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Romans allégoriques

Le thème du Pauvre, de l’errant, ou du Christ anarchiste donne lieu à de nombreux romans allégoriques à tendances anarchistes.

L’image du Christ prolétaire est une constante du populisme : cette image est fréquente dans les années 1840 [1] . Le recours au mythe chrétien est utilisé aussi bien par Lammenais, Pierre Leroux, George Sand que Flora Tristan, avec des enjeux extrêmement divers. Dans les années 1880, le thème du Christ anarchiste devient un lieu commun de la littérature libertaire. On a vu comment Ernest Gégout utilisait le retour de Jésus en France dans les années 1890, se saisissant en fait d’un thème lancé par Jehan Rictus - mais pour tirer son œuvre vers le roman anti-électoral. Gabriel Randon avait en effet en projet un roman sur Jésus, nous le savons par les Entretiens politiques et littéraires :

« Monsieur Gabriel Randon nous prie d’annoncer qu’il va faire paraître prochainement un roman qui prend pour titre : L’Imposteur.

À travers notre époque, l’auteur fait passer Jésus-Christ ressuscité, qui va prêchant la bonne parole comme aux temps de l’Évangile. Mais les pouvoirs publics s’émeuvent et on arrête Jésus qui, tombant sous les divers articles du Code, est finalement condamné à mort comme jadis » [2].

Émile Bans, dans ses Balades rouges (1903), s’adresse au Christ « le grand et le pâle crucifié » - le Christ en bois de Gaston Couté, pour lui opposer une autre figure, « le grand chemineau anarchiste » qui « voulait la justice et le bonheur des hommes et ces derniers semèrent le mal, l’iniquité n’ayant su que fausser le sens de ses paroles » [3]. Dans un autre poème nommé « Judas », il fait ainsi allusion au retour du Christ :

« Alors sûr les ensoutanés, s’il pouvait revenir sur la terre, le grand Christ pâle, le calomnié, lui l’anarchiste, l’humanitaire, lui qui méprisa la richesse, qui prêcha l’hospitalité, lui qui voulait dans sa sagesse, l’universelle fraternité et le règne de l’égalité, lui qui hors du Temple sut chasser la foule des marchands exploiteurs, alors sûr les ensoutanés, s’il nous revenait tout à l’heure, vous ne sauriez plus le mener sur la longue route avec sa croix, ni l’endormir comme autrefois pour qu’il puisse sortir du tombeau ; car vous avez des échafauds » [4].

Le Christ est le prophète qui voulait « la justice et le bonheur des hommes » et dont les mots ont été déformés : « ces derniers semèrent le mal, l’iniquité n’ayant su que fausser le sens de ses paroles » [5]. Ce thème du Christ incompris revient encore chez Adolphe Retté, dans La Forêt bruissante [6]. Dans son introduction à La Sape, Georges Leneveu réécrit l’histoire du Christ, qui devient le cadet de huit enfants, élevé par le « compagnon » Jean-Baptiste, cherchant à porter la bonne parole de solidarité, et qui pour cela reniera sa mère :

« La voilà la vraie histoire du Christ, épopée révolutionnaire et anarchique. Mais alors, comme cette figure gagne en grandeur et en beauté ! » [7]

Et le personnage de La Sape, l’étranger, se définit comme un continuateur du Christ, rendant hommage à Jésus, l’ouvrier, l’homme [8]. André Ibels, dans un long roman symboliste paru en 1899, retrace la période de la vie de Jésus : Amliel (Une Orgie au temps de Jésus).

La réécriture de l’histoire du Christ est un procédé courant chez les écrivains anarchistes : il permet en même temps de dévoiler l’immense hypocrisie du discours de l’Église, et, plus généralement, d’une société traditionnellement catholique, mettant en avant des principes qu’elle n’applique pas, tout en mettant l’accent sur le décalage entre les mots et les pratiques. Surtout, le discours biblique incarne parfaitement le rêve anarchiste d’une parole directe, d’un verbe qui se fait action.

C’est dans cette optique que Han Ryner se charge explicitement de réécrire l’évangile.

