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Les auteurs nordiques et les anarchistes : un malentendu fécond

Il faut donc mentionner maintenant l’énorme influence qu’ont eu les écrivains nordiques sur les auteurs anarchistes de l’époque. C’est en effet à la fin du siècle que l’on découvre les auteurs tels que Hauptmann, Ibsen ou Strindberg, découverte qui se fait essentiellement par le biais des petites revues [1]. Cependant, la majorité des critiques littéraires se méfie, depuis 1870, de tout ce qui vient d’Allemagne : les littératures étrangères se heurtent en général à une opposition du génie national, et l’intrusion dans le paysage littéraire français d’auteurs venus des pays du Nord, à la suite de Wagner, fait scandale et provoque des débats passionnés dans la presse. Défendus et traduits dans les petites revues, ces auteurs, souvent d’inspiration socialisante, seront alors, bien malgré eux, un peu précipitamment associés aux anarchistes.

Révélatrice est à cet égard la réception des Tisserands de Gerhart Hauptmann [2] - pièce qui retrace le soulèvement des tisserands silésiens en 1844. C’est La Société nouvelle qui parle la première des Tisserands en 1891 [3]. La traduction par Henry Maubel, qui paraît dans cette même revue entre mai et août 1892, donne l’idée à Antoine de monter la pièce. Il charge alors Jean Thorel d’établir une traduction définitive. Ce dernier fait passer la pièce pour plus révolutionnaire qu’elle ne l’est, en lui donnant un goût d’actualité. La pièce est jouée au Théâtre Libre en mai 1893 et paraît la même année, dans la traduction de Thorel, chez Charpentier et Fasquelle. Le chant des Tisserands, leitmotiv qui joue un rôle essentiel dans la pièce - véritable moteur de l’action aidant à la prise de conscience des ouvriers - a été modifié : les strophes originelles de Hauptmann, qui faisaient allusion au tribunal de la Sainte-Vehme, allusion que Thorel a jugée trop spécifiquement allemande, sont remplacées par des vers de Maurice Vaucaire, qui se serait inspiré du Chant des Tisserands de Heine composé précisément lors de la révolte des tisserands silésiens. Ces vers sont beaucoup plus véhéments. Qu’on en juge d’après la deuxième strophe :

« À bas l’patron et la patrie,
Qui nous tienn’t sous les barreaux !
Les contremaît’ s sont nos bourreaux !
Faut pas qu’on souffre ni qu’on crie…
Avec nos fill’s et nos garçons
C’est leur linceul que nous tissons » [4].

Ce chant, ajouté au texte original, a des accents anarchistes. Les premiers vers, en particulier,

« Nous tous qu’on appelle la canaille,
Nous somm’ s à bout, nous somm’s fourbus,
Nous crevons, nous n’en pouvons plus »

ne pouvaient manquer d’évoquer, chez les spectateurs de l’époque, la chanson d’Alexis Bouvier, « La Canaille », chantée pendant la Commune [5] :

« Dans la vieille cité française
Existe une race de fer ;
dont l’âme comme une fournaise
a de son feu bronzé la chair.
 
Tous ses fils naissent sur la paille,
pour palais ils n’ont qu’un taudis ...
C’est la canaille
Eh bien, j’en suis ! »

