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Sur la vague du théâtre social. Les enquêtes de La Revue d’art dramatique

Le théâtre social s’impose sur les scènes théâtrales françaises à la fin du siècle, ouvrant ainsi un débat sur la fonction de l’art dramatique. La Revue d’art dramatique [1] y consacre un numéro, en février 1898 [2]. Constatant que la question sociale est désormais portée à la scène, le comité de la revue pose deux questions aux « écrivains nouveaux » :

« I. - L’auteur dramatique peut-il évoquer en une synthèse intense les luttes sociales des temps présents ? - Ne peut-il au contraire leur donner un caractère de généralité que par la représentation de conflits individuels significatifs ?

II. - Croyez-vous à l’avènement d’un cycle de pièces sociales et quelle action ce mouvement prolongé vous semble-t-il destiné à exercer sur l’opinion publique ? » [3]

Les avis de la trentaine d’écrivains qui répondent à l’enquête permettent de mettre en évidence deux tendances générales. Certains écrivains dénient à l’art tout but placé hors de lui-même : le mot art perd toute sa valeur dès qu’on lui accole un qualificatif quelconque, dit Rachilde, et Remy de Gourmont ne voit pas l’utilité de ce qu’il appelle le « Cirque social ». Mais pour d’autres, le théâtre a tout à gagner à s’intéresser à la question sociale. Pour Maurice Pottecher, il est normal que le dramaturge se tourne vers les conflits sociaux « dont tout homme qui réfléchit ne peut guère se désintéresser » [4]. On pointe au passage les risques d’un tel théâtre : que des « manifestations-programmes » envahissent la scène (Lugné-Poe), que des démagogues s’emparent des drames au profit d’un parti (Maurice Le Blond [5]), ou que les dramaturges se répètent les uns les autres (Romain Coolus). Quant à l’action exercée par ce théâtre sur l’opinion publique, chacun est bien en peine de la définir.

La réponse de Lucien Descaves rompt avec les autres par sa violence de ton. Selon lui, un tel théâtre ne peut se développer à cause de la censure, et c’est peut-être là une bonne chose :

« Au fond, j’incline à croire qu’il faut nous féliciter de cette attitude du pouvoir. C’est peut-être quand la révolution sera impossible au théâtre, qu’elle deviendra réalisable, dans la rue »,

et il ajoute :

« Ce jour-là, malheureusement, nous ne trouverons pas M. Sarcey devant nous, - à moins qu’on ne l’y ait amené, par la barbe » [6].

Cette Enquête arrive juste après un article publié dans la même revue par Eugène Morel [7], qui, partant d’une analyse de La Cage, de Lucien Descaves, fait un véritable éloge du théâtre social. Selon lui, toutes les pièces traitent de la question sociale, plus ou moins directement, volontairement ou non, car l’art n’est « point différent de la vie » : « Le théâtre lui-même est une question sociale » [8]. Morel s’approprie finalement la métaphore de La Cage, en l’appliquant au théâtre lui-même :

« La Cage, c’est cette tour d’ivoire où l’Art s’est enfermé, où il a conservé des sentiments d’un autre âge, besoins de vérité, de justice, de beauté, et de révolte...

Mais d’où il semble que l’heure est venue de s’échapper » [9].

« Le théâtre social », c’est aussi le titre d’une conférence de Jean Jaurès, reproduite dans la Revue d’art dramatique en décembre 1900 [10]. Jean Jaurès avait donné cette conférence le 26 juillet 1900 à l’occasion de la représentation de la pièce de Louis Marsolleau : Mais quelqu’un troubla la fête… [11]

Dans le nombre des nouvelles pièces qui voient le jour dans le cadre de ce « théâtre social », il faut faire un sort particulier au théâtre féministe. La Revue dramatique consacre en octobre 1901 un numéro au « Féminisme au théâtre » (comprenant des articles de Maria-Chéliga, Édouard Quet, Léopold Lacour, Jane Misme, Harlor [12]).