Le Cinquième évangile de Han Ryner : le verbe anarchiste incarné

Le Cinquième évangile [9] est qualifié par Franz Hellens dans sa préface de « poème lyrique en prose ». Il s’agit en fait d’une réécriture des évangiles, d’après toutes les données historiques et scientifiques dont Han Ryner était en possession à son époque. Han Ryner avait accès aux évangiles originaux en grec, aux commentaires écrits par Renan, et il pensait que, vu les informations dont on disposait alors, l’histoire du Christ appartenait davantage aux poètes et aux philosophes qu’aux historiens. Louis Simon raconte comment des fragments de ce qui allait constituer Le Cinquième Évangile sont publiés dans La Phalange en 1906, entraînant de nombreux désabonnements de la part des lecteurs de la revue. C’est finalement Eugène Figuière qui accepte de publier le volume, par souscription, en 1910 [10].

Dans l’évangile rynérien, tout commence avec l’amour de Marie (fâchée d’être fiancée à un vieillard) pour un jeune centurion grec. Après la mort du centurion (qui avait refusé de se circoncire), Joseph pardonne à Marie et l’épouse. Si Jésus naît « sauveur », ce n’est pas en vertu d’une loi divine, mais parce qu’il a sauvé Joseph du respect de la loi - loi qui est mauvaise puisqu’elle tue.

Le Christ n’est pas un homme, mais une parole, qui pourra devenir puissante lorsqu’il se trouvera des oreilles pour l’entendre. Les hommes sont « esclaves de la lettre » [11], écrit l’auteur en parlant du Sabbat. « La lettre tue mais l’esprit vivifie » [12] : c’est là un thème extrêmement présent dans toute la littérature des anarchistes.

Le texte réactive la métaphore du feu, que l’on retrouve dans tous les récits de révolution, en particulier métaphore qui dicte le roman de Victor Barrucand, Avec le feu :

« Père, j’allume mon cœur et je lance ce brandon parmi les hommes pour les enflammer d’amour.

Mais les hommes sont tout ruisselants de haine, de désir des richesses et de respect de la Loi. Le brandon enflammera-t-il une seule de ces meules mouillées ? » [13]

Jésus cependant n’est pas entendu : « je parle contre toute autorité et contre toute servitude » [14]. Le dernier chapitre montre Jésus réfugié sur une montagne, qui renonce à parler aux hommes. Il faut que Jésus meure pour que les hommes méprisent la loi, les prêtres et ceux qui jugent.

Jésus n’est pas le Christ ; le Christ est une parole à trouver en chacun. Il refuse la Loi, il est le principe même qui s’oppose à la Loi. Il y a un malentendu total entre ses disciples et Jésus. Saül, au lieu de prêcher l’amour comme le lui demande Jésus, prêche le Christ :

« Et sous le nom de liberté, il établit une servitude nouvelle.

Car, au lieu de la servitude des mains, il établit la servitude des esprits.

Et, s’il détruisit la foi à la Loi, ce fut pour édifier la loi de la Foi » [15].

Dans cet évangile, aucun miracle n’est fait par Jésus : tous les événements étranges sont, en fait, explicables. Les interventions des anges sont remplacées dans le roman par des rêves ou rêveries des personnages. On entend ici des échos de Bernard Lazare s’adressant à Jésus : « Tu étais un homme admirable. On t’a avili. On a fait de toi un Dieu » [16].

Si Han Ryner reprend bien le message chrétien, c’est en lui donnant un sens tout à fait nouveau. Comme l’écrit Louis Simon :

« Notre évangéliste lui a donné une forme plus universelle encore, détachée des ambitions de l’esprit dominateur, et, peut-être, au sens interne, plus vivacement révolutionnaire et transformatrice » [17].

Le Christ, héros de Han Ryner, vit dans une époque éloignée : Lucien Descaves nous présente un Barrabas qui est, lui, l’exact contemporain de l’auteur.

Barrabas de Lucien Descaves : l’insoumis

Le roman de Lucien Descaves, Barrabas, Paroles dans la vallée, paraît en 1914, accompagné de dessins de Steinlen [18]. Ce livre étonne, venant de la part de Lucien Descaves, qui s’était cantonné, après les Sous-Offs, dans une production littéraire assez conventionnelle. Le livre apparaît comme un retour aux sources : dans l’avant-propos, l’auteur précise d’ailleurs que le projet du livre est ancien. De nouveau, la contestation devient un prétexte d’invention, d’originalité. Barrabas est un vagabond insoumis. Le « vilain homme » - surnom qu’on lui donne et qu’il reprend à son compte - refuse d’accepter une condition de pauvreté extrême, qu’il juge illégitime. Il ne se résigne pas à son rôle de déshérité. Ne se contentant pas de le subir, il en vient à le revendiquer. Il effraie, car il renvoie à chacun sa propre image, une image déformée par l’indigence. La misère lui procure une inégalable liberté, sur laquelle il faut pourtant s’interroger.

