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Nouvelles salles et innovations théâtrales

En 1871, la Commune avait décidé de placer tous les théâtres sous la juridiction d’une « Commission de l’Éducation ». Il s’agissait de supprimer les subventiVeidauxons et les monopoles privés, de rendre accessibles tous les spectacles à toutes les classes, et de décentraliser le théâtre avec des compagnies itinérantes subventionnées par l’État, jouant dans les salles nationales provinciales [1]. En 1880, la situation du théâtre est évidemment différente. Mais des petits théâtres se créent qui vont permettre l’émergence d’un théâtre différent.

« Un soir, Antoine, préposé au gaz a dit : "fiat le théâtre libre."

Ils étaient deux, ils étaient trois

fils du roi,

qui sans scène, sans pièce, sans auteurs ont créé un formidable courant dans l’art dramatique » [2].

En 1887, Antoine fonde le Théâtre Libre. Il rêve de monter des pièces inédites, telle Jacques Damour, pièce tirée d’une nouvelle de Zola. Le thème a de quoi effrayer la censure : un déporté de la Commune, porté pour mort, rentre après dix ans d’exil. Son théâtre sera « libre », dégagé des conventions du théâtre officiel. Antoine « a aussi eu le mérite de ne pas s’attacher à un genre particulier ; il a été un directeur éclectique, un novateur, il a fait craquer un tissu d’habitudes » écrit Josette Parrain [3].

Le théâtre d’Art est lancé par Paul Fort en 1890. « Premier essai de théâtre purement idéaliste », dira Paul Fort par la suite, où il entendait révéler « toutes les pièces injouées et injouables », il naît d’une fusion du Théâtre mixte de Paul Fort et du Théâtre idéaliste de Louis Germain. Entre novembre 1890 et mars 1892, huit programmes sont présentés, chaque fois dans une salle différente louée pour l’occasion, avec des ressources minimes [4]. Les acteurs sont des amateurs, souvent inconnus ; les critiques sont généralement hostiles. La plupart des soirées sont composées d’une ou deux pièces, complétées de plusieurs poèmes lus à voix haute. Le répertoire lui aussi est encore à créer, mais Paul Fort, en pionnier, donne au théâtre l’occasion de se rénover en élargissant son répertoire et révolutionnant la mise en scène. C’est au théâtre d’Art qu’est représentée la pièce de Pierre Quillard, La Fille aux mains coupées (le 20 mars 1890), avec cinq autres « récitations », dont Le Guignon de Mallarmé. C’est aussi là que sera jouée L’Intruse de Maeterlinck (au bénéfice de Verlaine et Gauguin), en mai 1891.

« Du reste, ni administration, ni ouvreuses : une liberté charmante, ce qui permettait aux "compagnons" de L’Endehors et des Entretiens, venus là pour fêter le symbolisme, de prôner – théâtres drôles – les délices de l’Anarchie » [5],

se félicite Félix Fénéon en 1891.

La relève est prise par Lugné-Poe et son théâtre de l’Œuvre, créé en 1893. Lugné-Poe se reconnaît dans une certaine mesure dans l’anarchie, compte un certain nombre d’amis libertaires, et son théâtre sert de lieu de rassemblement à nombre d’anarchistes.

Ce sont ces petits théâtres qui permettent au théâtre symboliste d’être représenté. La Fille aux mains coupées, de Pierre Quillard, devait évoquer une atmosphère de légende, médiévale de préférence, mais dont le symbole reste hermétique à une grande partie du public - même si la pièce est bien accueillie par les Symbolistes (elle sera reprise en 1894). Les critiques tentent de trouver une explication à la pièce, sans y parvenir. Pierre Quillard y développe l’idée de l’amour païen, en tant que force libératrice et créatrice, face à la stérilité du renoncement chrétien. Les mains coupées sont un symbole évocateur, mais hermétique. Il appartient au spectateur de trouver la signification du drame, tout en comprenant qu’il n’existe peut-être pas d’interprétation univoque (symbole de l’amour, de la sensibilité humaine, de la création, des mains du Christ percées ?). La signification ne peut être saisie par l’exercice de la faculté logique et rationnelle, mais appréhendée par l’imagination. C’est ensuite au théâtre de l’Œuvrequ’est représentée L’Errante, le 22 avril 1896. La pièce est accueillie par une incompréhension totale de la part des critiques bourgeois. Avec des résonances mallarméennes, la pièce est un défi lancé au monde, dont le message n’est pas si obscur, dans lequel on retrouve l’écho des idées anarchisantes de Pierre Quillard. Le personnage de l’Errante semble être l’incarnation de la liberté, refoulée souvent par les hommes, la muse peut-être qui réveille le poète. On a lu dans l’œuvre une allégorie du rôle du poète, mais L’Errante est cependant assez vague dans son contenu social, et invite à plusieurs interprétations. Jean Grave semble apercevoir clairement le message social, puisqu’il cite un extrait du poème dans Les Temps Nouveaux [6].