La place de la femme au théâtre évolue lentement à la fin du siècle. Dans les pièces écrites par des auteurs progressistes, le rôle de la femme varie d’un extrême à l’autre : tantôt elle est le soutien, la compagne fidèle et révolutionnaire, celle qui venge les trahisons (La Cloche de Caïn d’Auguste Linert, Les Loups dans la ville d’E. Armand [13]), tantôt elle est un frein à la révolution. L’idée de la femme qui stimule, qui galvanise les énergies se trouve au centre d’une pièce de Maurice Beaubourg, Les Menottes – mais la femme devient alors un symbole. Dans la pièce d’Urbain Gohier, Le Ressort, l’auteur démontre que la femme ne saurait en aucun cas être un appui dans la lutte révolutionnaire.

Dans « La femme dans le théâtre nouveau » [14], Jane Misme tente de faire le bilan de l’apparition de la femme au théâtre dans les années 1890. Elle relève un conflit entre la femme « traditionnelle » - essentiellement fille, épouse et mère, qui est soit une victime, soit une héroïne, soit une coupable plus ou moins excusable - et la femme « nouvelle », en s’intéressant non seulement aux « pièces à thèse », mais aussi à « celles qui ne veulent qu’exposer des faits et gestes ou des sentiments féminins, sans intention de polémique ». Elle remarque que la femme « entreprend une révolution à son profit », et qu’avant qu’elle ait atteint son perfectionnement, le théâtre « à qui les miracles sont aisés » nous en aura montré l’idéal. En relevant la rareté des types féminins créés par le théâtre, elle note que le théâtre est « passé à côté de la solution d’une intéressante question d’art dramatique », qui pourrait se résoudre si les auteurs regardaient la femme « en tant qu’être humain gouverné par une disposition particulière de sa nature dont toute sa conduite dépend ». Tandis que Jane Misme voit dans le théâtre le laboratoire de l’idéal, Harlor le considère comme révélateur des idées qui circulent déjà dans l’opinion : le théâtre se borne, selon cette dernière, à enregistrer les progrès de l’émancipation féminine. Dans « La Femme dans le théâtre de demain », elle écrit que c’est au théâtre que la femme exprimera d’abord « la nouvelle conception qu’elle a d’elle-même, de son rôle dans la société, de ses droits d’individu ».

« En effet, la femme est l’emblème le plus frappant de notre société qui, sous son apparence libérale, se divise en maîtres et en asservis. La montrer sous le fardeau des lois et des usages qui la courbent - l’écrasent tout à fait dans la classe populaire, - c’est faire la critique la plus âpre, la plus démonstrative des abus de la force (argent ou toute autre puissance) » [15].

Harlor précise que la femme a, dans son affranchissement, un pas supplémentaire à faire par rapport à l’homme :

« Serve du serf, l’affranchissement de ce dernier ne la libérerait pas, si elle n’est prête à repousser, d’une vigueur égale à celle de l’homme, contre le capitaliste, le patronat viriliste » [16].

Contrairement à Jane Misme, Harlor considère que les attaques partielles menées par les dramaturges actuels n’ont été que des réformes, c’est-à-dire conservatrices. Aujourd’hui, on « ose aller jusqu’au bout de l’idée de complète transformation sociale, morale, intellectuelle, qui constitue le féminisme ». Là encore, le théâtre a tout à gagner à cette révolution : « Ce mouvement, sans précédent par sa résolution, fournira au théâtre de demain des types vraiment originaux, des situations neuves, des sujets d’étude inabordés » [17].