On voit donc comment la traduction de Thorel infléchit le sens de la pièce et contribue pour une grande part à la (fausse) réputation d’un Gerhart Hauptmann révolutionnaire et anarchiste. Rien de surprenant alors à ce que la Revue bleue parle en 1892 des « drames anarchistes de Gérard [sic] Hauptmann » [6]. Ceux qui connaissent l’auteur allemand à l’époque sont rares, et le plus souvent internationalistes, comme Alexandre Cohen, qui deviendra un de ses traducteurs [7]. On pouvait s’y attendre : la pièce est censurée. « Les revendications sociales y sont exposées avec une telle brutalité dans plusieurs tirades que, débitées tout au long, elles seraient susceptibles d’entraîner des manifestations regrettables » jugent les censeurs [8]. Elle reste pour beaucoup une pièce contre l’ordre social, la propriété et la bourgeoisie. Par la suite, même si la pièce est reprise par les symbolistes, qui lui refusent l’étiquette de socialiste, ou par des critiques qui y voient une imitation de Germinal, et si l’on convient qu’elle ne comporte rien de révolutionnaire mais seulement un fond d’humanité générale, les circonstances font que l’on met du temps à en comprendre sa signification profonde. La pièce est reprise en 1898 : durant cette saison théâtrale, Antoine avait choisi beaucoup de pièces mettant en scène les problèmes ouvriers (comme Les Mauvais bergers). Cette fois-ci, ce sont les bagarres sanglantes qui accompagnent la grève générale de septembre et octobre 1898 qui forcent Antoine à retirer la pièce de l’affiche. Sarcey admet cette fois-ci que « c’est un spectacle à voir pourvu qu’on n’y apporte pas de parti politique » [9]. C’est tout le contraire se passe : la politique fait intrusion sur le théâtre [10].

La pièce Les Tisserands ne comporte ni personnage principal, ni héros. « Sans milieu, ni commencement, ni fin, sans préparation, ni lien, ni dénouement, sans rien de la formule ordinaire d’une comédie », elle procède par tableaux, par fresques, par descriptions animées d’une foule, constituée d’individus bien humbles mais imposants par leur masse. Dans un article intitulé : « Le théâtre démocratique et les personnages des Tisserands », en septembre 1896, Henry Fèvre cite la pièce comme un exemple de la démocratie au théâtre. Dans l’art, mieux encore que devant la loi, tous les hommes sont égaux, et les « simples gueux » ont le droit de venir fouler la scène théâtrale. Jusque-là, le peuple a souvent été réduit à un rôle de figurant au théâtre :

« L’intronisation réelle du peuple sur les planches comme protagoniste littéraire est toute récente et date d’hier même » [11].

Autre auteur nordique répertorié à l’époque comme anarchiste, Ibsen est particulièrement prisé de l’avant-garde française, et en particulier des libertaires [12]. D’après Georges Leneveu (dans Ibsen et Maeterlinck), c’est Jacques Saint-Cère qui le premier en France fit connaître Ibsen par un article qui donna à Antoine l’idée de jouer une pièce. En 1890 Antoine ouvre la saison du Théâtre Libre avec Les Revenants [13] (pièce écrite en 1881, est refusée par les principaux théâtres scandinaves en raison de son thème jugé scandaleux : la syphilis héréditaire). Les Piliers de la société est jouée au théâtre de l’Œuvre en 1896, dans une mise en scène de Lugné-Poe. Un Ennemi du peuple devait forcément plaire aux anarchistes, avec des tirades telle que celle de Stockmann à l’acte IV :

« J’ai l’intention de faire la révolution contre ce mensonge qui consiste à dire que c’est la majorité qui détient la vérité » [14],

La première représentation d’Un ennemi du peuple, précédée d’une conférence de Laurent Tailhade dans laquelle il revendique la formule « Ni Dieu ni maître » [15], a paru au policier chargé de la surveillance moins scandaleuse que la générale, l’orateur n’y faisant plus allusion à la « bienveillante anarchie ». Il n’empêche que :

« Pendant toute la durée de la pièce, lorsque les acteurs critiquaient la constitution, les représentants de l’autorité, les élus du suffrage universel, les journalistes en général, enfin la société, des applaudissements frénétiques se sont produits. [...]

Le cinquième acte, bien qu’il ne soit que sentimental, a été très applaudi et au moment où le rideau tombait, un cri de "Vive l’anarchie" s’est fait entendre. Ce cri n’a pas eu d’écho à ce moment, mais dès que la sortie a été commencée à minuit vingt-cinq, on en a entendu quelques autres partant de la 4e galerie, ainsi que celui de "Vive Barcelone" [16] » [17].

