité et son intelligence [3]. D’un naturel fougueux, il participe à des actions « illégales » [4]et se retrouve souvent impliqué dans des bagarres [5]. En 1903, il devient journaliste et écrit des articles pour Le Libertaire.

(…) Miguel assurait la rubrique « Au hasard du chemin », c’était ses débuts dans le journalisme. C’est là, dans ce bureau où l’on travaillait peu et bavardait beaucoup, que Miguel Almereyda connut celle qui devait devenir sa compagne pendant de longues années orageuses, et qui lui donna un fils, Jean Vigo en 1905. (…) Leur situation matérielle était loin d’être brillante. Le photographe Maes, las de cet employé par trop « fantaisiste » (…) l’avait congédié. Pour vivre, ils ont eu recours à mille expédients réprouvés (…) par la morale bourgeoise. (…) Une monnaie, qui ne sortait pas de la Banque de France (…) a, pendant un certain temps, été le gagne-pain dangereux. L’aide d’amis plus fortunés assurait parfois quelques jours de tranquillité au couple, mais ils durent changer plusieurs fois de domicile pour enfin se réfugier dans un hôtel plus que modeste de la rue des Gardes, en pleine Goutte d’or. C’est là, et non rue Polonceau, comme il a été écrit, que le 26 avril 1905, Jean Vigo vint au monde. [6]

Très rapidement, après la naissance de leur fils, le couple part s’installer dans un modeste logement, rue Polonceau. A la fois foyer et bureau, l’unique pièce de cette habitation voit s’élaborer le premier numéro de ce qui deviendra le plus important des périodiques révolutionnaires et antimilitaristes de la période 1906-1914, La Guerre sociale. Jeanne Humbert, amie du couple, apprend les rudiments de sténographie grâce à Almereyda, et assiste à leur vie quotidienne. Les parents de Vigo désignent Humbert et Fernand Desprès, marraine et parrain du futur cinéaste. Janine Champol, ancienne communarde anarchiste [7], devient la nourrice de Jean Vigo.

(…) Emily me mit son poupon dans les bras. Je ressentis tout de suite une affection infinie pour ce petit être. J’avais pour ses parents une amitié admirative qui résista à bien des secousses, leur enfant ne pouvait que m’être cher. Sur-le-champ, on me nomma sa marraine, pendant que Fernand Desprès était nommé parrain, laïques, bien entendu. Il ne pouvait être question de baptême pour ce fils d’anarchistes et qui fut, plus tard, plus purement anarchiste que ne le demeurèrent ses géniteurs. Dès ce jour, je pris mon rôle de marraine au sérieux, Jean Vigo m’a appelé longtemps ainsi [8].

Almereyda rédige des textes virulents, ce qui lui vaut à plusieurs reprises des incarcérations à la prison de la Santé et à celle de Clairvaux, avec Eugène Merle, père de l’ami du jeune Vigo, Pierre Merle [9]. Gustave Hervé reprend La Guerre sociale, durant les séjours répétés des deux hommes. Il finit par prendre la fonction de directeur du journal, alors que Miguel Almereyda passe rédacteur en chef, tandis que Merle assure la charge d’administrateur. Le père de Jean Vigo se distingue aussi par ses interventions avec d’autres militants anarchistes dans des bagarres de rue contre les Camelots du Roi, mais aussi en tant qu’orateur au sein de meetings. Il fonde le journal le Bonnet rouge en 1913, journal satirique hebdomadaire, puis quotidien en 1914. A nouveau, Almereyda passe souvent par la prison pour ses critiques. Jean Vigo et sa mère viennent le voir dans le triste décor pénitencier qui marquera tant le cinéaste. Alors que la guerre éclate, tant Hervé à La Guerre sociale, qu’Almereyda au Bonnet rouge, virent de bord, d’antimilitaristes, ils se reconnaissent désormais dans la Patrie, et voient à travers la guerre, une revanche à prendre vis à vis de la Commune. Leur revirement semble absurde pour beaucoup de militants libertaires [10], ainsi dans les colonnes de La Bataille syndicaliste, Pierre Monatte et Louis Grandidier, interpellent souvent Hervé. Les comptes se règlent à l’intérieur de la presse anarchiste. Malgré ces remous, Almereyda confirme sa position, conforté par sa place sociale de directeur du Bonnet rouge finissant par très bien se vendre dans les rangs bellicistes de plus en plus importants. Connu, il gagne de l’argent, et déménage avec sa famille rue des Pyrénées. Jeanne Humbert s’occupe toujours de « Nono », comme on appelle alors le jeune Jean Vigo [11]. Avec son compagnon, Eugène Humbert, Jeanne fait campagne pour promouvoir le Néo-Malthusianisme, notamment à travers leur revue, Génération consciente. Jean Vigo, depuis sa plus tendre enfance, fréquente donc les « figures » du mouvement anarchiste. Il en est éloigné, lorsque ses parents, nouvellement riches, décident de partir s’installer à Saint-Cloud dans un petit hôtel particulier [12]. Le jeune garçon suit les cours du Collège de garçons de la ville jusqu’en 1917, année où son père est arrêté une nouvelle fois à Fresnes. En effet, l’évolution politique d’Almereyda l’amène à se livrer, en pleine guerre, à des activités troubles, encore mal connues aujourd’hui, qui semblent à l’origine de l’affaire dite du « Bonnet rouge » éclatant la même année [13]. Arrêté le 6 août, il est retrouvé mort dans sa cellule, étranglé par un lacet de chaussure, le 14 août. Jean Vigo subit cette violence très tôt et ne se remettra jamais de cette tragédie. Sa vie change alors radicalement. Confié à un proche de sa mère, Gabriel Aubès, photographe à Montpellier, Jean Vigo entre comme externe au Collège de Nîmes durant un an, sous un faux nom, celui de Jean Sales, afin de ne pas éveiller les soupçons. Par la suite, Aubès l’inscrit au Collège de Millau. A cette époque, le jeune Vigo compose un journal intime dans lequel les positions antimilitaristes et anticléricales qu’il tiendra par la suite commencent déjà à poindre.