Or ce théâtre qui « ose aller jusqu’au bout de l’idée [...] » est essentiellement féminin : les femmes étant à l’époque les seules à investir l’art de ces thématiques féministes. Alors que des dramaturges tels que Eugène Brieux ou Paul Hervieu produisent de nombreuses pièces prônant l’émancipation des femmes, mais dans une perspective réformiste, c’est chez des auteures telles que Nelly Roussel qu’il faut chercher des propositions véritablement révolutionnaires. Nelly Roussel est très liée au mouvement néo-malthusien et anarchiste, et termine souvent ses conférences par la lecture de sa pièce Par la révolte. Vera Starkoff a également écrit des pièces de théâtre féministes, qu’elle fait jouer dans les Universités populaires : L’Amour libre et l’Issue. Notons l’originalité de ces pièces. Après ces tentatives, les femmes resteront longtemps muettes et il faudra attendre 1968 pour retrouver une expérience théâtrale féministe.

Le « théâtre social » alors très en vogue se prête évidemment à la récupération. Ainsi voit-on des dramaturges, célèbres « boulevardiers », investir les thématiques sociales à leur manière. Des thèmes tels que la misère des familles ouvrières, l’alcoolisme, la révolution, deviennent des topoï de la scène théâtrale. La grève se prête particulièrement à la dramaturgie : plusieurs aspects de la grève, par exemple, appellent la structure dramatique. Le conflit entre le patronat et les ouvriers est un moteur essentiel du drame, et l’on voit tout ce qu’un auteur dramatique peut en tirer [18]. On ne compte pas le nombre de pièces de la Belle Époque traitant de la misère des ouvriers. Quelques exemples - on peut, suivant en cela les modes du temps, classer les pièces d’après différents motifs récurrents : la critique du capitalisme (Le Cuivre, de Paul Adam et André Picard, 1895), l’alcoolisme (Les Épaves, drame de Bouvet, 1902 ; Monsieur Bistro, Denancourt, 1911), l’exploitation des femmes, le travail à domicile, l’avortement (Maternité, Brieux, 1903 ; Les vaincues, Poinsot et Normandy, 1909), la lutte des classes (Mineur et soldat, Dorian et Malafayde, 1896 ; La Poigne, Jullien, 1900 ; Le Contremaître, Merlet, 1901 ; La Grève rouge, Conti et Gallien, 1909), la critique des hommes politiques (L’État, c’est moi !, Jules Denancourt et Gabriel Maurière, s.d. ; Dégénérés !, Provins, 1899), la philanthropie (Les Bienfaiteurs, Brieux, 1897), etc. L’ouvriérisme social suscite une véritable mode. Les auteurs bourgeois veulent traiter un sujet à succès, tout autant que combattre les idées des auteurs socialistes et anarchistes. Le théâtre bourgeois récupère ainsi la lutte des travailleurs pour en représenter l’imaginaire qui convient à son public, tout en faisant quelques concessions à la mode sociale du temps. Beaucoup d’auteurs de boulevard font à un moment donné un petit détour par le théâtre social. Alfred Capus, par exemple, que Saint-Auban qualifie de « boulevardier pensant », est « le plus léger des anarchistes, - sinon le moins dangereux » [19]. Le drame anarchiste peut alors devenir sujet de vaudeville. Lorsque l’on regarde les thèmes des pièces anarchistes, on s’aperçoit que tous sont repris par des auteurs plus connus - mais avec quelle déperdition ! Parfois, l’imitation en devient caricature. C’est le cas, en particulier, lorsque l’anarchisme devient un simple prétexte à une pièce de théâtre. Pour les militants anarchistes, la mise en scène de l’anarchisme est conçue comme étant indispensable à l’autocritique, à la remise en question : on pense à Ressorts d’Urbain Gohier, à Responsabilités ! de Jean Grave, ou à La Clairière de Lucien Descaves, qui mettent en scène des anarchistes aux prises avec des problèmes doctrinaux. Mais il est plus étonnant de voir des auteurs non anarchistes, même sympathisants, se saisir du thème. C’est le cas de Poinsot et Normandy qui publient Anarchistes, pièce sociale en trois actes, en 1904, qui caricature les débats autour de la propagande par le fait [20].