L’article de Pierre Quillard, « De l’inutilité absolue de la mise en scène exacte » [7] fait alors figure de charte du théâtre d’Art. Il proclame que le verbe doit se suffire à lui-même comme fiction ornementale, et que le théâtre doit être « un prétexte au rêve » :

« La parole crée le décor comme le reste. [...] Le décor doit être une pure fiction ornementale qui complète l’illusion par des analogies de couleur et de lignes avec le drame » [8].

Pierre Quillard plus que tout autre contribue à l’époque à la création de la mise en scène symboliste, en évitant toute intrusion du réel. Annonçant ainsi les théories dramatiques d’Alfred Jarry [9], Pierre Quillard inaugure un art théâtral inédit, comme le fait remarquer un critique de l’époque, Pierre Valin :

« Un art théâtral inédit exige un mode inouï de dire, comme une nouvelle décoration. Dans les pièces de ce genre, le poète crée tout son décor, ainsi que l’a dit l’auteur de La Fille aux mains coupées. En supprimant la particularité des caractères, la rapidité de l’action, la préoccupation des détails, et toute illusion de la réalité, on amène corrélativement la suppression du décor trompe-l’œil. Le spectateur ne vit plus par ses sens, mais par l’âme, dans l’imagination, et, recevant seulement une impression générale de la psychologie des héros, il ne doit avoir qu’une perception vague et purement sensationnelle du lieu de l’action... Une œuvre synthétique, où tout est ample et lent, où les passions s’expriment en un langage majestueux et doux, ne saurait être jouée. On doit la réciter d’une voix calme et rythmique, parfois attendrie, parfois amplifiée, jamais dénaturée par un cri ou un sanglot. Les récitants, rapsodes plutôt qu’acteurs, devraient, par la lenteur et la beauté de leurs gestes, rappeler les statues antiques. Mais s’ils veulent faire vivant, ils ne sont plus en harmonie avec ce qu’ils expriment, ils sont ridicules » [10].

Pierre Quillard a ainsi fourni au mouvement novateur théâtral un cri de ralliement. Paul Fort reviendra également, dans ses Mémoires, sur l’importance de la parole, dont il fait un manifeste du théâtre moderne :

« Une de nos croyances, notre principal évangile au théâtre d’Art tenait en ces huit mots : La parole crée le décor comme le reste. Retenez bien cette phrase. Elle eut les plus extrêmes conséquences sur tout le théâtre contemporain, aussi bien en France qu’à l’étranger » [11].

Pour les décors, Paul Fort recourt aux services des nabis à qui il demande de créer une atmosphère et de soutenir l’imagination des spectateurs, s’appuyant sur la correspondance baudelairienne et symbolique entre les sons, les couleurs et les formes.

Le Théâtre Antoine comme le théâtre de l’Œuvrevont ainsi permettre de renouveler considérablement les pratiques théâtrales, faire connaître des auteurs étrangers, et donner une audience à des auteurs révolutionnaires contemporains. Toutefois, le public est habituellement constitué de dilettantes, de journalistes, d’intellectuels et d’artistes : il touche assez peu le peuple.