Le livre se présente comme un contre-évangile [19]. Chaque chapitre est intercalé de « paroles dans la vallée » qui sont des pensées, des aphorismes de Barrabas.

Barrabas est né dans un refuge, dans la paille, comme Jésus. Mais il n’a pas de père, et ce sont deux vagabonds qui lui tiennent lieu de sage-femme : « [...] et les deux hommes, le jeune et le vieux, penchés sur cette argile dont eux-mêmes sont faits, en modèlent une figure à leur ressemblance... » [20]. Pas de transcendance dans ce passage ! Barrabas ressemble aux deux vagabonds qui ont assisté à sa naissance, à tous les vagabonds... Pas de rois mages non plus, mais d’autres vagabonds, des gueux, des trimardeurs, qui se pressent vers le refuge : « un petit homme est né » [21]. Il s’agit avant tout de le préserver de... la bienfaisance, l’assistance organisée, qui pousse à la résignation.

« Tout criait : Délivrance ! à leur espoir frémissant... Au bord du chemin, dans la boue, un grand exemple de liberté et d’orgueil venait d’éclore, vers lequel ils se dirigeaient, pour lui faire un rempart de leur amour, de leurs colères et de leur confiance... » [22]

Où réside la liberté de Barrabas ? Ce n’est pas une liberté qui lui est accordée, mais une liberté qu’il prend, qu’il arrache, lui-même. Dans le chapitre intitulé « l’éternelle dupe », il commente les paroles de Saint-Paul : étant lié, je suis libre. Jésus, explique-t-il, a l’éternité pour tenir ses promesses. En réclamant Barrabas, le peuple juif a délivré Jésus : « À lui le Golgotha préservé des crues, à moi la vallée inondée de larmes ! » [23] Ce thème revient dans les dernières lignes du roman :

« Je n’ai fait, somme toute, que changer de prison.

Depuis Ponce Pilate, je suis enfermé entre quatre murs d’hommes.

Ah ! qui me délivrera du peuple qui m’a délivré ! » [24]

Certes, Barrabas n’est pas absolument libre (peut-on l’être quand on ne possède rien ?) mais il ne se soumet pas. C’est un contre-Christ, non un prophète, mais un homme, et lui aussi fait des miracles : « Des miracles ? J’en accomplis un tous les jours : je vis » [25]. Il écrit lui-même son livre : « Aide-toi, car le ciel ne t’aidera pas » [26]. Il reformule les béatitudes : « Bienheureux les insoumis : ils n’entreront dans aucun royaume » [27]. Sa liberté réside dans le seul espace qui lui soit réservé : celui du refus, de l’insoumission.

En même temps, si la réflexion sur la liberté est omniprésente, elle n’a rien d’abstraite : Barrabas ne pense pas la liberté mais la vit, l’incarne. Ce n’est pas une liberté de mots, une liberté déclamée, mais une liberté en actes. Car la notion de liberté peut mener à bien des absurdités :

« Je me rappelle avoir vu sur cette place le dernier arbre de la Liberté... Sous prétexte de conservation, on l’avait mis en cage... » [28]

La liberté ne se protège pas, ne se conserve pas : elle se prend, à chaque instant, ici et maintenant. « Donnons-nous aujourd’hui notre pain quotidien » : c’était le titre d’un chapitre du Pain gratuit de Victor Barrucand (qui date de 1896).

Les plus grands ennemis de la liberté, pour le vagabond, sont les philanthropes, rebaptisés « philanthropages ». Barrabas n’est pas un mendiant : « Mieux vaut inspirer la terreur que la compassion ; la terreur réconforte davantage celui qui la répand. On voit tout de suite que je ne mendie pas, on le voit dans mes yeux étincelants et sur ma lèvre amère : leur expression est pire que l’outrage et met le désordre dans les âmes » [29]. Pour lui, c’est tout ou rien ; il se refuse à accepter les miettes du gâteau que les riches lui réservent : « Toute nourriture que peut atteindre la main de l’homme qui meurt de faim, est à lui » [30]. Sa « morale » va à l’encontre de la morale ordinaire. Ainsi doit-il transformer, réécrire les chansons connues, qu’il enseigne ensuite aux enfants dans leur nouvelle version – réécrivant d’ailleurs probablement lui-même une chanson de Jean-Baptiste Clément :

« Dansons la capucine
Y a pas de pain chez nous,
Y en a chez la voisine,
Prenons-le c’est à nous » [31].