En tout cas, les nombreuses tentatives faites pour le « récupérer », c’est-à-dire en changer la signification témoignent que ce théâtre fait peur. S’il fallait encore apporter la preuve de son succès, on pourrait la chercher du côté de l’opposition : dans une brochure intitulée Un théâtre social (publiée sans nom d’auteur) [21], un critique, de toute évidence de tendance conservatrice, dénonce les dangers de ce théâtre pour la société. Il faut, dit-il, purifier l’air que l’on respire au théâtre, et s’attaquer aux dangers graves : « l’article, le livre, la pièce à thèse développant des théories, soi-disant nouvelles et scientifiques, qui tendent à dénigrer, à démolir les vieux, mais éternels principes » [22]. Il reconnaît lui-même l’immense influence du théâtre sur les mœurs, et craint pour la paix des ménages, qui risquent d’être troublés par Brieux et Antoine, lesquels en seront ravis, car ils ont prétendu « faire et représenter une pièce ayant une action sociale » [23]. Car dès lors que le théâtre aborde des sujets graves, posant et résolvant les questions sociales par « la représentation presque exacte de la vie », il sera aisé pour les spectateurs, qui pleurent de vraies larmes et ressentent une réelle angoisse, de se dégager des lois morales dont l’intrigue dissimule et oublie les effets. Le théâtre est une tribune, où les idées abstraites palpitent, deviennent sources d’émotions, c’est-à-dire de vérité.

« La pièce à thèse s’empare des scènes de boulevard. Elle se développe suivant les tendances de l’auteur qui est d’un côté ou de l’autre du fossé, du bloc religieux, national, social ou du bloc athée, internationaliste, anarchiste, car il a dû prendre parti comme nous tous et, dans sa pièce, avec la grande clarté que le théâtre exige » [24].

L’auteur admet que l’art pour l’art est une formule vide, évanouie - l’Art est maintenant un moyen une arme, et l’artiste, un apôtre qui fait du prosélytisme :

« Le théâtre de demain sera un art de combat. On ne se battra plus pour ou contre une forme littéraire - l’Art par l’Art [sic] est décidément enterré - mais pour ou contre les idées les plus essentielles » [25].

L’auteur tente alors de reprendre à son compte la notion de théâtre social : il faut un vrai théâtre social, dit-il - c’est-à-dire un théâtre pour le parti conservateur - un théâtre qui laisse sa part au sentiment religieux :

« Mais le patron qui lutte pour assurer le salaire de ses ouvriers n’a pas encore répondu au chemineau que l’outil n’est pas le plus lourd fardeau ; il mérite son poète autant que les Gueux. Et le philosophe ambulant, anarchiste, nihiliste, n’est pas plus intéressant qu’un apôtre comme Sangnier » [26].

Sa brochure est en fait une sorte de réponse aux manifestes pour le théâtre social, et la preuve que les auteurs de théâtre social avaient réussi à imposer leurs problématiques, à ancrer ce terme dans les esprits, et à rendre obsolètes les conceptions de l’art pour l’art.

Deux livres un peu plus tardifs témoignent également a posteriori de la vogue du théâtre social. En 1901 paraît L’Idée sociale au théâtre d’Émile de Saint-Auban (chez Stock), suivi six années plus tard par un Théâtre social en France de 1870 à nos jours d’Armand Kahn (chez Fischbacher). Tous deux établissent des classifications, bien caractéristiques de l’esprit du temps [27] : Armand Kahn examine successivement la famille, la question sociale et économique, le prolétariat et la lutte des classes, le monde politique, etc., tandis que Saint-Auban opte pour une classification un peu moins thématique : le drame social, le drame de l’anarchie, le drame du socialisme, le féminisme...

Les deux livres, si différents soient-ils dans l’esprit, montrent cependant tous les deux la place importante qu’ont pris les dramaturges anarchistes dans l’élaboration de ce théâtre social.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.