Entre les deux tendances principales du théâtre de cette époque : le naturalisme et le symbolisme, les écrivains anarchistes refusent de choisir un camp plutôt que l’autre, et applaudissent aux audaces naturalistes du Théâtre Libre aussi bien qu’aux pièces symbolistes de L’Œuvre (La Princesse Maleine de Maeterlinck est saluée par Octave Mirbeau). Certaines pièces ne se laissent pas facilement classer, et l’époque est celle de toutes les audaces. D’ailleurs, les pièces les plus « sociales » ne sont pas toujours celles que l’on croie. Ainsi, Le Chariot de terre cuite de l’Indien Kalidasa est un succès, joué avec des marionnettes délivrées de l’attraction terrestre. Une première fois traduit par Méry et Nerval en 1850, le drame est adapté par Victor Barrucand et joué en 1895 au théâtre de l’Œuvre. Lugné-Poe demande à Félix Fénéon de venir sur scène réciter le prologue de ce drame hindou, extrêmement vivant bien que vieux de plus de mille ans, dont l’idéalisme révolutionnaire avait séduit Victor Barrucand (il est probable que Félix Fénéon contribue à rédiger la version finale [12]).

« Bouddha y est incarné par un révolté dont la parole suscite chez les gens au pouvoir la peur et la haine, cependant que l’héroïne, riche courtisane, tombe amoureuse d’un misérable et prouve son amour en distribuant tous ses biens (ils remplissent le chariot) » [13].

La pièce fait figure de repère dans l’histoire du théâtre de l’Œuvreà cause de sa qualité artistique et de son message anarchiste, à savoir que la noblesse d’âme peut triompher de l’injustice sociale. Voici comment Victor Barrucand présente son projet :

« Désireux d’intéresser le public tout entier à quelque chef-d’œuvre de l’art dramatique des Indiens, j’ai choisi la MRICCHAKATIKA parce que ce vieux drame de pénétration bouddhique attribué à un poète inconnu dont on a fait un roi, le roi Soûdraka, c’est-à-dire qui appartient à la classe des artisans ou des paysans, conservait encore un esprit d’un intérêt actuel, bien recevable dans notre société organisée, hiérarchisée, basée sur les privilèges et les monopoles, comme l’était l’Inde brahmanique : à cette différence que l’Inde se réclamait de l’autorité divine vivante et agissante en un système de castes, tandis que les formes modernes empruntent leur prestige à la souveraineté du peuple, mais, en fait, à un jeu de mots » [14].

Il dira ensuite considérer cette pièce comme le « vrai drame social et d’éducation » [15] - faisant écho à André Veidaux qui considère le théâtre comme une « école d’éducation » [16].

Dans le même temps, parallèlement aux recherches plus formelles d’Antoine et de Lugné-Poe, des tentatives sont faites pour attirer le peuple au théâtre [17] : en 1893, Gabriel de la Salle crée le théâtre d’Art social, dans le but de « servir la cause révolutionnaire », et se veut une forme de propagande par le fait [18].

En 1895, Maurice Pottecher [19] inaugure le Théâtre du Peuple à Bussang, dans les Vosges. Pottecher pense que l’œuvre d’art doit avoir une action sur les esprits pour ne pas être vaine, sans pour autant être utilitaire [20]. Mais il prend soin de distinguer théâtre du peuple et théâtre populaire :

« Le théâtre populaire s’adresse plus spécialement aux éléments populaires de la nation, à la classe la plus pauvre et, d’ordinaire, la moins cultivée. aux plus pauvres et aux moins cultivés.

Le Théâtre du Peuple entend mêler les classes, et, loin d’exclure l’élite, il la croit indispensable à assurer au spectacle un caractère artistique élevé, à l’empêcher de déchoir dans la vulgarité des effets faciles, du mélodrame banal et de la farce grossière » [21].

Le Théâtre du Peuple naît ainsi « d’un double instinct, artistique et social » [22]. Le théâtre, ayant pour devise : « Par l’Art, pour l’Humanité », doit réunir toutes les classes. La scène est construite dans une vaste prairie (le mur du fond étant constitué de deux portes coulissantes qui s’ouvrent sur la montagne et la forêt) qui peut accueillir plus de deux mille spectateurs. La représentation théâtrale, devant rester un événement exceptionnel (elle a lieu quelques dimanches de l’été) est gratuite et ouverte à l’ensemble de la population. Pottecher associe le répertoire à d’autres manifestations collectives, notamment sportives. Son entreprise repose sur le désintéressement, et s’abstrait des contraintes de rentabilité financière grâce au mécénat local et au bénévolat actif. La première représentation en 1895 est un véritable succès (deux mille personnes y assistent). Les acteurs forment une troupe d’amateurs, pour laquelle Pottecher lui-même écrit en collaboration avec les villageois. Ceci dit, le théâtre de Pottecher reste dans une perspective de réforme sociale. Pottecher se tenait à l’écart des mouvements sociaux radicaux de son temps, et plaçait son théâtre sous l’égide de l’État, lui confiant une fonction complémentaire de celle de l’école et de l’église [23], fonction éducative qui ne devait pas intensifier les antagonismes sociaux.