Pour Barrucand, la représentation d’Un ennemi du peuple est une manifestation de l’esprit anarchiste, et d’ailleurs le public bourgeois ne s’y est pas trompé :

« Dans la salle de spectacle où l’on n’était entré que pour le passe-temps d’un soir, le problème social se pose dans toute sa rigueur morale ; alors que la critique bourgeoise, protectrice de l’ordre établi, inquiète et tourmentée par la grande colique, s’agite avec des yeux roulants. "À la porte, le gêneur, l’empêcheur de danser en rond ! Est-ce qu’on ne va plus pouvoir s’amuser, maintenant ? De quoi vient-il parler, celui-là ? Est-il au moins français ? – non !" A nous les joyeuses alouettes gauloises !

C’est un malfaiteur, un philosophe, un anarchiste !

Il fera le malheur de tous avec ses utopies, c’est un ennemi du peuple » [18].

Bien qu’Ibsen ne se soit jamais ouvertement revendiqué de l’anarchisme [19], il a souvent servi de caution à des publications anarchistes. On trouve par exemple en exergue du premier numéro de la Revue libertaire cette formule de l’auteur norvégien : « L’État est la malédiction de l’Individu ». C’est encore une citation d’Ibsen qui est mise en exergue des Réflexions sur l’anarchie de Adolphe Retté :

« Liberté, égalité, fraternité ne sont plus les mêmes choses qu’elles étaient aux jours de la guillotine ; mais il est juste que cela les politiciens ne le comprennent pas et c’est pourquoi je les hais. Ces gens ne désirent que des révolutions partielles, révolutions dans les formes extérieures, dans la politique. Mais ce sont de pures bagatelles. Il n’y a qu’une chose qui serve : révolutionner les âmes. Minez l’idée de l’État, mettez à sa place l’action spontanée et l’idée que la parenté spirituelle est la seule condition de l’unité et vous lancerez les éléments d’une liberté qui mérite d’être possédée » [20].

En dépit de ces malentendus, associant Hauptmann ou Ibsen aux anarchistes, il convient cependant de relever tout ce que ce théâtre nordique a enseigné aux dramaturges français. La représentation des Tisserands marque un grand moment dans l’histoire du théâtre français, et pas seulement parce qu’elle révèle Firmin Gémier. C’est que le peuple occupe, sur la scène allemande, une place qu’occupe l’individu en France. La place prédominante de la foule dans l’action des Tisserands rend nécessaire une révolution de la mise en scène.

Antoine est particulièrement sensible à ce problème, lui qui réagit depuis 1888 contre la routine des fausses foules sur scène - c’est encore en Allemagne qu’il a découvert la foule, dans les représentations des Meiniger [21] : troupe qui ignore les « vedettes », pouvant jouer aussi bien Goethe ou Shakespeare qu’Ibsen. Pour représenter Les Tisserands, il réussit à créer une foule qui réponde aux exigences de Hauptmann, en recrutant dans les faubourgs des Halles ses figurants, ouvrant ainsi la voie aux grandes innovations de la mise en scène des masses.

Lugné-Poe s’inspire des tentatives d’Antoine pour la représentation d’Un ennemi du peuple, d’Ibsen :

« À noter, comme rénovation scénique, la mise au théâtre de la réunion publique. M. Lugné-Poe et avec lui, le poète Camille Mauclair qui le seconde, ont eu l’inspiration heureuse de faire appel à la bonne volonté des jeunes artistes peintres, littérateurs, etc., pour former la foule des assistants ; ils ont de la sorte obtenu une assistance mouvementée et vivante qu’essaierait en vain un théâtre organisé avec le troupeau stupide de ses figurants » [22].

On voit donc comment Les Tisserands, en particulier, ainsi que certaines pièces d’Ibsen sont certainement à l’origine de l’éclosion d’un grand nombre de drames sociaux français, et provoquent chez les dramaturges et metteurs en scène une réflexion profonde sur la mise en scène des foules.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.