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Des romans dans l’histoire : Roman et biographie

2. Des romans dans l’histoire

Nous avons vu que les romans anarchistes étaient ancrés dans l’histoire de leur époque. Le romancier est celui qui rend intelligibles les faits, par la fiction. Le romancier anarchiste cherche parfois à se faire historien : dans un contexte où l’histoire est écrite par les vainqueurs, il cherche alors à restituer des événements oubliés, non pris en compte par l’histoire officielle.

Mais il y a différentes façons pour un roman d’inscrire l’histoire dans son intrigue, différentes manières de tisser le rapport à l’histoire. On trouve peu de romans strictement « historiques » chez les anarchistes de cette époque – dans le sens que lui donne René Démoris [1] : « Le roman historique [...] se définira [...] comme un récit où se trouvent employés des noms propres mentionnés dans d’autres textes tenus eux-mêmes pour non-fictifs ». Cet emploi ne doit pas rester illustratif, mais proposer une véritable intrigue visant à fragiliser les distinctions entre fiction et non-fiction. En général, les auteurs anarchistes – sauf à quelques rares exceptions, dont Gustave Geffroy avec L’Enfermé – préfèrent le genre du roman à clef (c’est le cas de Jésus d’Ernest Gégout) ou bien n’ont recours à l’histoire que pour alimenter une fiction qui s’assume comme telle (La Grande grève, de Charles Malato).

A. Roman et biographie

La biographie est un bon moyen, pour l’écrivain, de dresser le portrait d’un révolutionnaire tout en lui rendant hommage. Il existe de nombreux textes célébrant des acteurs de la Commune ou des révolutionnaires. André Veidaux écrit un poème sur Sébastien Faure (« Individualisme », dans Véhémentement). Louise Michel est certainement celle qui est la plus chantée et célébrée en vers : Jean-François Gonon écrit « La Vierge des opprimés » (1883) ; Jules Jouy, « Louise Michel » (1888). Le simple compagnon ouvrier Hippolyte Raullot écrit pour célébrer celle que l’on dit folle une « rhapsodie anarchiste » : « Aux gavés » [2], et Le Père La Purge compose « La Muse rouge ». Même Victor Hugo (« Viro Major », décembre 1881) et Verlaine (« Ballade en l’honneur de Louise Michel », octobre 1886) lui consacrent un poème – sans oublier Rochefort (« Sur la "Virginie" », novembre 1873), Georges Pioch [3] (« Louise Michel ») et bien d’autres encore. Charles Malato a écrit une Vie de Louise Michel [4] pour les enfants, et Félix Boisdin, une pièce historique et sociale, Louise Michel [5]. Eugène Pottier écrit un poème sur Jules Vallès lors de ses funérailles (en février 1885) ainsi que sur Blanqui (4 janvier 1881) - Blanqui qui a trouvé en Gustave Geffroy son biographe.

L’Enfermé de Gustave Geffroy : entre roman et biographie

« C’est plus qu’une histoire de Blanqui, c’est une analyse de ses écrits, de ses actes et des événements qu’il a traversés, que nous donne Geffroy » résume Jean Grave dans le supplément littéraire des Temps Nouveaux [6].

Gustave Geffroy a consacré dix ans (1886-1896) à la biographie de Blanqui (qui est mort en 1881) [7]. L’ouvrage, intitulé L’Enfermé [8], paraît en 1897. Gustave Geffroy, journaliste, critique d’art et auteur de romans et de nouvelles, se livrera de nouveau au genre biographique en 1919 en retraçant la vie de Clémenceau.

L’enfermé était le surnom de Blanqui dans les dernières années du Second Empire (il aura connu moins de sept ans d’une existence libre sur cinquante années). Le choix de Blanqui est significatif : il représente un type de révolutionnaire qui croit en l’action des masses, à son pouvoir de création. Dans le roman de Gustave Geffroy, il apparaît comme un « prolétaire », avec parfois des accents qui rappelle Babeuf, comme l’inspirateur de la « révolution permanente ».