En 1897, de nombreux théâtres syndicalistes et anarchistes s’ouvrent à Paris et ailleurs. Le Théâtre civique, de Louis Lumet, créé en 1897, veut représenter des pièces de révolte et d’enthousiasme et entend pratiquer la gratuité [24]. Il propose à l’issue des spectacles des conférences-débats thématiques, auxquelles participent Jaurès, Mirbeau, Lugné-Poe... Mevisto en est le chef de troupe au moment de sa création et fait profiter le théâtre de sa renommée d’acteur-vedette. Léo Larguier raconte dans ses souvenirs [25] comment étaient envisagées les représentations du Théâtre civique. Louis Lumet voulait un théâtre populaire :

« Nous dirons des vers, des proses, devant le peuple, et, pour témoigner hautement de notre haine envers le corrupteur moderne : l’Argent, nos représentations seront gratuites. Nous apporterons aux hommes de la beauté, non de la politique. Nous glorifierons la Vie ; le ciel, les arbres, les yeux des femmes, le sourire des enfants sont des richesses immenses. Nous les partagerons avec les misérables. Et des rêves de bonheur et de joie écloront dans les cerveaux ; les yeux s’empliront des images futures... » [26]

Le Théâtre civique de Louis Lumet est un théâtre proche des cercles anarchistes et socialistes ; les idées de Lumet étant radicales (il professe sa foi en la grève générale dans Contre ce temps écrit en 1896). Saint-Georges de Bouhélier [27] raconte que Louis Lumet avait le « projet de fonder un théâtre à tendances sociales » et comment il s’associe aux frères Pelloutier, « ces deux apôtres du syndicalisme, auxquels personne ne prêtait alors attention ». La Maison du Peuple de la rue Lepic est alors un local nouvellement bâti, une espèce de théâtre en bois, pouvant accueillir sept à huit cents personnes. Les galeries sont décorées d’inscriptions « Ni Dieu ni maître » en gros caractères.

Le programme des représentations est souvent assez classique : on lit des pages d’Eschyle, Sophocle, Platon, Dante, Shakespeare, Goethe, Hugo, Lamartine... [28] La représentation de L’Épidémie de Mirbeau est beaucoup plus surprenante. À la Maison du Peuple, dans une baraque en planche, le rideau se lève d’abord sur Laurent Tailhade, lisant sa conférence sur la scène, le public étant assis sur des bancs d’école. Tailhade ne retrouve pas ses feuillets, et répète la même phrase pour se donner du temps. Une très belle fille au foulard rouge, associée par l’auteur à une Muse révolutionnaire, chante pour faire patienter les spectateurs. Arrivent alors les acteurs : Louis Lumet, Paul-Louis Garnier, et Octave Mirbeau dans le rôle du maire. « La sortie ne fit point songer à une fin de gala à l’Opéra. Une partie du public fredonnait l’Internationale » [29].

L’année 1899 voit l’inauguration d’un théâtre populaire, le Théâtre de la Coopération des Idées de Henri Dargel, organisé par une association de travailleurs, au 157 du Faubourg Saint-Antoine, dans le cadre des Universités populaires [30]. La salle n’est pas grande, selon les témoins (elle peut tout de même accueillir trois à quatre cents personnes assises). Les ouvriers ont fabriqué eux-mêmes les décors. Un « mélange bizarre et indigeste de pièces de tout genre et de toute provenance » y est joué, le répertoire allant des pièces classiques comme des comédies plus mondaines. Parmi les auteurs du répertoire plus populaire, on trouve Pottecher (Liberté constitue le spectacle d’inauguration), Octave Mirbeau, Lucien Descaves, François de Curel, Jean Jullien, Louis Marsolleau, Henri Dargel, Jean Hugues (La Grève), Romain Rolland (Les Loups  [31]). Les trois premières années, on joue environ deux cents pièces, quelques-unes inédites. Les acteurs ne manquent pas. Il se trouve parfois jusqu’à quatre troupes à la fois, recrutées dans le public de la Coopération des idées, sans parler des divers groupes populaires qui prêtent leur concours, et des élèves du Conservatoire qui viennent à l’occasion jouer Horace, avec des artistes de la Comédie Française.

