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Recherches anarchistes
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Chroniques du mouvement anarchiste

Lorsque Charles Malato entreprend, lui aussi, de raconter ses mémoires, il le fait sur un mode nettement moins personnel : son ambition est, en partant de ses pérégrinations, de tracer le tableau d’une époque, d’un milieu, d’une lutte. Il a également, comme Louise Michel, la volonté d’informer, ou de faire connaître une culture, par exemple dans son conte « Le rat et le poulpe » publié dans l’ouvrage de Louise Michel.

Les souvenirs joyeux de Charles Malato

De la Commune à l’anarchie [1] est à la fois le portrait d’une formation politique et la description de l’exil en Nouvelle-Calédonie.

Le dessein de Charles Malato n’est pas de parler de lui, et il s’excuse à plusieurs reprises de la grande place prise par le « moi » dans ce récit. Ceci n’est pas une autobiographie, ne cesse-t-il de répéter :

« Le bonheur n’a pas d’histoire et c’est un exposé de faits et de choses constatés de visu, non une autobiographie, que j’ai l’intention de présenter au lecteur » [2].

Aucun pacte de lecture ne lie l’auteur à ses lecteurs, et Malato ne se sent nullement lié par des règles d’exhaustivité : « Je passe sur les faits sans importance pour le lecteur », précise-t-il plus loin dans son récit, « ces pages sont le récit de faits vécus et d’une évolution morale, non le journal d’une vie » [3].

En même temps, il est conscient que le « moi » est aussi une des forces de son texte, gage d’authenticité et d’originalité :

« Que le lecteur excuse la forme personnelle du récit : si le moi devient haïssable lorsqu’il est absorbant et veut tout primer, par contre, il est souvent un gage de sincérité. Puisqu’il faut mettre en scène des personnages, pourquoi ne pas donner la préférence à ceux qui existent réellement ? Et quels sentiments, quelles passions, quelles luttes morales, quels combats d’idées peut-on mieux analyser et décrire que ceux qu’on a soi-même ressentis ? » [4]

Son but est de retracer une expérience vécue par tous les déportés de Nouvelle-Calédonie à la suite de la Commune. Mais la position de Charles Malato est particulièrement originale puisqu’il est l’un des seuls déportés, avec Louise Michel, à prendre le parti des Canaques durant la révolte de 1878 [5].

« L’ennemi ! Faut-il donc l’appeler ainsi ce peuple noir qui combat pour son indépendance ? Proscrits pour la cause de la liberté, allons-nous passer du côté des oppresseurs ? [...]

Hélas ! la réponse n’est que trop claire.

Oui ces hommes, en se soulevant contre l’autorité ont pour eux le droit naturel. Ils veulent vivre à leur guise, sur le sol où ils sont nés ; rien de plus juste. Mais ils ne distinguent pas, - le pourraient-ils d’ailleurs ! - entre le fonctionnaire qui opprime, le colon qui, lentement le dépossède et le paria bouclé de force dans leur île, de par la rancune politique ou la vindicte sociale » [6].

Il regrette, plus loin, que les Canaques n’aient pas su, ou voulu, transformer la guerre de race en guerre sociale. La famille de Malato avait évité de justesse une embuscade, et à cette occasion, les colons avaient critiqué leur mansuétude. Mais, note Malato, « appartenait-il à des proscrits de se montrer féroces envers des hommes, même anthropophages, qui s’insurgeaient pour leur liberté ? » [7]

C’est ainsi qu’il décrit le plus précisément possible la vie des Canaques, rapportant même quelques-uns des récits indigènes dont il a connaissance (« Le caillou de guerre » et « Le rat, le goéland et le poulpe » [8]). Comme Louise Michel dans ses Chansons et gestes canaques, il a pour but d’instruire, et introduit à cette fin un dictionnaire de vocabulaire canaque. Sans a priori et avec un esprit grand ouvert, il tente de pénétrer leurs mœurs, de vivre leur vie parfois. À propos de l’anthropophagie – qui obsédait les Européens lorsqu’ils parlaient des Canaques -, instinct atavique, selon Charles Malato, qui se réveille parfois, il note :

« Après tout, on l’a dit bien des fois : le mal est-il plus grand à manger ceux qui sont morts qu’à tuer ceux qui ne veulent pas mourir ? » [9]

En historien, il tente d’expliquer les causes de l’insurrection de 1878. Il ne nie aucunement certains exemples de cruauté des Canaques et rapporte des cas particulièrement horribles de viols et d’assassinats, tout en essayant de les rapporter aux circonstances et accusant la colonisation :

« Ces détails paraîtront affreux : on ne pouvait cependant attendre autre chose de sauvages exaspérés dont on avait pris le pays et méconnu la liberté ; la guerre n’est-elle pas logiquement l’atrocité même ? Tuant sans pitié et poussant l’ironie cruelle au point d’ouvrir le ventre aux femmes qu’ils avaient violées, pour y déposer le cadavre d’un enfant égorgé par eux, ou bien encore enfonçant lubriquement une bouteille, pointe en avant, dans des matrices sanglantes, les indigènes néo-calédoniens subissaient les influences ataviques et espéraient, à force d’horreurs, dégoûter les blancs de leurs velléités colonisatrices » [10].

Et Charles Malato ne se prive pas de faire allusion, à cette occasion, à la cruauté des Versaillais :

« Les bourgeois libéraux de Nouméa, affolés, jetaient feu et flammes et parlaient d’atroces représailles ; ils me rappelaient les hommes d’ordre de Paris à l’entrée des Versaillais, ces honnêtes et modérés infâmes, dignes de boire du sang dans des crânes : l’être humain est bien vil lorsqu’il a peur ! » [11]

Charles Malato blâme le fait que certains transportés, souvent ex-membres de la Commune, armés par l’administration, acceptent de combattre la révolte canaque (il cite Amouroux offrant de lui-même ses service « au gouvernement leur geôlier » [12]).

De la Commune à l’anarchie a valeur de document, de mémoires, de page d’histoire, mais c’est avant tout un récit divertissant écrit pour faire rire et distraire les lecteurs. Ces mémoires et souvenirs s’apparentent à plus d’un égard au roman-feuilleton et au roman d’aventures. Ainsi lorsque l’auteur décrit son projet de voyage avec Louise Michel, il fait penser aux héros chercheurs d’or, grandes figures du roman d’aventures, qui ne partent pas à la découverte du métal précieux dans le but de s’enrichir mais pour le plaisir de la quête :

« Trois ans plus tard [en 1880 ?] Louise Michel et moi formions le projet, inexécuté, de parcourir à pied la côte, par le sud et l’est, de Nouméa jusqu’à Hienghène pour, de là, remonter dans l’intérieur, explorant les massifs de la chaîne centrale et déterminant le point de partage des eaux. Il est présumable que cette crête contient des richesses aurifères dont le Diahot et les rivières de l’est dérobent quelques parcelles. Je dois dire, - le lecteur me croira s’il veut, - que la perspective des richesses métalliques, enfouies dans les flancs de montagnes presque inaccessibles, nous tentait beaucoup moins que le pittoresque de ce voyage, auquel les circonstances nous contraignirent de renoncer » [13].

Charles Malato se souviendra d’ailleurs de ce récit pour écrire ses romans : le personnage du « sauvage blanc » sert de modèle à un personnage de fiction, Delmot, dans La Grande Grève (dans l’épisode de Détras en Nouvelle-Calédonie).

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.