L’Enfermé se présente comme un roman avec de courts chapitres, comme autant de séquences. Chaque partie est constituée de scènes parfois très courtes, et certains passages sont proches du poème en prose. Mais L’Enfermé est aussi un livre philosophique, en particulier lorsque l’auteur expose la genèse de l’écriture de L’Éternité par les astres, dont la rédaction est racontée en détail (le livre de Blanqui est d’abord publié en 1872 en un long fragment dans La Revue scientifique, et en version complète chez Germer Baillière) :

« Ce qu’il voit et dit clairement, c’est l’éternelle destruction et l’éternelle résurrection. Il n’a souci de l’ordre établi, immuable tel qu’il est édicté. Il est révolutionnaire aussi dans l’espace, mais prêt à faire, là encore, de l’ordre avec du désordre » [9].

L’Enfermé est avant tout un livre historique (les critiques de l’époque insistent sur le travail rigoureux de documentation effectué par l’auteur).

Gustave Geffroy dépeint avant tout un révolutionnaire non dogmatique :

« Tandis que les autres chefs de groupes s’empressaient de proclamer leur utopie, de codifier leur idéal, d’enfermer leurs adeptes dans un inflexible cercle de logique, lui, Blanqui, installait à un carrefour de Révolution le visible et attirant drapeau de son incertitude » [10].

L’aspect anarchiste de celui à qui l’on doit la formule « Ni Dieu ni maître » est valorisé ici – même si la tendance centralisatrice et le culte du chef qui se manifestent chez Blanqui sont par ailleurs soulignés : « L’Anarchie régulière est l’avenir de l’humanité » dit-il en 1852 [11]. Gustave Geffroy insiste, au moment où toutes les fractions du socialisme sont divisées en de nombreuses chapelles, sur le fait que le blanquisme ne constitue pas une école :

« Blanqui ne représentait pas une doctrine. Il n’y a pas de blanquisme. Blanqui était l’homme politique de la Révolution française au XIXe siècle, et, par une ironie du sort, et par la clairvoyance de ses adversaires, cet homme politique a passé sa vie en prison » [12].

Mais à travers la vie de Blanqui, c’est surtout l’histoire du peuple en lutte qui est racontée :

« Ce qui marque 1848, c’est l’entrée définitive du peuple sur la scène du monde. Le chœur anonyme, pour la première fois, se fait entendre. La foule sort de la nuit de l’histoire, annonce qu’elle a conscience de sa misère, dit son rêve d’un monde meilleur » [13].

Personne, à commencer par les poètes, ne comprend à l’époque l’arrivée de la foule sur la scène politique – le véritable début de la démocratie :

« La masse anonyme qui a lutté et succombé dans l’ombre est allée au combat sans chefs et sans programmes, et les meilleurs, parmi ceux qui la combattaient, les grands poètes, Lamartine, Hugo, ceux-là même qui auraient dû monter haut et devancer l’avenir, ne comprirent rien à cette arrivée de foule. Tout le monde crut à une révolte de plèbe obscure, à une ruée de fauves incompréhensifs, personne ne vit que les misérables voulaient sortir de la nuit, et qu’ils réclamaient avec des cris farouches, et des invocations à la mort, et des pleurs, leur désir de lumière et la possibilité du bonheur » [14].

Le narrateur a une position particulière de témoin : il est également pris dans l’histoire. Il intervient par exemple pour exposer sa situation avec la Commune, évoquant « la foule dans laquelle [il vivait] alors plongé », sa « curiosité de coureur de rues, d’enfant qui voulait voir et savoir, qui lisait les affiches innombrables se succédant d’heure en heure, qui écoutait les discussions passionnées de groupes formés à chaque coin de rue » [15].

Roman historique et roman biographique, L’Enfermé met en scène des personnages réels (on y voit, par exemple, Louise Michel). D’autres auteurs choisissent de prendre des libertés avec le réel historique, tout en truffant leurs romans de références.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.