La gratuité est une constante des représentations anarchistes. Les petites revues organisent parfois des représentations théâtrales pour leurs lecteurs. L’Enclos, par exemple, qui succède à L’Art social (plus intellectuel), va vers un enracinement de l’art dans la vie du peuple (la revue est offerte aux lecteurs). Pendant environ trois ans, ses collaborateurs organisent des représentations gratuites en banlieue et dans des quartiers prolétariens. Louise Michel est coutumière des spectacles gratuits : lorsque Nadine est produite par elle-même et Winter en 1882, elle distribue des places gratuites aux ouvriers, prises sur ses droits d’auteur [32].

Dans son étude sur le théâtre anarchiste [33], Robert White mentionne également un certain nombre de théâtres actifs entre 1894 et 1914, pratiquant du théâtre anarchiste, tels que le Théâtre Libertaire, La Lyre sociale de la Rive gauche, etc... On les trouve régulièrement mentionnés par les journaux anarchistes. Ainsi Les Temps Nouveaux annoncent-ils en 1902 que

« La Lyre Sociale de la Rive gauche, depuis peu de temps, est libertaire ; elle a supprimé de ses archives tout ce qui avait un caractère autoritaire, c’est-à-dire statuts, régisseurs, vice-régisseur, régisseur-adjoint, qui l’encombraient de leur vanité mal placée. Les camarades ne retrouveront donc que des amis qu’ils aideront à faire de la bonne besogne » [34].

Toujours d’après Les Temps Nouveaux, les théâtres se mettent en général « à la disposition des cercles d’études sociales, des syndicats ouvriers, des coopératives et des Universités populaires pour l’organisation des fêtes ou conférences avec partie théâtrale » [35]. La plupart de ces séances n’ont pas laissé de trace, et certaines pièces sont aujourd’hui introuvables. Mais parfois, les journaux nous donnent des renseignements précieux : on sait d’après Les Temps Nouveaux  [36] que la Lyre sociale de Belleville devait jouer, pour le groupe féministe du 5ème arrondissement, pour la fête de Noël 1901, la pièce de Félix Boisdin, La Propriété, c’est le droit au meurtre [37]. Cette pièce très didactique, dont le titre exact est : La propriété donne le droit au meurtre ou Conscience et Propriété est qualifiée par son auteur de « petit drame social en un acte » ou « tableau social en un acte », et décrit comment un honnête homme, poussé par la misère et las d’entendre son enfant crier à la faim, prend la résolution de commettre un vol. Blessé par les gendarmes, il ne tarde pas à mourir, et sa femme le venge en tuant le commerçant responsable. Dans l’édition de 1904, l’auteur note que : « Pour le moment, cette pièce n’ayant pas été visée par la censure, ne peut être représentée qu’en spectacle privé ».

On voit donc que jusqu’en 1906, date de l’abolition de la censure théâtrale, qui a longtemps servi d’arme contre le théâtre d’agitation, tout un théâtre souterrain existe, en grande partie méconnu des critiques en vogue, qui s’efforce d’inventer de nouvelles pratiques et de susciter des créations, loin des conventions du théâtre traditionnel. Les acteurs de ce théâtre militant sont rarement des professionnels : la plupart des sections anarchistes ont leur troupe de théâtre. Après les représentations sur les scènes reconnues, les pièces sont souvent reprises par des groupes amateurs : c’est ce qui se passe, par exemple, avec Le Coq rouge de Louise Michel, reprise en 1888 par le groupe des Égaux du XIe. On trouve parfois dans ces troupes des jeunes qui feront ensuite carrière au théâtre : Louis Jouvet à commencé sa carrière en 1909 dans l’Université populaire du Faubourg Saint-Antoine. Ce théâtre se nourrit des échanges entre comédiens amateurs et professionnels.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.