Accepter la philanthropie est le plus grand danger : car s’y résoudre serait perdre toute liberté. Ce serait accepter son sort, admettre l’injustice, donner raison aux forts et aux puissants en devenant leur complice. Or, « la philanthropie est l’art de nous accommoder les restes » [32]. Beaucoup des aphorismes de Barrabas se présentent d’ailleurs sous forme de citations : la redéfinition de notions courantes a valeur de dénonciation des mensonges entretenus par les classes dirigeantes. Lorsqu’un « bienfaiteur » s’étonne que les œuvres de charité ne lui procurent pas le nécessaire, et lui demande, indigné, à quoi il croit avoir droit encore, il répond : « - Au superflu » [33]. Refuser de se plier à ce que la société attend de soi, c’est préserver son orgueil, sa liberté.

« La faim est aussi de la propagande par le fait » [34], nous montre Barrabas. Sa position d’indépendance totale (il ne doit rien à personne) est la position idéale pour juger ses contemporains. Personne n’est épargné - ni les philanthropes, ni les mendiants rendus hargneux par la misère, ni la justice ni l’armée : « Quel spectacle plus lamentable que celui des soldats faisant de l’exercice ! Tant de mouvements pour la servitude... quand un seul suffirait pour l’affranchissement ! » [35]

Comme dans les romans cités ci-dessus, les responsabilités sont ici clairement soulignées. Il y a bien un péché originel : « le péché du premier homme qui s’est laissé spolier... Celui-là est cause de la misère immémoriale qui pèse sur le monde ; celui-là est cause que d’innombrables rédempteurs sont morts dans les supplices pour le rachat de sa lâcheté. Le maudit dans sa race, en vérité, ce n’est pas Caïn : c’est Abel » [36]. Refusant de prendre modèle sur les héros bibliques, Barrabas vit sans domicile, sans nourriture, sans croyance, il a même perdu la foi en la fraternité... Et pourtant rien de moins désespérées que ses paroles dans la vallée. Car il est libre en ceci que rien de ce qu’il dit, n’écrit, ne lui a été imposé par un autre :

« Je m’était contenté de charbonner sur un mur blanc ce mot : Vive...

Un passant a dit, derrière moi : "Vive quoi ?... Achevez... "

J’ai répondu : "Je m’en garderais bien ! Il suffit que le peuple crie : Vive ceci ou Vive cela, pour que ceci ou cela vive, en effet... à ses dépens ! " » [37]

Le texte, à l’image du vagabond, chemine sans direction précise. On ne sait exactement quel statut accorder aux « paroles » : fragments d’un journal dont on aurait omis de noter les entrées ? Sorte de nouvelle évangile ? Pensées philosophiques ? Le narrateur, en tout cas, ne tombe jamais dans le lyrisme. Voici une scène où Barrabas assiste à une pluie d’étoiles filantes :

« Il en regarde une, brillante, et qui disparaît à son tour, vertigineusement. Comment ce ciel impassible, d’une insolente sérénité, n’en fut-il pas égratigné ?

Et tel est le silence, que la nuit aux écoutes peut entendre le Vilain Homme murmurer, triste d’une tristesse aux causes profondes :

"Est-ce curieux... Il suffit que j’en fixe une, pour qu’elle f... le camp !... " »

La dérision toujours présente, que ce soit à travers des jeux de mots (« Que reprochez-vous au chemineau ? Ne fait-il pas des pieds et des mains pour vivre ? » [38]), des citations détournées (« Mon verre n’est pas grand...., mais je ne bois pas dans mon verre ! » [39]), des paradoxes (« La vermine a du bon : l’homme n’est pas fait pour vivre seul » [40]).

Roman de la liberté, ou plutôt roman d’un vagabond libre malgré tout et envers tous, Barrabas incite à une réflexion sur la liberté :

« Un vagabond résolu passait sur la route entre deux gendarmes... Qui sait où il les conduisait !... » [41]

La forme du roman épouse au plus près les vagabondages de son héros, sans jamais se laisser enfermer dans un genre ou un ton précis.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.