(…) Le train arriva en Gare de Nîmes, avait trois quarts d’heures de retard. (…) Je montais dans le train et je réussis à avoir une place (chose rare). Je me trouvais au milieu de poilus et de deux ou trois civils. J’écoutais la conversation de mes voisins lorsqu’on se mit à raconter ses exploits d’avant-guerre. (C’était un agent de la sûreté), il expliquait les systèmes, le passage à tabac, et autres choses aussi lâches. Je ne sais pas si ça tient de famille, mais j’éprouvais un dégoût formidable pour ce vantard. (…) Après, nous partions pour aller au cinéma, quand nous fûmes attirés par une clarté qui partait du fond d’une rue et des chants d’Eglise (…). Nous avons vu les curés, les évêques et tout ce qui s’ensuit devant l’Eglise, entourés d’une foule innombrable, tous un cierge à la main et faisant des vœux pour le pèlerinage de Notre Dame de Lourdes. Nous fûmes un peu épaté de voir qu’ils avaient le toupet de faire leur cérémonie dans la rue. [14]

En 1923, sa mère vient le chercher pour s’occuper à nouveau de lui. Emily Cléro et son fils vivent à Chartres, ce dernier y poursuit ses études au Lycée Saint-Marceau. A la sortie du Lycée, l’adolescent veut intégrer la Faculté des Lettres de Paris, mais sa santé étant mauvaise, il part d’abord à Montpellier puis à Font-Romeu dans la Clinique Espérance pour s’y reposer. Dans ce contexte médical, Jean Vigo rencontre sa future épouse Elizabeth Lozinska, et Claude Aveline. A cette période, il commence à penser au cinéma. Il fréquente les anciens amis de son père qui le soutiennent moralement, et reste proche de sa marraine civile Jeanne Humbert, Néo-Malthusienne et anarchiste de la première heure. Vigo voue un culte à la mémoire de son père et songe à le faire réhabiliter [15]. N’ayant pas les moyens matériels de faire du cinéma, il entame la démarche de réunir tous les documents qu’il peut pour faire sortir de l’ombre l’image d’Almereyda [16]. S’il n’adapta jamais l’histoire de son père à l’écran, certains de ses projets de films, non réalisés, portent la trace de la prison, comme L’évadé du bagne ou Le bagne, scénario signé Jules Dupont (un des pseudonymes de Jean Vigo) et Eugène Dieudonné. Il est probable qu’à ce moment précis de sa vie, il ait imaginé réaliser un premier film sur le thème d’Almereyda. Les conseils de ses deux parrains, Fernand Desprès et Gabriel Aubès, ainsi que ceux de Francis Jourdain, d’abandonner l’idée de réhabiliter son père porte leurs fruits, Jean Vigo laisse de côté ce projet jugé par tous trop dangereux et contre-productif [17]. Après avoir quitté Font-Romeu, il passe quelques mois à Paris, lit les ouvrages théoriques d’Epstein et rencontre des personnalités du cinéma, comme Léon Moussinac, que lui fait connaître Fernand Desprès [18]. Son désir d’entrer dans le cinéma se fait de plus en plus sentir. Dans cette optique, il part s’installer à Nice où de surcroît, le climat reste meilleur pour le jeune couple tuberculeux. Après avoir épousé « Lydu » en janvier 1929, il élabore son futur film, A propos de Nice avec Boris Kaufman, grâce à l’argent de son beau-père, alors industriel à Lodz.

Isabelle Marinone